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Peut-on comparer le port du voile au port du soutien-gorge ?

posté le 02/10/18 Mots-clés  réflexion / analyse  genre / sexualité  féminisme 

Le Maristan, ce pays imaginaire des maris, ou les limites du relativisme.

Dans la bande dessinée intitulée "Montrez-moi ces seins que je ne saurais pas ne pas voir", la dessinatrice Emma met en scène un étrange féminisme, qui se voile la face quand il défend le patriarcat...

"Montrez-moi ces seins que je ne saurais pas ne pas voir" est le titre d’une bande dessinée de la dessinatrice Emma qui a rencontré un succès considérable en 2018.

Il s’agit d’une parabole destinée à montrer l’injustice que subissent, en France, les femmes voilées qu’on voudrait empêcher de se vêtir comme elles l’entendent, et surtout les jeunes filles voilées à qui l’école impose d’ôter leur voile.

Pour mettre son lecteur dans la peau d’une victime de cette intolérance, la dessinatrice raconte l’histoire d’une jeune expatriée occidentale (Ariane) installée au Maristan (ie le pays des maris). Or, à la différence de son pays natal, les lois en vigueur dans son pays d’accueil l’obligent à montrer ses seins, alors que, depuis toujours, elle a vu sa mère porter un soutien-gorge...

Ariane n’ayant elle-même jamais vécu, dans son pays d’origine, le port du soutien-gorge comme une oppression, c’est avec bienveillance qu’elle regarde les maristanaises topless. Et jamais sa mère, contrairement à ce qu’elle entend dans son pays d’accueil, ne lui a présenté les seins comme une tentation pour les hommes, qu’il faudrait soustraire à leur regard, sous peine d’être soi-même responsable du désir qu’on inspire... Bref, le propos de cette histoire est de dire qu’il est aussi absurde de verbaliser une femme qui porte innocemment le burkini sur la plage (ou d’empêcher une jeune fille de se rendre voilée à l’école de la République) que d’obliger une femme à montrer ses seins alors que, sans penser à mal, elle a pris l’habitude, depuis toujours, de les couvrir. L’intolérance maristanaise est à l’image d’une République qui, aux yeux d’Emma, confond le racisme anti-musulman et la laïcité.

    • Le parallèle est séduisant, et la méthode est de bonne pédagogie, mais la comparaison ne résiste pas à l’analyse.

L’argumentaire d’Emma serait recevable, en première instance, si le fait de se voiler relevait, en toute circonstance, du libre-arbitre.

Or - tout en admettant que ce n’est pas le cas - Emma la "féministe" passe allègrement sous silence le sort des millions de femmes pour qui porter le voile n’est pas un choix mais un fardeau, ou le résultat d’une contrainte - et pour qui le droit de ne pas le porter n’est pas vécu comme une contrainte supplémentaire, mais bien comme une libération.

Emma elle-même a tenté de répondre à cette objection, dans un dessin qui met en scène une femme enceinte et une femme voilée : la première, universaliste grognonne, sermonne l’autre ("Tu sais que dans d’autres pays, les femmes sont obligées de se voiler ? Tu pourrais être solidaire."), et la seconde, avec un sourire mutin, lui répond "Tu sais que dans d’autres pays, les femmes n’ont pas le droit d’avorter, tu pourrais être solidaire." Ce qui signifie : le fait que dans certains pays les femmes soient contraintes de porter le voile justifie-t-il qu’on les force, en France, à l’enlever à l’école ?

Seulement, ne lui en déplaise, c’est Emma elle-même qui invite à la comparaison entre deux traditions puisque, dans la BD, la mère de la gamine qu’on oblige à retirer son soutien-gorge est présentée comme une étrangère émigrée au Maristan. Et Emma, bizarrement, ne dit presque rien de la condition des femmes dans son pays d’origine (ce qui, pourtant, permettrait peut-être de comprendre pour quelle raison cette dame a quitté son pays).

Tout le récit est une confrontation entre deux pays : la "France" et le Maristan, à ceci près que, dans la bande dessinée, le Maristan est une allégorie de la France du XXI siècle, et la "France" correspond, elle, au pays d’origine (c’est-à-dire un pays musulman). Bizarrement, les défauts du Maristan (c’est-à-dire de la France, telle que nous la connaissons) sont tous passés en revue. Mais rien (ou presque) n’est dit de la situation du pays d’origine.

Hormis l’évocation lapidaire d’un climat de "terreur", le lecteur a droit à un moment de nostalgie : "Je pense, dit la narratrice, à ces dimanches barbecues où mon père ravivait le feu, le torse nu. Où ma mère disposait joliment les légumes sur une assiette. Certes, c’était des comportements très genrés comme on dit maintenant. Je suis contente que ma fille sache allumer un feu et que mon fils apprécie de décorer des assiettes. Mais merde, au moins, on pouvait tous aller à la plage".

A quel pays pense donc Emma ? A l’Algérie ? L’Iran ? L’Arabie Saoudite ? Quel est ce sublime pays du Maghreb ou du Moyen-Orient où les femmes ne sont pas harcelées sur la plage quand elles se dénudent ? Comment Emma explique-t-elle le succès du hashtag #soisunhommecouvretafemme, massivement diffusé pour encourager les hommes à rhabiller leurs femmes au Maroc ? Et comment justifie-t-elle que la famille exilée ait précisément choisi l’exil, si leur pays d’accueil était un monde meilleur ? Silence radio.

À l’inverse, certaines des accusations émises contre la France (c’est-à-dire, ici, le "Maristan") sont spectaculairement mensongères – peut-être leur auteur invoquera-t-elle, opportunément, le droit d’imaginer ce qu’elle veut, puisqu’elle écrit une fiction.

Par exemple, dans la vignette où les expatriées se retrouvent pour coudre des soutien-gorges, Emma raconte : "Parfois, un peu nostalgiques, nous nous retrouvions pour coudre nos "cache-seins" comme ils disent ici, parce que le seul magasin de soutien-gorges qu’une amie avait ouvert a été fermé par les autorités."

Or, jusqu’à nouvel ordre (et tyrannie), la vente de voiles n’est pas interdite en France, au contraire. Le commerce (notamment des voiles pour les petites filles) en croît chaque année.

De même, un peu plus loin dans le récit, la famille de la narratrice fait l’objet d’une perquisition parce que la jeune fille refuse d’enlever son voile à l’école - ce qui n’est jamais arrivé en France (où les assistants sociaux ne sont pas encore des policiers).

"Nous n’allons plus à la plage, raconte la fillette de la BD, malgré les chaleurs intenses, parce qu’elles sont interdites aux femmes pudiques" : cette vignette est une référence directe aux arrêtés anti-burkinis qui ont fait fureur en France à l’été 2016. Or (à l’exception d’un seul, en Corse, en raison de violents troubles à l’ordre public), le conseil d’État a invalidé tous les arrêtés anti-burkinis.

Emma parle de ces petites filles qu’on laisse se promener torse nu jusqu’à ce que leurs seins poussent... Comme si on ne voilait pas les fillettes pré-pubères. Et comme si le soutien-gorge (qu’on porte en général sous un autre vêtement) était, à la façon du voile, un signe ostentatoire destiné à faire passer un message.

Emma n’évoque que le cas de figure où la fille porte un voile comme sa mère, et évacue celui, désormais très répandu, où la fille porte un voile, alors que sa mère ne le faisait pas.

Enfin – et c’est le plus grave ou le plus contradictoire - à en croire Ariane, la Narratrice, les femmes de sa famille portent le soutien-gorge "par habitude", et c’est tout : "Je n’ai jamais vu cette habitude comme une oppression. Même si cela peut paraître faux aux yeux de mes nouveaux compatriotes, mon père et ma mère s’entendaient très bien, j’ai eu une enfance heureuse, et l’on ne m’a jamais dit que mon corps était sale ou que mon seul avenir était de fonder une famille et de cuisiner pour eux". Effectivement, si sa mère ne lui a jamais parlé de la signification du voile, Ariane aura du mal à y voir un symbole d’oppression. Pourtant, qu’on le veuille ou non, le voile est aussi cela. Le voile incarne aussi un certain rapport, minorisant, de la femme au regard de l’homme et au regard de Dieu. Le pays d’origine de cette famille où jamais le voile n’est présenté comme une contrainte est-il le Pôle Nord ? Faut-il être ignorantes - ou ingénues comme le sont ici la mère et sa fille – pour ne rien savoir de ce que le voile symbolise également ? N’ont-elles jamais entendu de discours misogynes dans le pays qu’elles ont (pourtant) choisi de quitter ? Quel étrange féminisme, qui fait passer ses deux héroïnes pour deux incultes acceptant "par habitude" d’être mises sous tutelle !

"Quand je suis arrivée au Maristan, raconte Ariane, j’étais émerveillée de découvrir un pays aussi soucieux des droits des femmes. On m’a expliqué que les tétons des femmes n’étaient pas plus honteux que ceux des hommes, que ce qui était une honte était de nous obliger à les cacher. J’étais plutôt d’accord. Cependant, il était difficile pour moi de soudain découvrir mes seins, que j’avais toujours cachés. J’ai donc continué à porter des soutien-gorge et des t-shirts, même si le Maristan est un pays très chaud." Traduction : dans leur pays d’origine, ces femmes (qui devaient avoir la tête ailleurs) n’ont pas vu de sexisme dans l’obligation faite aux femmes de se voiler. Et c’est en France qu’elles prennent conscience du caractère sexiste de ce vêtement, mais comme elles ont l’habitude de le porter, elles ne parviennent pas à l’enlever, alors même que c’est une source d’inconfort (il fait chaud, au Maristan). Qu’est-ce à dire ? Qu’elles ont intériorisé l’aliénation subie. Quel étrange féminisme, encore une fois, qui n’invite pas à déconstruire des préjugés destinés à maintenir le port d’un vêtement reconnu comme un instrument d’oppression...

En réalité, l’ensemble de cette bande dessinée relève d’une confusion délibérée, mise au service d’une scandaleuse minimisation du féminisme.

Car le but n’est pas que les luttes (féministe et antiraciste) convergent. Mais que la première soit subordonnée à la seconde. Ainsi, Emma mêle sans vergogne à la question féministe (du voile) des exemples qui relèvent du racisme antimusulmans (comme dans la vignette sur les odeurs de fromage et le tapage nocturne). Cette volonté de télescopage (du féminisme et du racisme, ou bien de l’obligation de retirer le voile à l’école – qui concerne tous les signes ostentatoires et pas seulement celui-là - avec les marques d’hostilité extérieures à l’école) est une falsification du féminisme lui-même qui permet de présenter toute critique du voile comme inévitablement xénophobe.

Dans une autre vignette, la mère donne un soutien-gorge à sa fille parce qu’elle en fait la demande, mais lui refuse le "tee-shirt" (au motif que "cela serait pris pour une apologie du terrorisme"). Autrement dit, Emma étend son analogie, au-delà du hijab, à d’autres types de voile plus couvrants comme le niqab ou la burka. Comment le comprendre autrement que comme la volonté d’estomper la dimension misogyne du voile en le rabattant sur d’autres vêtements qui ne sont pas spécifiquement portés par des femmes ? Ou comme une tentative de banaliser des vêtements qui, contrairement au hijab, relèvent pour le coup de la misogynie la plus destructrice ?

La dessinatrice Emma se définit elle-même comme "féministe et révolutionnaire". Pourtant, le personnage de son histoire déclare se rapprocher de ses ancêtres en portant le soutien-gorge. N’est-ce pas le sommet du conservatisme ? Si nos ancêtres portaient le corset, faut-il pour autant idéaliser ce vêtement ? Et les ancêtres (dont Emma est si heureuse de se sentir plus proche en portant les mêmes vêtements) ont-elles librement choisi de se vêtir ainsi ?

En peu de mots : cette BD est une honteuse série de manoeuvres.

Qui euphémise la misogynie dans les pays musulmans tout en diabolisant une France "islamophobe".

Qui sacrifie la lutte féministe sur l’autel de la lutte antiraciste.

Qui choisit une analogie (voile/soutien-gorge) bancale dont l’unique raison d’être est de banaliser le voile, de neutraliser sa charge sémantique et de stigmatiser toute tentative de critique féministe d’un vêtement misogyne et, pour le moins, phallocentré.

Qui assimile le soutien-gorge au voile non pour des motifs pédagogiques, mais parce que les féministes ne peuvent critiquer le voile comme elles l’ont fait pour le soutien-gorge sans être taxés de racisme. La neutralisation, par le racisme présumé, de la critique d’un vêtement, débouche sur un féminisme qui se voile la face, et s’arrête aux portes de la mosquée.


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