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Pour ne plus jamais avoir à demander la justice

posté le 28/06/20 par lameute.info Mots-clés  luttes sociales  répression / contrôle social  sans-papiers  luttes décoloniales  antiracisme 


Des manifestant·es font face au palais de justice de Bruxelles au début du rassemblement ©LaMeute - Moulinette

Dimanche 7 juin dernier, 15.000 à 20.000 personnes ont convergé place Poelaert à l’appel de Black Lives Matter Belgium. Le rassemblement était organisé dans la lignée des protestations mondiales motivées par le meurtre de George Floyd, tué par un policier suite à un plaquage ventral le 25 mai 2020 à Minneapolis (Minnesota, Etats-Unis). C’était également la première mobilisation tolérée depuis la fin du confinement, période marquée par un acharnement policier rarement observé jusque-là. Dès 13h, une foule massive s’agglutine devant le palais de justice de Bruxelles, emblème majeur du règne de Léopold II, ex-roi instigateur du massacre colonial du Congo (1886-1960). Sur les pancartes et dans les coeurs, de nombreux noms et visages, comme ceux d’Adil, de Mehdi, de Mawda ou de Lamine pour rappeler qu’en Belgique aussi, la police tue. Retour en images sur une journée de grogne populaire mémorable.

Rose blanche, colère noire

« Le corps de notre fils est encore dans un frigo, nous n’avons même pas pu le voir une seule fois. »

Une marée humaine se presse sur la place après avoir reçu un masque distribué par les organisateurs·ices. Des prises de paroles débutent sur les marches du palais de justice, dos à l’immensité écrasante du bâtiment qui surplombe la ville. La symbolique est très forte pour ces familles et ami·es de victimes car, si cet édifice est, a priori, un des plus grands du monde, il peine à redorer l’image d’une justice à deux vitesses, surtout lorsqu’il s’agit de juger les violences de la police contre les minorités. Encore fraîche dans les mémoires, la période du confinement a été plus que révélatrice de ces pratiques, comme le démontre un rapport d’Amnesty International : « les mesures de confinement ont eu un impact "disproportionné" dans les quartiers ouvriers, à forte communauté immigrée ». En Belgique, la Ligue des droits de l’Homme a collecté pas moins de 102 plaintes entre le 18 mars et le 29 mai, et, « dans 36% de ces cas, la police aurait utilisé la force de manière abusive, et dans 21%, les forces de l’ordre auraient insulté les personnes interpellées ».


Nicole Kanda et les proches de Dieumerci Kanda s’expriment au micro ©LaMeute - Moulinette

Les témoignages, tous plus horrifiants les uns que les autres, se succèdent au micro. Chacun·e raconte comment ce droit, que se sont auto-octroyé les forces de police à marquer les corps, souvent jusqu’à la mort, a ruiné leurs vies. Le poing levé au ciel et rose blanche à la main, Nicole Kanda, la sœur de Dieumerci Kanda réclame la justice. Le 4 février 2015, Dieumerci est retrouvé pendu dans une cellule du commissariat central d’Anderlecht (Bruxelles). La police parle d’un suicide, théorie largement mise en doute par ses proches. L’homme, père de quatre enfants, s’était rendu au commissariat tôt le matin pour déclarer le vol de sa carte d’identité. Les policiers présents ce jour-là prétendent que Dieumerci était en état d’ivresse et que la scène a été filmée, pourtant la famille n’a jamais pu avoir accès à ces images. Jusqu’à ce jour, ses proches n’ont toujours pas pu voir le corps du défunt et restent sans réponses quant à la véracité des événements.

Un autre nom, celui de Lamine Moïse Bangoura, 27 ans, tué en mai 2018 lors de l’expulsion de son domicile. Aucune explication plausible concernant son décès n’a été donnée à sa famille, le parquet de Courtrai estimant qu’ « aucune violence policière excessive n’avait été constatée ». Encore une fois, la transparence est un concept tout à fait relatif quant il s’agit de communiquer les éléments de l’enquête sur la mort d’un homme noir.

Résonnent aussi les noms de Mawda Shawri , 2 ans, abattue par la police le 17 mai 2018. Celui de Soulaïmane Jamili, 14 ans, happé par un métro en 2014 alors qu’il était poursuivi par des policiers. Là aussi, les images de vidéosurveillance ayant filmé la scène ont « disparu ». Ceux d’Ouassim et Sabrina, 24 et 20 ans, tués par une voiture de police en 2017 ou encore celui d’Adil, 19 ans, dernière victime en date à Bruxelles (Anderlecht), tué en plein confinement alors qu’il était à scooter. « Pas de justice, pas de paix ! » hurle le public indigné.

Tout aussi concernés par la violence institutionnelle et répressive, les membres de la Coordination des sans-papiers de Belgique déploient une grande banderole demandant l’égalité des droits et la régularisation de tous·toutes. Au micro, une porte parole conclu : « Les violences policières sont l’expression pathétique du racisme d’Etat ! ».

« Les gens doivent être conscients de l’ampleur des violences policières en Belgique. »
Viens le tour d’Ayoub Bouda, grand-frère de Mehdi Bouda, 17 ans, renversé mortellement par la Brigade Anti-Agression dans le centre-ville de Bruxelles le 20 août 2019. Un des organisateurs entame la lecture des revendications du collectif Justice pour Mehdi en enfilant symboliquement le T-shirt du collectif. Contre la déshumanisation des victimes des violences policières comme moyen de légitimer ces crimes, le collectif demande notamment : « l’interdiction pour la police et les médias de communiquer des informations sur les victimes de violences policières avant que les familles en soient averties et acceptent la divulgation de ces informations. ».


Un des organisateurs du rassemblement lit les revendications du collectif pour Mehdi ©LaMeute - Moulinette

Contacté par LaMeute, Ayoub raconte : « L’enquête est en cours, mais on ne sait pas où ça en est. Les dernières nouvelles datent d’il y a 6 mois. On sait juste qu’elle est incomplète et c’est très dur pour notre processus de deuil. Aucun responsable de la commune, personne ne nous contacte. Il faut attendre. ». A l’heure actuelle, c’est le Comité P, le Comité permanent de contrôle des services de police, qui est en charge de l’affaire. Malgré les éléments factuels incriminant les policiers (voiture banalisée roulant à 100km/h sans sirène, preuves d’un contrôle nié par les policiers) alors le jeune garçon de 17 ans rentrait chez lui, il subit une criminalisation médiatique forte. « Nous n’avons eu accès qu’à la version des médias et on fait passer mon petit-frère pour le coupable. On dit qu’il était dealer ou que c’était un accident ; on lui colle une image fausse. ».

Une pratique devenue monnaie courante pour dissimuler le caractère systématique et systémique de ces violences, de ces meurtres. « Il y a une marginalisation des jeunes, surtout de celleux qui ne sentent pas à l’aise dans la société. Cette discrimination passe aussi par l’accès au logement, à l’emploi et commence dès l’école. » déplore Ayoub. « Ce combat que nous menons, c’est aussi celui des policiers, qu’ils luttent, qu’ils dénoncent des collègues, c’est redevable. Pour l’instant, nous n’avons eu que de l’indifférence de leur part. » ajoute-t-il. De son côté, la classe politique ne semble ni s’émouvoir ni s’intéresser au cas de Mehdi.

Le 3 juin dernier, à Paris, une vague de plus de 20.000 personnes répondait à l’appel coup de poing d’Assa Traoré et du collectif Vérité pour Adama Traoré devant le Tribunal de Grande Instance (TGI) de Paris (XVIIe arrondissement). La sœur d’Adama, tué lors de son arrestation à la gendarmerie de Persan en 2016, avait refusé de rencontrer Nicole Belloubet, ministre française de la Justice et avait préféré la mobilisation de masse aux négociations stériles. Ayoub réagit : « Nous voulons la justice, pas rencontrer des gradé·es ou des politiques. Ici, si on nous propose ce genre de rendez-vous, on n’en voudrait pas non plus. Que le ministre de la Justice mette en examen les policiers responsables de la mort de mon frère. Ils sont encore en poste alors qu’ils ont tué un mineur. »

Les proches de Mehdi sont bien déterminés à ne pas lâcher le combat et ont besoin de soutien de toute nature. En attendant une réponse, le collectif mène des actions solidaires et culturelles pour honorer la mémoire du jeune garçon. Récemment, un espace sportif a été inauguré et baptisé à son nom, en rapport à la passion commune des deux frères pour le basket, ou encore de par la construction d’un puits alimentant un orphelinat en eau au Bangladesh.

A l’issue des prises de paroles, les grands-frères d’Adil et de Mehdi descendent les marches du palais de justice bras dessus bras dessous. Un geste anodin, fraternel et fort, qui rappelle les combats communs de tant de familles qui s’exposent quotidiennement dans une lutte sans relâche pour la vérité. Quand on lui parle de ce geste, Ayoub répond : « C’est un ami à moi qui a lu nos revendications, nous on aime pas trop s’exposer. Porter notre T-shirt, c’est une manière symbolique de montrer qu’on est tous·tes en paix, tous.tes unis, tous.tes ensemble. ».

Décoloniser les espaces et les esprits

Une pensée aux familles des vitrines

Alors que la place Poelaert se vide progressivement, quelques centaines de personnes partent en manifestation vers le centre-ville. Le cortège déambule pacifiquement, mais non sans colère jusqu’à la gare centrale, bientôt suivi de plusieurs combis de policiers. Les manifestant·es arrivent au compte goutte, certain·es scandent le slogan « Black Lives Matter ! », d’autres dansent joyeusement au milieu d’un cercle. Dans la gare, l’ambiance est tout autre. Des policiers en civil portent des masques de tête de mort et circulent dans le hall. D’autres, en armure et matraque à la main, quadrillent l’accès aux quais.


Des policiers anti-émeute quadrillent les accès aux quais de la gare centrale ©LaMeute - Moulinette

Au même moment, de premières échauffourées éclatent entre manifestant·es et policiers sur la place Royale. Le rassemblement, aussi nécessaire et bénéfique qu’il puisse être, n’a pas suffi à soulager la colère générale. Comme à l’accoutumée, elle s’est donc exprimée là où elle le fait le mieux : dans les rues. Des petits groupes éparses ont choisi de se réapproprier l’espace public, et se sont très vite dirigés vers Matonge, le quartier congolais de Bruxelles. Sur la Chaussée d’Ixelles, des vitrines sont brisées et des commerces sont pillés. En tête des victimes, les luxueuses boutiques du quartier Louise, dont Louis Vuitton ou la bijouterie Tiffany. Entre deux pierres, on entend les manifestant·es crier le nom des victimes : « C’est pour toi Mawda ! ».

La police anti-émeute ne tarde pas à riposter en faisant pleuvoir les gaz lacrymogènes et le canon à eau sur les groupes dispersés sur l’avenue du Midi. La police montée charge à deux reprises, sans sommation, fonçant dans la foule et semant la confusion parmi les passant·es. Malgré leurs efforts pour réprimer la révolte, ils s’imposent difficilement et finissent par repousser le monde vers la gare du Midi. Selon le rapport policier publié dans la soirée, plus de 150 personnes sont arrêtées sur l’ensemble de la journée. Le lendemain matin, le bourgmestre de Bruxelles Philippe Close rectifie en annonçant 239 interpellations et 7 arrestations judiciaires.

Presque immédiatement, les réactions outrées de personnalités politiques affluent sur les réseaux sociaux, à l’exemple de Philippe Close qui tweete : « Des groupes de délinquants perturbent la fin de l’hommage à George Floyd. Nos forces de l’ordre sont présentes en nombre. J’ai donné l’ordre de procéder à des arrestations et de mettre fin immédiatement aux troubles à l’ordre public ». Certain·es organisateurs.rices elleux-mêmes, comme le collectif Belgian Network for Black Lives (BNFBL), se désolidarisent bien vite et se disent « choqués ». Pour eux, la colère est légitime uniquement lorsqu’elle s’inscrit dans le cadre légal d’un rassemblement statique qui ne fait pas de vague. Nombreux sont celleux qui ressentent l’émotion d’une vitre brisée dans leur chair mais refusent d’entendre les revendications populaires, celles de celleux qui sont les victimes directes des violences institutionnelles et répressives. Contrairement aux dégâts matériels, une assurance ne peut rendre la vie à personne et ne rembourse pas non plus les traumatismes physiques et moraux dus au harcèlement policier. C’est là que se dévoile l’hypocrisie du choix de la tempérance, un des jeux préférés des instances politiques qui voudraient que l’on ne s’émeuve qu’en surface d’une situation pourtant séculairement explosive.

Une vie de lutte, pas un carré noir


La brigade canine est appelée en renfort pour réprimer la révolte en cours dans le quartier Louise ©LaMeute - Moulinette

Malheureusement pour eux, les supporters de la violence à sens unique n’ont pas pu passer à côté des témoignages comme celui de Mounaïme, 19 ans, interpellé en marge de la manifestation, insulté de « fils de pute » puis passé à tabac par 5 policiers cagoulés dans un fourgon. Dans la soirée, c’est le visage tuméfié et dans un état critique que la famille retrouve le jeune garçon. Une plainte a été immédiatement déposée contre les policiers concernés.

Ce jour-là, le visage boursouflé de Mounaïme est celui toute la Belgique. C’est le visage de centaines de milliers de personnes, qui, chaque jour, ramassent les coups et le mépris d’un État qui s’acharne à fermer les yeux sur ses propres responsabilités. Pour beaucoup, il est plus commode d’écouter les mort·es que les vivant·es et les agressions policières ne font souvent sensation que si mort s’en suit. Il est urgent d’apprendre à écouter et à regarder les vivant·es dans leurs yeux enflés par les coups, de ne pas attendre la mort pour nous indigner de cette réalité.

La démarche de décolonisation des esprits et des espaces publics est d’ailleurs centrale dans les mouvements de protestations qui répondent au meurtre de George Floyd. Partout, on déboulonne les figures de la domination occidentale sur le reste du monde, on peinturlure les statues, on déconstruit la mémoire coloniale. Avant la manifestation du 7 juin, le maire d’Anvers a fait retirer un buste de Léopold II pour le faire rénover après que des protestataires l’aient brûlée et recouverte d’une peinture rouge sang. Dans la nuit du 11 au 12 juin, c’est au tour de la statue de Léopold II du square du souverain d’Auderghem d’être déboulonnée. Dans le centre de Bruxelles, un autre buste du roi Baudoin, responsable de l’assassinat de Patrice Lumumba, père de l’indépendance du Congo, a également été recouverte de peinture rouge. Ici et maintenant, on coupe la tête de ces « grands hommes », comme ils ont découpé l’Afrique à la Conférence de Berlin de 1884-1885.

Presque 60 ans jour pour jour après la prise d’indépendance de la République Démocratique du Congo, peu de choses semblent avoir changé en Belgique. Le spectre de la colonisation plane encore au dessus des têtes, et provoque la consternation, l’effroi et la révulsion dans le quotidien des personnes racisé·es de Belgique et du monde entier. Ce spectre n’a rien d’abstrait, c’est une réalité qui sévit chaque jour et dont le cas de George Floyd n’a été qu’un révélateur supplémentaire. En qualité de bras armé de l’Etat, la police cultive toujours ce racisme colonial et mortifère presque comme un pré-requis à l’embauche.

A l’issue de cette journée du dimanche 7 juin, l’espoir a regagné le cœur de celleux qui luttent depuis toujours contre les violences policières. Pour sa part, Ayoub se veut optimiste : « J’espère qu’il y a une réelle prise de conscience en Belgique, que ce n’est pas juste un effet de mode. A Bruxelles aussi, il y a des morts, il n’y a pas que les Etats-Unis. On a besoin de beaucoup de soutien, d’appels, d’événements, que les gens communiquent sur cette situation. ».

Cette lutte contre le racisme d’État est une lutte de tous les instants, de tous les jours, de toute une vie. Il ne s’agit pas là d’inonder les réseaux sociaux de hashtags déculpabilisateurs, mais bien d’épauler, de mettre en lumière, de porter les combats de toutes ces victimes. Mieux vaut une vie de lutte qu’un carré noir en photo de profil.

Pour soutenir le collectif pour Mehdi

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La réalisation de ce reportage a nécessité 12h de travail cumulées.

Texte, Photos, Mise en page : Moulinette

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