Dans la présentation de cette série, nous demandions pourquoi le capitalisme, au lieu de voir seulement dans les amours entre hommes et entre femmes des pratiques sexuelles (auparavant souvent réprimées et toujours marginales), avait inventé l’« homosexualité » comme réalité à part, ensuite comme question à résoudre. Notre but n’était pas d’écrire une nouvelle histoire de l’homosexualité, mais d’éclairer quelques moments significatifs dans le développement d’une « construction sociale1 ». Au terme de ce voyage dans le temps et dans l’espace, nous verrons comment, vers la fin du XXe siècle, l’homosexualité a pu devenir une source d’identités imaginaires, un enjeu social et politique capable de mobiliser des opinions, des gouvernements, des militants et parfois même des foules.
« Comment se définir tout en revendiquant
à la fois son universalité et sa différence ? »
Line Chamberland
« La sexualité génère l’identité sexuelle. » (David Halperin)
L’apparition de cette catégorie s’inscrivait dans une transformation plus générale des rapports hommes/femmes, de la famille et de la « régulation » sexuelle, évolution contemporaine de la naissance de la sexualité comme domaine circonscrit, fait d’éléments relevant autrefois de divers cadres mentaux et juridiques : famille, reproduction, médecine, sciences naturelles, amour, désir, plaisir, virilité, érotisme, libertinage… Pour que naisse cette sphère séparée, il fallait l’avènement du travail salarié, qui coupe l’espace-temps de la production du reste des activités sociales à un degré auparavant inconnu. Si tout doit être productif, il faut spécifier ce qui est production de valeur dans l’entreprise, mais aussi ce qui est reproduction des prolétaires dans la famille2.
De la famille au couple
Le capitalisme s’est d’abord développé sous la direction d’une bourgeoisie (détentrice d’un capital souvent familial) qui mettait à profit les habitudes et les valeurs d’ordre, familiales en particulier, souvent d’origine religieuse. La révolution industrielle a même renforcé les rôles sexués, y compris chez les prolétaires, et le mouvement ouvrier syndical et politique a très longtemps encouragé conservatisme moral et misogynie.
Mais, avec le temps, l’approfondissement de l’emprise capitaliste sur la société a rendu accessoires la rigidité familiale et les mœurs bourgeoises. À la différence de l’esclavage, du servage et des diverses formes de travail agricole ou artisanal dominant jusqu’au XIXe siècle, le salariat a peu à peu permis à tous (mais aux hommes beaucoup plus qu’aux femmes) de prendre de l’autonomie par rapport à la structure familiale. Le salaire étant généralement individualisé, travailler hors du foyer donne à chacun(e) la possibilité d’un revenu qui lui soit propre.
Autrefois, chez les possédants comme chez les petits propriétaires, fonder et perpétuer une famille, c’était unir deux lignages, d’où la nécessité de contrôler le choix du marié puis la vie sexuelle de l’épousée. Ce modèle ancestral n’a pas disparu, il subsiste là où existe un fort enjeu de transmission, avant tout dans la bourgeoisie, mais il ne prévaut plus dans notre société d’individus qui choisissent leur partenaire. Tardivement (1965 en France), la loi a aboli « l’incapacité juridique » de la femme mariée.
De la famille, on est passé au couple, association de deux autonomies, qui décide ou non de se perpétuer sous forme d’enfant. Aux parents biologiques s’ajoute une parentalité sociale. La PMA permet à deux femmes vivant ensemble d’avoir un enfant sans connaître physiquement d’homme. La GPA introduit la possibilité pour un enfant d’avoir trois mères : une génitrice, puis une mère porteuse, enfin une mère sociale qui l’élèvera. La loi reconnaît à un homme seul ou à une femme seule le droit d’adopter. Dans certains pays, une personne ayant fait la transition vers une identité de genre masculine (FtM) tout en gardant ses organes de reproduction féminins peut porter et mettre au monde un enfant. Avoir un enfant est désormais un droit.
L’homosexualité perturbait l’ordre bourgeois, qui y voyait, comme dans les autres sexualités non reproductives (prostitution, masturbation et adultère), une menace pour la famille, cellule de base de la société et productrice de futurs travailleurs et soldats (d’où la répression de l’avortement, lequel devient socialement acceptable à mesure que décline l’impératif nataliste). À partir du moment où le pater familias tombe en désuétude et où gays et lesbiennes se montrent bons parents, un couple d’hommes ou un couple de femmes remplit tout autant sa fonction familiale. Puisqu’il n’est plus nécessaire d’être une famille « papa + maman » pour élever des enfants, les scolariser, les préparer au travail, c’est-à-dire les intégrer à la société existante, le capitalisme ne voit pas d’inconvénient majeur à l’homosexualité, masculine ou féminine. Il commence à résoudre la question posée par son propre développement.
Une société d’individus
En créant une classe de travailleurs « libres » de se présenter sur un marché pour y vendre chacun une force de travail dont il est propriétaire, le capitalisme introduisait cette autre nouveauté : l’avènement de l’individu.
La société précapitaliste repose sur des inégalités « de nature » difficilement modifiables : elle suppose des groupes ayant chacun des droits et des devoirs différents, des privilèges, des interdits selon le sexe, l’ethnie, la naissance libre ou esclave, noble ou roturière, dans telle région plutôt qu’une autre… Au contraire, quand, en 1874, George Washington faisait construire sa résidence de Mount Vernon et qu’on lui demandait qui il souhaitait employer, sa réponse était simple : « Si ce sont de bons ouvriers, ils peuvent venir d’Asie, d’Afrique ou d’Europe ; ils peuvent être mahométans, juifs ou chrétiens, peu importe la secte ; ils peuvent même être athées. »
Non sans mal, la famille a dû s’adapter à une société d’ego formellement égaux. Un monde où, pour vivre, chacun doit vendre sa force de travail personnelle – donc disposer de son corps – ouvre aussi la possibilité pour chacun de décider de ses choix de vie, y compris en matière sexuelle. Alors qu’autrefois très peu de personnes de même sexe cohabitaient en couple, la société du XXIe siècle se compose d’individus supposés souverains qui s’associent et choisissent leur sexualité, leur façon d’avoir et d’élever des enfants, et même leur sexe (leur genre).
« Dans l’Amérique préindustrielle, l’hétérosexualité restait indéfinie parce que c’était le seul mode de vie ayant une existence réelle. […] Le travail libre et l’expansion de la production marchande ont créé le contexte dans lequel une vie personnelle autonome pouvait se développer. L’affection, les relations personnelles et la sexualité entraient de plus en plus dans le domaine du “choix”, apparemment indépendant et distinct de la façon dont s’organise la production de biens. […] Dans ces conditions, hommes et femmes ont pu façonner une identité et un mode de vie à partir de leur attirance sexuelle et affective envers les personnes du même sexe. Le désir homosexuel de se fondre en identité s’est développé à mesure que le capitalisme industriel étendait son hégémonie. Non seulement il est devenu possible d’être une lesbienne ou un homosexuel : au fil du temps, de plus en plus d’hommes et de femmes ont pu incarner ce potentiel. » (John D’Emilio)
En parallèle, reproduction et sexe en sont venus à diverger comme jamais auparavant. On n’a pas attendu le XXe siècle pour réguler les naissances, mais l’époque moderne franchit un seuil avec la contraception chimique, l’avortement légalisé (ce qui ne veut pas dire libre), et la naissance différée grâce à la GPA et à la congélation des ovules. Le découplage sexualité/procréation crée les conditions d’une autonomie (très relative) des femmes, et des sexualités marginales. Il devient alors possible qu’une relation amoureuse et/ou sexuelle entre personnes de même sexe cesse d’être vécue comme phénomène hors-norme, voire comme un péché ou un geste criminel, mais devienne la condition propre à une personne.
Le capitalisme n’a pas de mœurs spécifiques : il s’accommode de ce qui ne le gêne pas. À condition que se perpétuent la séparation entre possesseurs et dépossédés des moyens de production, la circulation des capitaux et la course à la productivité, ce système est assez fort pour ne reposer que sur lui-même. Dans une société profondément capitalisée, c’est la discrimination entre citoyens formellement égaux qui tombe sous le coup de la loi – non plus l’homosexualité mais l’homophobie. La « normalité » est celle qui sert le travail productif de valeur et les intérêts de la classe qui en profite : au lieu d’imposer un modèle de vie supposé unique, la société capitaliste est potentiellement libératrice de tous les possibles… qui ne lui font pas obstacle.
Le capitalisme a disloqué la famille pour la reconstruire sous forme d’association d’individus. La famille élargie, la vie de village où tout le monde se connaît ont cédé la place à la famille nucléaire et à l’anonymat de la grande ville : là, des êtres (que selon le point de vue on qualifiera d’atomisés ou de libérés) ont la possibilité de rester célibataires, de se rencontrer et de s’associer. L’homosexuel, c’est celui qui a la possibilité de n’être qu’homosexuel.
Une contradiction nouvelle
Mais nous ne vivons pas dans un modèle « pur » où un travailleur totalement libre rencontrerait un capital sans attaches sur un marché où tout s’équivaudrait. George Washington entendait choisir ses ouvriers sur leur seule compétence, ce qui ne l’empêchait pas d’être propriétaire d’esclaves. Non seulement le capitalisme hérite de hiérarchies anciennes, mais il crée celles dont il a besoin, divise et sélectionne selon le sexe, la couleur de peau, la nationalité, l’origine…, reproduit des différences, et n’en efface quelques-unes qu’en en inventant de nouvelles. Si l’esclavage a disparu, les Noirs étasuniens subissent toujours une condition inférieure. Sous le capitalisme, un être humain n’en vaut pas un autre.
La tendance à l’indifférenciation n’a rien d’automatique, ni de linéaire. Au XIXe siècle, l’embauche en usine de millions de femmes (45 % de la main-d’œuvre textile en France au temps de la Première Internationale) n’a guère entamé la soumission à leur mari, ni leur infériorisation sociale. Les États-Unis ont réaffirmé l’interdiction des emplois publics aux homos après 1950, et il y a quarante ans les autorités médicales mondiales s’obstinaient à qualifier l’homosexualité de maladie. La figure du pater familias a beau tomber en désuétude, et le mariage homosexuel entrer peu à peu dans les lois et dans les mœurs, la pression hétéro-normative décline sans disparaître : marié ou non, le couple hétéro demeure majoritaire. La progression du travail féminin hors du foyer (aux États-Unis, 43 % de tous les syndiqués étaient des femmes en 2005) n’a pas mis un terme à la subordination des femmes.
L’idéologie « réac » reflète un certain état de la reproduction sociale, un état autrefois incontesté, encore dominant dans la majeure partie du monde, et vivace dans les pays dits progressistes. Le développement capitaliste n’a pas égalisé les pratiques sexuelles : il fait coexister de façon contradictoire indifférenciation et hiérarchisation, en matière sexuelle comme dans les autres. Mais, si aujourd’hui la sexualité relève du choix individuel, comment le sujet exercera-t-il cette liberté, et jusqu’où ? Que faire des rôles sexués, de la classification traditionnelle des pratiques sexuelles… et des amours homophiles ?
Gay friendly, avec limites
Élue au conseil municipal de San Francisco, Dianne Feinstein a tenu à reconnaître la part de la « communauté gay » dans sa victoire. C’était en 1969. (Dans la suite de sa carrière, Dianne Feinstein ne soutiendra d’ailleurs guère les revendications des gays.). Pour se défendre, des homosexuel(le)s sont descendus dans la rue, ont usé de violence quand il le fallait, et également constitué une force électorale. Lorsqu’un groupe cherche à se faire reconnaître, il est dans son intérêt d’en appeler aux lois et donc aux institutions publiques : les organisations syndicales l’ont fait aussi.
En 1975, Elaine Noble fut la première représentante élue au Congrès sur un programme incluant la défense des droits des homosexuel(le)s. Quatre ans plus tard, 100 000 gays et lesbiennes défilent à Washington. En 1987, ils et elles sont 750 000 dans The Great March, probablement la plus grande manifestation organisée jusque-là dans la capitale, à laquelle participent Jesse Jackson (figure célèbre du combat pour les droits civiques et dirigeant du parti démocrate), César Chávez (leader du syndicat des ouvriers agricoles chicanos) et la présidente de la National Organization for Women (organisation féministe de gauche modérée, plutôt blanche et « classes moyennes »). À Washington encore, en 1993, une Marche pour les droits égaux et la libération des gays, lesbiennes et bisexuel(le)s réunira près d’un million de manifestants. Autant que la progression en nombre, la nature et la variété des appuis apportés aux revendications témoignent d’une conjonction réussie de la mobilisation gay et lesbienne avec la lutte pour l’égalité civique, c’est-à-dire pour la fin de la discrimination (légale et de fait) envers les Noirs. Jusque-là, la presse soulignait les aspects folkloriques ou festifs des actions gays-lesbiennes : ces manifs géantes révèlent la montée de ce qui s’affirme comme force politique. La « population LGBT » devient un objet statistique, évalué aux États-Unis à 5 %. Clinton a été le premier politicien d’envergure nationale à ajouter « les gays » en tant que groupe aux soutiens traditionnels du parti démocrate : « les Juifs », « les Noirs », les syndicats, unis contre la droite conservatrice religieuse…
Quoiqu’il ne manque pas non plus d’églises étasuniennes prêtes à soutenir les revendications gays-lesbiennes : la première synagogue gay remonte à 1972, de même la première ordination d’un prêtre gay par une grande église chrétienne. Voyageant outre-Atlantique en 1980, Guy Hocquenghem observe que ce sont des « organisations à la base non politiques qui forment, avec les églises, le véritable tissu de la vie gay américaine », et que les chrétiens gay sont « sans doute la première institution de communauté homosexuelle américaine ».
En entreprise, les luttes de gays, lesbiennes et transgenres ont surtout porté sur la reconnaissance des droits à la Sécurité sociale pour le conjoint (tant que le mariage était impossible), l’accès des femmes à des emplois dits « masculins », la possibilité pour les transgenres de trouver un travail, et celle pour un gay ou une lesbienne d’exercer une responsabilité syndicale3. Non sans résistance, et tardivement (pour l’État fédéral, dans les années 1970), les homos ont cessé d’être exclus des emplois publics.
Bastion historique du sexisme et du virilisme, l’armée aussi change, lentement. Déjà, depuis la guerre du Golfe de 1991, l’US Army incorporait des soldates à ses unités combattantes. Avant d’être élu président, en 1993, Clinton avait promis de supprimer l’interdiction des gays et lesbiennes dans l’armée : « Nous ne devons nous priver de personne. » On pense à Washington ne voulant se passer d’aucun bon maçon ou charpentier, fût-il noir, juif ou mahométan. Quant à la police, Carl Wittman qualifiait en 1969 le quartier gay à San Francisco de « ghetto », parce que des flics hétéro y faisaient régner l’ordre4 : selon BBC News, l’employeur le plus gay friendly d’Angleterre en 2006 était la police du Staffordshire.
Ces rapides coups de sonde dans la réalité contemporaine, chacun pourra les multiplier en Europe et en Amérique du Nord, au Canada par exemple, qui s’enorgueillit de ses politiques antidiscriminatoires. Pour ce qui est des États-Unis, la perception courante, dans l’opinion publique comme dans le milieu radical, est largement faussée par une surinterprétation des phénomènes les plus visibles, ceux d’une partie du monde du spectacle, des médias et de l’université. La floraison d’organisations et d’institutions « LGBT » n’empêche pas la balance de pencher fréquemment en faveur des « réacs ». Pour ne citer qu’un exemple, à l’école, l’hétérosexualité (souvent associée au mariage) reste au centre de l’éducation sexuelle. La droite extrême n’est pas la seule à alimenter les tentatives de retour en arrière, législatif notamment, qui frappent aussi les femmes : dans l’État du Mississippi (trois millions d’habitants), seuls un hôpital public et une clinique privée pratiquent l’avortement.
Malgré l’étendue d’un business gay dont l’estimation varie entre 1 000 et 2 000 milliards de dollars annuels, marchandisation n’est pas libération, ni ne met fin au gay bashing.
Mode de vie ou style de vie
Quand l’homosexualité était réprimée, la sociabilité entre homos était d’abord sexuelle, dimension qui entraînait les autres. Dans les bains publics, par exemple, se construisait « un monde gay » (George Chauncey) sur le partage d’une sexualité marginalisée5. Tant que l’homosexuel n’est pas socialement accepté, les homos ont tendance à se retrouver entre eux, tant pour des rencontres amoureuses que par besoin de solidarité, de reconnaissance et de protection. Dans les années trente, un gay disait « avoir dû porter toute sa vie un masque rigide ». Un autre affirmait fuir les hétéros, qui le mettaient mal à l’aise, et « préférer fréquenter des gens de [son] espèce ». Éviter ceux qui jugent ou harcèlent, rechercher la compagnie de ceux qui « sont comme nous » obligent à une double vie, en particulier sur le lieu de travail, souvent encore aussi vis-à-vis de la famille. Il s’ajoutait à cela un besoin de se légitimer par référence au passé (« l’amour grec ») ou à des figures prestigieuses (Shakespeare, Michel-Ange, Cocteau…), qui renforçait une autodéfinition collective, laquelle a donné l’illusion d’une communauté, théorisée par Foucault :
« Est-ce qu’il est possible de créer un mode de vie homosexuel ? […] Est-ce qu’il n’y aurait pas à introduire une diversification autre que celle qui est due aux classes sociales, aux différences de profession, aux niveaux culturels, une diversification qui serait aussi une forme de relation, et qui serait le “mode de vie” ? »
Or, tout mode de vie dépend du travail exercé et donc d’une place dans l’échelle sociale. Il n’y a guère de mode de vie commun entre un gay professeur au Collège de France et un gay vendeur à la Fnac. Tout au plus peuvent-ils se croiser s’ils partagent le même style de vie, en matière de pratique sexuelle par exemple, mais leur rencontre restera brève en raison des écarts de revenus et des disparités culturelles.
À supposer qu’un tel mode de vie spécifique ait existé, qu’en resterait-il à partir du moment où la marginalisation des homos commence à s’effacer, où beaucoup mènent une vie de famille, où la sexualité ne les définit pas davantage que d’autres critères : profession, choix politique, religion, loisirs… ? Autant de différences distinguent un couple homo d’un autre couple homo qu’il s’en trouve entre couples hétéro. Parler de « culture homosexuelle », c’est restreindre la culture à des signes superficiels de reconnaissance. Ce que l’on prend pour une identité est éclaté et ne détermine pas l’existence. Quant au stéréotype du gay aux multiples partenaires, sa vie affective ressemble à celle de la minorité d’hétéros – hommes et femmes – qui vont chaque week-end en boîte draguer une nouvelle conquête.
Le seul véritable point commun aux 5 % de « population LGBT » recensée aux États-Unis, c’est la persistance d’un rejet social. « Ce que nous faisons au lit est illégal à peu près dans la moitié des États », écrivait Pat Califia en 1994. Presque trente ans plus tard, ce n’est plus illégal, mais légalisation ne signifie pas égalité des pratiques, ni dans les têtes ni dans les comportements. De même qu’aux États-Unis l’obtention des droits civiques, le busing et l’affirmative action n’ont pas mis fin à la position sociale inférieure que subit la majorité des Noirs, les motifs de mobilisation ne risquent pas non plus de manquer aux gays et lesbiennes, dont la défense continuera de mobiliser les « institutionnels » ainsi que la frange activiste radicale.
Pas de CGT du genre
Comme le rappellent les entretiens avec Alix et Fabrice que nous avons publiés, discrimination et exclusion obligent encore gays ou lesbiennes ou transgenres à se retrouver pour échanger sur un vécu commun et se sentir moins seul(e)s, parfois en des lieux qui offrent une protection qui leur est nécessaire, voire vitale. 6
C’est la combinaison contradictoire d’une acceptation grandissante de l’homosexualité et de la résistance persistante à cette acceptation qui donne à une « communauté » l’impression d’exister. Malgré tout ce qui sépare, et même oppose, l’universitaire gay et la lesbienne qui balaye l’amphi, ils peuvent croire l’un et l’autre partager la même condition créée par une discrimination identique. D’où la conviction d’une commune appartenance à un ensemble de minorités (gay, lesbienne, bisexuelle, transgenre et intersexe) dont les organisations LBGT seraient les défenseurs.
Pour autant, le partage d’une situation ne suffit pas à faire exister une communauté, encore moins une communauté de lutte. Le militantisme spécifiquement gay-lesbien est quasi inexistant. L’oppression ne fait pas la solidarité, et le plus opprimé n’est pas le plus solidaire.
La galaxie d’organisations LGBT qui se veulent l’expression – y compris politique – des sexual & gender minorities ne sera jamais une CGT du genre. Quoi qu’on en pense, les syndicats représentent au moins partiellement le « monde du travail », et participent d’une lutte de classes, réformiste certes, mais dans une confrontation avec la bourgeoisie et son État. Au contraire, les réformes en matière sexuelle, notamment le mariage désormais légal pour tous dans un nombre croissant de pays européens, sont généralement accordées sans mobilisation massive dans la rue. En France, une fois cette revendication obtenue, l’action gay-lesbienne ne se manifeste que lors d’actions sporadiques, ou symboliques. Les associations LGBT se croient le moteur d’une évolution dont elles ne sont qu’un effet.
Intégration contradictoire
Qu’il soit pacifique réformateur ou violent subversif, l’homosexuel se heurte à un ordre moral, social, parfois aussi racial. Il arrive donc que la révolte gay nourrisse la critique radicale et que, emportée dans un mouvement général, comme dans les années 1970, elle puisse contribuer à une remise en cause globale7.
Quand, après 1980, reflue la vague, les homosexuel(le)s cherchent à satisfaire leurs revendications élémentaires par des voies institutionnelles et un réformisme du quotidien, afin de consolider une acceptation publique et sociale toujours partielle et fragile. Le titre d’un ouvrage collectif publié aux États-Unis en 1997, Creating a Place for Ourselves, résumait bien le combat des gays et lesbiennes : en tant que gays et lesbiennes, le but est effectivement de trouver une place dans la société.
Edmund White raconte comment le rejet instinctif par les gays du mariage, qui leur « semblait n’être qu’un exemple de plus d’assimilation », a cédé le pas à la revendication du droit au mariage, symbole par excellence de pleine appartenance à la société. Ensuite, le couple « homme + homme » ou « femme + femme » ne s’avérant pas plus instable que le couple hétéro, et fonctionnant aussi bien comme unité sociale de base, il est logique qu’il exige et finisse par obtenir le droit d’avoir, d’élever et d’adopter des enfants. Longtemps traités en anormaux, les homos entendent mener une vie « normale ».
C’est ce que ne comprend pas l’auteur du Manifeste contre la normalisation gay, qui déplore l’intégration sociale des gays et lesbiennes. Il reprend l’illusion – théorisée en son temps par Guy Hocquenghem – d’une potentialité radicale de l’homosexualité : s’il est vrai qu’« il faut cesser de considérer les “gays” comme une communauté existant à part entière », il est inexact qu’« il n’y a pas d’identité collective qui ne soit politique et articulée à des pratiques militantes ». Seul le militant croit que l’action militante suffise à construire une communauté. Même un combat aussi important et motivant que celui des femmes pour l’avortement n’a pas créé une communauté : celles qui descendaient par dizaines de milliers dans la rue en France au cours des années 1970 pour la liberté de l’avortement ont cessé de se mobiliser une fois l’objectif (plus ou moins) atteint. De même, tous les gays n’ont pas le même intérêt à rejoindre les autres opprimés : pour que l’inspecteur d’académie gay forcé de taire son homosexualité fasse cause commune avec le précaire hétéro, l’ouvrière licenciée, le migrant sans-papiers, la femme violée et l’employée discriminée en raison de sa couleur de peau, il faudra un ébranlement social qui pousse ce gay à dépasser la spécificité de son orientation sexuelle. Il y a des homos révolutionnaires : il n’y a pas d’homosexualité révolutionnaire.
« Au sens le plus profond, le capitalisme est le problème » (John D’Emilio)
Les dominations sont multiples (patron/salarié, homme/femme, parent/enfant, adulte/jeune, professeur/élève, médecin/malade, national/étranger, blanc/de couleur, etc.), et toutes ne découlent pas de l’exploitation du prolétaire par le bourgeois. Si le mode de production capitaliste structure le monde moderne, il n’y est pas la cause de tout : par exemple, il n’a pas inventé la subordination des femmes.
Mais, dans un monde où règne le capitalisme, c’est lui qui reproduit et fait évoluer selon sa logique le passé et le présent, notamment la subordination des femmes, y compris (quelle que soit la minceur des changements) en Arabie saoudite, pays éminemment capitaliste.
Saisir à la fois comment le rapport capital/travail détermine le monde, et par quelles formes de domination (variables dans le temps et dans l’espace) passe ce rapport, là est l’enjeu théorique : comprendre ce qui unit domination et exploitation, mais aussi ce qui les distingue.
L’exploitation du prolétaire est indispensable au capitalisme. Par contre, chaque oppression ou discrimination particulière ne lui est pas structurellement nécessaire : certaines s’effacent ou diminuent, d’autres naissent ou renaissent. La domination essentielle, c’est la domination bourgeoise, dont la perpétuation oriente l’évolution des autres formes de domination. Ce qu’il faut au capitalisme, c’est assurer son fondement : la séparation entre le travailleur et les moyens de production, mais aussi l’ensemble de la reproduction sociale, qui passe par la famille, laquelle n’est évidemment pas la même à toute époque ni partout. C’est pour préserver la famille telle qu’elle existait auparavant que longtemps les sociétés ont réprimé (ou toléré, mais sur leurs franges) des pratiques que nous qualifions aujourd’hui d’homosexuelles. La sexualité découplée de la reproduction était trop dérangeante pour qu’on accepte ses manifestations publiques, dont, au XIXe siècle, l’expression était vite condamnée comme pornographique. On connaît les procès intentés en 1857 contre Madame Bovary puis Les Fleurs du Mal. En 1889, un éditeur londonien passa trois mois en prison pour avoir publié des ouvrages contraires aux bonnes mœurs, dont trois romans de Zola et, là encore, Madame Bovary, dans la traduction d’Eleanor Marx. Les partisans du « mariage à l’essai » et de l’amour libre choquaient en 1900. Un siècle plus tard, leurs idées et leurs pratiques ont peu à peu gagné toute la société : sexualité avant le mariage et hors mariage (les États-Unis comptent aujourd’hui plus de ménages non mariés que mariés), éducation sexuelle, contraception vendue en pharmacie, droit revendiqué au plaisir de l’homme et de la femme, jusqu’à la famille homo-compatible contemporaine.
Le capitalisme peut-il aller jusqu’à une acceptation complète de l’homosexualité ? Pas plus qu’il ne pourrait finir par ignorer les différences de sexe, de couleur de peau, d’origine, etc. Une égalisation complète des pratiques sexuelles n’est possible qu’à l’intérieur d’une sphère sociale relativement privilégiée, dans un milieu ou micro-milieu préservé des conflits graves, de préférence au sein d’une catégorie assez homogène, classe bourgeoise ou classe moyenne aisée, habitant un quartier abrité des désordres sociaux. Mais l’extension de cette zone protégée à tout un pays, voire au monde entier, est aussi peu crédible que la société pacifiée du Meilleur des mondes imaginée par Huxley en 1932.
Homosexualité inégale
Les sociétés précapitalistes ne faisaient pas des goûts sexuels le trait caractéristique d’un être humain : la figure sociale de l’homosexuel apparaît au XIXe siècle et n’est acceptée qu’au XXe. Elle a son prolongement politique impensable autrefois : la conceptualisation de la sexualité et spécialement de l’homosexualité comme idéologie, revendication, thème de lutte et base d’un regroupement, par exemple le « féminisme séparatiste » ou le « lesbianisme politique ». De pratiques sexuelles autrefois clandestines et désormais permises, on est passé à la constitution, la reconnaissance et la défense d’une supposée identité homosexuelle. Quand celle-ci s’est formalisée en communauté et institutionnalisée, il était inévitable que son « intégration » déclenche une réaction : ce fut le queer, subversion dans la subversion, bientôt à son tour « récupérée » via l’art contemporain, ou totalement marginalisée8.
Détachée du tout subversif dont elle faisait partie, une activité sexuelle s’est intégrée socialement pour devenir un autre conformisme. Il y a un abysse entre les tentatives de polysexualité portées par une minorité autour de 1968 d’une part9, et la banale réinvention du couple (et de la famille) par les gays, la sexualité extrême des backrooms des boîtes gay et les lieux de drague des parkings et bois à la périphérie des villes d’autre part.
L’égalisation (relative, répétons-le) des pratiques sexuelles n’apporte pas l’égalité des sexes. La même évolution fait s’accommoder de l’homosexualité et transforme la subordination féminine sans la supprimer10. Car, si le XXe siècle a apporté la possibilité de vivre en dehors de l’unité familiale hétérosexuelle, les hommes en bénéficient beaucoup plus que les femmes – toujours sous la contrainte d’une production spécifique, celle de faire des enfants et de s’en occuper. C’est parce que la femme continue d’être soumise à l’obligation de maternité, avec tout ce que cela entraîne, qu’elle reste « inférieure » à l’homme, même sous des formes apparemment moins lourdes : la lesbienne demeure moins publiquement visible que le gay, et n’est guère socialement son égale.
Un monde sans (homo)sexualité ?
Les sociétés traditionnelles imposaient un modèle, et l’écart par rapport à la norme n’y était toléré qu’à condition de rester invisible, et souvent réprimé.
Une caractéristique du mode de production capitaliste est d’avoir créé une société d’individus égaux en droit, avec une floraison de styles de vie et notamment d’orientations sexuelles les plus variées, et la liberté de constituer pour chacun un petit univers. Aussi la norme persiste (le couple hétéro reste majoritaire) à côté d’autres modèles désormais reconnus, quoique souvent encore mal acceptés socialement. On peut s’attendre à voir d’autres pays suivre l’exemple allemand en permettant d’inscrire un « troisième » sexe ou un sexe « neutre » sur les registres de naissance, l’important étant que chacun soit en règle avec l’État. Toutes les identités sont les bienvenues – ce qui ne veut pas dire égales – à condition que la police puisse contrôler l’identité sur la carte du même nom.
Le problème de la société capitaliste contemporaine ne se limite donc pas à faire respecter des interdits moraux (car il en existe encore) : elle doit aussi assurer la coexistence d’une pluralité de modèles au mieux de ses intérêts, c’est-à-dire de la reproduction du système et du maintien de la domination bourgeoise.
Dans les régions les plus « avancées » du monde, l’ancien ordre moral cède la place à une diversité de mœurs où la sexualité se fragmente à l’infini. Parallèlement à une norme hétéro toujours prédominante, les catégories foisonnent, jusqu’au « LGBTQQIP2SAA », le second A désignant les allié(e)s, et afin de n’oublier personne on ajoutera « + » pour laisser la porte ouverte à une nouvelle subdivision et éviter son « invisibilisation ». Car, si toutes les minorités se valent, certaines étant plus minoritaires que d’autres, la visibilité conditionne leur existence11.
Autrefois toute personne ayant une pratique sexuelle quelque peu « différente » devait se cacher. Aujourd’hui elle cherche défense et garantie légale, constituant sa différence en identité organisée en regroupement spécifique. L’omniprésence capitaliste laisse au mieux à chacun la possibilité de disposer d’un espace où vivre sa sexualité sans être dérangé. Devant un tel constat, la critique radicale peine à imaginer le dépassement vers une polysexualité qui paraît aussi lointaine que le renversement du salariat, de l’État et des classes. Ce que les situationnistes ont appelé la société de la « séparation achevée » coupe le travail du reste des activités, la production de la consommation, le labeur du loisir, et crée des espaces-temps chacun réservé à sa fonction, notamment celui voué au sexe, réalité vécue à part, tabou mais dont on parle sans cesse, autant phobie qu’obsession, aggravée par la hantise de la performance.
Il n’y a donc rien d’étonnant que la pratique d’une activité à la fois si essentielle, si contrainte et si morcelée provoque par contrecoup le rêve d’une harmonie universelle sans tension ni conflit, où tout le monde aimerait (et ferait l’amour avec) tout le monde, dans une parfaite réciprocité de désirs immédiatement satisfaits. Un peu ce que promet l’univers ludique des publicités, sauf que là ce serait vrai : la « révolution sexuelle » enfin réalisée, le jeu sexuel sans enjeu, Sade sans le crime, les « fantaisies lubriques » fouriéristes sans la pesanteur du phalanstère, Sacher-Masoch sans la douleur, l’hédonisme à la portée de tous. Ce n’est évidemment pas ce dont nous parlons, ni n’était le but de Carl Wittman, du FHAR ou de Mario Mieli.12.
« Nous n’avons pas à déterminer ou à limiter d’avance les formes de liens sexuels possibles ou souhaitables. La chasteté elle-même n’est pas à rejeter. C’est une perversion aussi estimable qu’une autre ! » (Un monde sans argent, 1975-1976)
« […] nous ne sommes pas contre les perversions. Nous ne sommes même pas opposés à la monogamie hétérosexuelle à vie. » (La Banquise, 1983)
Une sexualité « non séparée » de l’ensemble des activités humaines est aujourd’hui aussi difficile à imaginer qu’un monde où n’existerait plus ce qui s’appelle « le travail »13.
Si nous avons choisi d’intituler cette série Homo, abréviation d’homosexuel, terme devenu désuet sinon péjoratif comparé à l’appellation positive « gay »14, c’est en raison de l’ambiguïté et de la richesse d’un mot qui signifie même en grec, et espèce humaine en latin. Parfois le brouillage étymologique est le symptôme d’un sens à inventer. En l’occurrence, pour reprendre Rimbaud, c’est l’amour qui est à réinventer, on le sait. Et avec lui la possibilité d’un monde futur où l’on serait humain sans avoir pour cela besoin de se classer en homo, en hétéro, en bi, etc., sans avoir besoin de se protéger entre semblables.
G.D., décembre 2017
NOTES :
1 Notre analyse concerne le monde capitaliste supposé le plus moderne, celui des États-Unis et de l’Europe (surtout de l’Ouest). Nous avons laissé de côté le Japon, très différent des pays « occidentaux ». Un voyage même rapide dans le reste du monde montrerait partout une forte réalité des pratiques homosexuelles, de l’Australie au Sri Lanka en passant par l’Afrique du Nord, l’Inde, le Pakistan, l’Afghanistan, etc. Pierre Tremblay en donne de nombreux exemples (voir « Lectures »). Mais il ne s’agit pas d’« homosexualité » au sens où celle-ci est apparue en Europe et en Amérique du Nord il y a cent cinquante ans.
2 « Naissance d’une question sexuelle », avril 2016.
3 «Homosexualité sidérurgiste », mai 2017.
4 « Être ce que nous ne savons pas encore (Stonewall, le FHAR et après) », septembre 2017.
5 « Qu’est-ce qu’un homme ? Fairy & queer à New York », novembre 2016.
6 Entretien avec Alix et avec Fabrice.
7 « Être ce que nous ne savons pas encore (Stonewall, le FHAR et après) », septembre 2017.
8 « Queer, ou l’identité qui refuse d’en être une », octobre 2017.
9 « Explosons les codes sexuels ! Une ancienne du FHAR parle », octobre 2017.
10 « Sur la « question » des « femmes » », juillet 2016.
xi What’s in an acronym ?, 2012.
12 « Être ce que nous ne savons pas encore (Stonewall, le FHAR et après) », septembre 2017.
13 G. Dauvé, « Se défaire du travail » (chapitre 3 du livre De la crise à la communisation, Entremonde, 2017).
14 En attendant de développer plus tard le sujet, précisons que nous avons préféré ne pas parler de « gay » pour traiter d’époques où ce mot aurait été anachronique. Ajoutons que, si l’on exclut le terme « homosexuel » au motif qu’il serait réducteur et trop « clinique », ou tout bonnement trop sexuel, il s’ensuit logiquement que l’on devrait s’abstenir du mot « hétéro ». Aucun vocabulaire n’est neutre. Quelles que soient les origines du mot gay, sa généralisation date du mouvement de défense des homosexuel(le)s dans les années 1970 : se dire « gay », c’était sortir du « placard » et s’affirmer publiquement, contre les divers qualificatifs méprisants et insultants alors d’usage fréquent (ils le sont encore, heureusement moins). Avec le temps, un terme de lutte a fini par entrer dans le langage courant, médiatique et politique, devenant synonyme d’un ensemble de personnes à qui leur orientation sexuelle donnerait une identité particulière. En réalité, ce que l’on nomme par exemple « culture gay » ne concerne qu’une minorité – la plus visible, généralement urbaine et plutôt socialement favorisée – de tous ceux qui ont dans leur vie des pratiques homosexuelles.