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Pourquo i la question du voile divise-t-elle les féministes ?

posté le 08/04/16 par Carole Boinet Mots-clés  féminisme 

Depuis que de grandes marques (Dolce et Gabbana, H&M, Uniqlo…) ont décidé de commercialiser des “burkinis” (maillot de bain couvrant tout le corps) et des hijabs (voile islamique couvrant les cheveux), les féministes n’en finissent plus de se diviser : s’agit-il d’une simple volonté marketing de répondre aux attentes d’une clientèle musulmane ? Ou ces initiatives constituent-elles une atteinte à l’émancipation des femmes ?

“Irresponsables“. Le mot est lâché mercredi 30 mars par la ministre des Droits des femmes Laurence Rossignol au micro de RMC, à propos des enseignes ayant décidé de commercialiser des burkinis (maillot de bain intégral) et des hijabs (voile masquant les cheveux). Pour elle, nul doute que ces marques font “la promotion de l’enfermement du corps des femmes“. Et de s’appuyer sur le concept de “servitude volontaire” pour étayer son propos : “Il y a des femmes qui choisissent, il y avait aussi des nègres américains qui étaient pour l’esclavage“. Elle s’est, depuis, excusée d’avoir employé le mot “nègre”, sans pour autant revenir sur la pertinence de sa comparaison.

Une prise de position partagée par la philosophe féministe Elisabeth Badinter qui estime, dans un entretien publié dans Le Monde le 3 avril, qu’on ne peut pas porter le voile et défendre l’égalité femmes-hommes. “Elles oublient [les féministes islamiques] qu’en guise d’égalité, elles doivent rester à la maison, que l’héritage est divisé par deux dans les pays musulmans et la polygamie admise dans le Coran dont elles se réclament” déclare-t-elle, appelant au boycott des marques. La polémique est lancée et chacun y va de son avis : Pierre Bergé se dit “scandalisé“, Agnès B. appelle à “ne pas banaliser un vêtement qui n’est pas anodin pour l’image de la femme“, tandis que Geneviève de Fontenay ne voit, elle, “rien de provocant” dans ces hijabs qu’elle trouve par ailleurs “très classes”.

Universalisme VS post-colonialisme

Derrière cette histoire de “mode islamique”, c’est bien le débat sur le voile qui refait surface (mais avait-il déjà disparu ?) Celui qui agite la société, et les féministes, depuis, en gros, la loi de 2004 interdisant le port de signes religieux ostentatoires dans les écoles publiques (et donc, a fortiori, de hijabs), suivie en 2010 de la loi interdisant de dissimuler son visage dans les lieux publics (sous-entendu : de porter un voile intégral).

Schématiquement, le débat se scinde en deux : d’un côté les féministes dites “universalistes”, qui estiment que le voile est un symbole d’oppression patriarcale, à l’image d’Elisabeth Badinter ou de Laurence Rossignol, et qu’il ne peut, sous aucun prétexte, être cautionné. Ancienne journaliste à Libération et présidente de l’association 40 ans du MLF, Martine Storti se montre plus mesurée : “Si des femmes portent le voile en France en pensant être libres, c’est effectivement leur liberté, même si pour moi c’est un signe d’oppression, nous résume-t-elle. Dire que les droits des femmes sont des concepts politiques à portée universelle, ce n’est pas dire “faites comme nous”, c’est juste dire qu’elles ont le droit à la liberté. Ensuite, elles en font ce qu’elles veulent bien entendu.”

De l’autre côté, les féministes dites “post-coloniales” défendent une vision pluri-identitaire du féminisme et de la société, et revendiquent la liberté de chacune à disposer de son corps et à se vêtir comme bon lui semble. On compte parmi elles le Collectif du 8 mars pour tout-e-s, né en 2012 d’une volonté d’organiser un cortège indépendant de la manifestation traditionnelle du CNDF (Collectif national pour les droits des femmes) afin de “faire entendre une approche non-excluante du féminisme”. L’une de ses membres, Marcia, 29 ans, nous explique ainsi que “Badinter et Rossignol ont une image de ce qu’elles aimeraient que les femmes musulmanes soient : sans foulard, et avec le moins de signes distinctifs possibles.” :

“Il faut qu’elles apprennent à laisser toutes les femmes décider de la façon dont elles s’habillent, de ce qu’elles font avec leur corps. Nous insistons sur le fait que la libération des femmes passe par leur liberté à disposer de leurs corps, et non par ce que deux femmes blanches estiment que les femmes musulmanes devraient porter ou non pour être acceptées en France…”

Pour Rokhaya Diallo, militante et co-auteure du récent livre sur le mouvement nappy Afro ! (éditions Les Arènes), “le féminisme repose sur un principe absolu : chaque femme doit pouvoir disposer librement de son corps.” Et d’ajouter : “Je ne m’autoriserai jamais à dire à une femme quelle tenue elle doit porter pour être digne de considération. Qui oserait dire à Malala Yousafzai ou à Tawakkol Kerman, toutes deux Prix Nobel de la Paix, qu’elles sont moins féministes qu’Elisabeth Badinter ?” (Elles portent toutes deux le voile). “Le symbole de l’émancipation des femmes c’est le choix ! Le seul critère qui doit nous permettre de la mesurer, c’est la faculté de chaque femme de se couvrir ou de se dévêtir sans que cela la prive des outils de son émancipation (éducation, travail, biens…)” martèle-t-elle. En d’autres termes, si l’on défend les selfies topless de Kim Kardashian et les body échancrés de Miley Cyrus, de quel droit reprocherait-on à une femme de dissimuler ses cheveux sous un voile, ou son corps sous un burkini ?

“Personne ne meurt de ne pas porter de rouge à lèvres ou de talons hauts”

Cet argument rejoint celui dit “de la mini jupe” ou “des talons hauts” : si des femmes revêtent des mini-jupes ou des talons (ou se maquillent le matin au réveil), alors même que ces vêtements et accessoires peuvent, sous un certain prisme, participer à une vision stéréotypée (et donc sexiste) de “la femme”, forcément artificialisée, sexualisée, réifiée, pourquoi d’autres ne pourraient-elles pas porter ce voile que d’aucuns perçoivent comme oppressif ? “Si Badinter estime que certains vêtements sont inacceptables, pourquoi ne s’en prend-elle pas aux talons aiguilles qui font souffrir les femmes et déforment leurs pieds ?, renchérit Rokhaya Diallo. Pourquoi ne demande-t-elle pas le boycott des régimes que l’écrivaine Léonora Miano qualifie de « burqa mentale des femmes occidentales », et qui poussent certaines femmes à s’affamer pour porter les vêtements vendus par ces mêmes marques ?”

C’est l’argument que développe Esther Benbassa, sénatrice EE-LV du Val-de-Marne et directrice d’études à l’EPHE (Ecole Pratique des Hautes Etudes) à Paris, dans une tribune publiée sur le site de Libération. Elle y dénonce un “modèle de séduction imposé” qui “reste quasi inaccessible à la majorité d’entre nous”, mais qui contribue à un “enfermement du corps des femmes qui n’a rien à envier à celui que Mme Rossignol dénonce quand elle évoque certaines musulmanes.” “Mesurer le niveau d’émancipation des femmes au degré de raccourcissement de leurs jupes, il fallait y penser ! La nudité du corps des femmes comme outil de leur libération ?” fustige-t-elle.

A la différence près que ni la mini-jupe, ni les talons hauts ne rentrent dans le cadre d’une religion. Ce que ne manque pas de souligner Martine Storti : “Personne ne meurt de ne pas porter de rouge à lèvres ou de talons hauts. Vous n’êtes jamais obligées de les porter.” Est-ce à dire que le voile relèverait forcément d’une contrainte extérieure ? “Il faut faire une distinction entre le voile imposé dans certains pays musulmans et le voile en France. Il faut admettre que des femmes portent le voile en France par conviction religieuse, sans être forcées et sans avoir aucun lien avec des salafistes, rétorque Esther Benbassa. J’ai reçu plein de courriers suite à la publication de ma tribune venant de femmes qui m’expliquaient porter le voile par religion, ou pour des questions d’identité.” Pour elle, le voile relève d’une “sémiologie très complexe” :

“Beaucoup de jeunes femmes le portent pour revendiquer une identité, dans une société qui rejette souvent les musulmans, voire les arabes. Nous sommes aussi dans une société post moderne, il ne faut pas l’oublier ! Beaucoup de femmes qui portent le voile sont aussi en jean slim !”

Partir du principe que toutes les femmes voilées l’ont été sous la contrainte a un double effet pervers : celui de ne laisser aucun libre arbitre aux femmes musulmanes, et celui d’ériger les femmes non voilées en détentrices de la vérité. Cette idée de “servitude volontaire”- avancée par Laurence Rossignol – rejoint le mécanisme de victimisation des femmes : trop faibles (intellectuellement, physiquement), elles ne se rendraient plus compte de leur propre asservissement. “Je ne comprends pas que l’on n’accorde pas aux femmes musulmanes l’intelligence minimale qui leur permet de faire un choix réfléchi, s’insurge Rokhaya Diallo. Il est frappant de voir toutes ces féministes s’exprimer en lieu et place des premières concernées. Tout le monde semble mieux savoir que les femmes voilées ce qui est bon pour elles. C’est du paternalisme.” Pour Marcia, le voile n’est tout bonnement “pas le symbole du patriarcat de façon intrinsèque.”

Un débat politique

Dès lors, peut-on encore poser la question du voile et du féminisme ? “Le voile est un objet politique, répond Caroline de Haas, il n’y a aucune raison qu’on puisse parler de tout mais qu’on ne puisse pas analyser le voile et la façon dont les religions en ont fait, à de multiples époques et aujourd’hui encore, un outil pour contraindre le corps des femmes. La question du corps des femmes est politique, qu’elle concerne l’avortement, la contraception, la fécondation… ” Mais la militante fait une distinction, essentielle, entre le politique et l’individu :

“Celles qui stigmatisent les femmes voilées font une grave erreur, qui est de faire des amalgames, des raccourcis. Dans le même temps, quand Rokhaya Diallo par exemple, explique que chaque voile est différent, elle fait, elle aussi, une grave erreur, qui est d’assurer que le voile doit échapper au débat politique. Où pose-t-on, à ce moment-là, la limite du politique ? C’est, à mon avis, très dangereux.”

Et de proposer un parallèle avec une femme décidant d’être “au foyer” pour s’occuper de sa famille : “On peut penser qu’elle reproduit un schéma, des mécanismes sociaux qui placent la femme dans une situation d’infériorité. Est-ce que cela signifie qu’il est pertinent de les pointer du doigt et d’expliquer que ‘ces femmes’ n’ont rien compris à l’émancipation ? Non. On doit respecter l’individu et ses choix, même si on est en désaccord, tout en remettant en question les mécanismes politiques, sociaux, religieux à l’œuvre derrière ces choix.”

A l’image de Martine Storti, qui appelle dans Sortir du manichéisme (éditions Michel de Maule, 2016) à se départir d’une vision “oui/non” “noir/blanc” pour embrasser la complexité des idées et des sujets de société, Caroline de Haas assure ne se revendiquer ni du féminisme universaliste ni du féminisme post-colonial. “Nous reproduisons tous des mécanisme de discrimination, moi comprise. C’est donc dangereux, contre-productif et donneur de leçon de pointer des individus du doigt. Mais si demain une organisation politique vient par exemple m’expliquer que pour être une femme il faut se maquiller et porter des talons hauts, là je rentrerai dans le débat car je serai face à des militants, à une organisation politique.”


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