La face cachée de "Marianne" : l’affaire BHL - Peshmerga
Elle éclate dans le courant de juin 2016, après queMarianne eut consacré une place considérable dans son numéro 999, daté du 3 au 9 du mois au dernier film de BHL, intitulé Peshmerga, consacré aux combattants kurdes. Le choc dans la rédaction a plusieurs raisons. D’abord, le film est plutôt mal accueilli par la critique, qui, au fil des ans, a été de moins en moins dupe des opérations de communication de l’essayiste mondain, caricature des systèmes de connivence parisiens. Beaucoup s’étonnent donc que Marianne, qui aime ordinairement donner des leçons de morale à toute la presse sur ce type de liens de consanguinité, se prête à une pareille mise en scène.
Le deuxième sujet d’étonnement, c’est la pagination exceptionnelle mobilisée pour l’événement. Marianne fait en effet une partie de sa couverture avec le sujet (voir ci-contre) et y consacre 5 pages intérieures. Comme s’il s’agissait d’un événement planétaire. Et puis surtout – troisième sujet de stupéfaction – l’ensemble est sans nuance, dithyrambique de la première à la dernière ligne. Cela commence par un éditorial d’Alexis Lacroix. Chargé à l’époque des pages « Idées » du magazine, le journaliste, qui doit son embauche à Joseph Macé-Scaron, travaille aussi pour la revue La Règle du Jeu de Bernard-Henri Lévy : sur le site de la revue de BHL, il y est présenté comme « responsable des séminaires de La Règle du jeu toutes les semaines ». Il est donc en total conflit d’intérêts. Cela se poursuit par un immense reportage de presque quatre pages, lui aussi formidablement élogieux jusqu’à l’outrance, signé par un pigiste, le très controversé Mohamed Sifaoui. Et cela se clôt par une petite chronique, tout aussi louangeuse, discrètement signée « Grégoire Chertok ».
De bien sulfureux partenariats
Si ce dernier article prend moins de place que les autres, il frappe tout autant les esprits. Car Grégoire Chertok, qui tient une rubrique cinéma dans Marianne depuis janvier 2016, intrigue beaucoup la rédaction. Et pour cause ! Associé-gérant de la banque Rothschild, conseil dans les plus grandes opérations financières qui se déroulent sur la place de Paris, conseil aussi de quelques-uns des plus grands patrons français, tel Martin Bouygues, il est aussi engagé en politique : adjoint au maire Les Républicains du XVIearrondissement de Paris, conseiller régional d’Île-de-France, il est un ami intime de Jean-François Copé. Depuis le début de l’année, c’est donc un mystère qu’aucun journaliste n’est parvenu à percer : mais qui diable a enrôlé Grégoire Chertok dans les colonnes de Marianne ?
Tout cela sent donc mauvais ! Des conflits d’intérêts et des connivences à tous les étages… La rédaction n’est pourtant pas au bout de ses (mauvaises) surprises. Elle va, aussi, très vite découvrir que tout cela est le produit d’un partenariat et que « BHL » a même sorti son carnet de chèques pour financer une partie de l’opération.
Lors du comité d’entreprise suivant, le 16 juin 2016, c’est donc le clash : les représentants de la rédaction demandent des comptes sur ces sulfureux partenariats que pratique Marianne (comme beaucoup d’autres journaux), au risque que les journalistes violent les principes éthiques de la profession et soient sommés de participer à des publireportages. C’est la journaliste Élodie Émery qui lance le débat : « On avait demandé plus de transparence sur les partenariats, et puis, il y a eu cette histoire de film de BHL. Il y a eu une grande discussion en conférence de rédaction sur le fait qu’il y avait 5 pages dans le journal, dithyrambiques et sans nuances. » Elle note aussi que « le logo de Marianne est sur les affiches ».
Faisant mine d’ignorer tous les principes éthiques du journalisme, Frederick Cassegrain, qui préside le CE, répond avec morgue : « Si ça me permet de payer à la fin du mois… Il y a un moment où il faut savoir ce qu’on veut, ils ont pris un certain nombre de choses. »Sur le coup, les journalistes présents ne relèvent pas ce que signifie cette curieuse formule « ils ont pris quelque chose ». Ils s’attachent à défendre l’indépendance de la rédaction.
« Sur le traitement, la question se pose de savoir si on doit faire du publireportage quand on est partenaire d’un événement », s’inquiète le journaliste Bruno Rieth. En réponse, Frederick Cassegrain défend ce type de partenariat, sans dire que cela exclut des publireportages. Il évoque ainsi un prochain partenariat avec la ville de Cherbourg, qui prévoit en contrepartie deux pages dans Marianne, soulignant que L’Obs et Libé font strictement la même chose.
« On ne peut pas faire de pub déguisée, insiste Bruno Rieth.
— Non, on leur donne deux pages de pub en plus. Mais je vois ce que Libération a fait sur DCNS, payé à Libération par DCNS [il s’agit d’un groupe d’industrie navale militaire, dont l’État est l’actionnaire majoritaire – ndlr]. Eh bien, le papier est très élogieux. En plus, c’est une belle boîte, répond sans la moindre gêne Frederick Cassegrain. Soit dit en passant, la Société des rédacteurs de Libé conteste le moindre partenariat avec DCNS.
— Eh bien, il faut dénoncer ça ! Ce sont les ruptures du contrat de confiance avec le lecteur qui nous perdent !, s’indigne Élodie Émery.
— Je vais vous dire quelque chose : j’ai vendu à DCNS le fait qu’on puisse faire un hors série sur les énergies nouvelles, réplique Frederick Cassegrain.
— Pourquoi pas, s’il y a un travail journalistique derrière. Mais pas si c’est là pour passer des plats au partenaire, plaide Bruno Rieth.
— Pas passer des plats, mais sans moyens on n’arrivera pas à faire des opérations, dit Frederick Cassegrain.
— Sans éthique journalistique, on n’y arrivera pas non plus…, s’agace Élodie Émery.
— On ne peut pas d’une main demander à nos lecteurs de soutenir notre indépendance et de l’autre faire des publireportages, surenchérit Bruno Rieth.
— Ce n’est pas faire un publireportage ! Simplement, personne, dans cette maison, ne se serait penché sur DCNS avant qu’on en parle. Qui ça intéresse ? Il faut seulement que vous vous posiez la question comme la rédaction du Monde l’a fait, comme la rédaction de Libé [ce que conteste aussi la Société de rédacteurs de ce journal] l’a fait. Il est vrai qu’eux ne sont plus indépendants. On n’a pas de leçons à donner là-dessus, lâche Frederick Cassegrain.
— On en donne tout le temps, des leçons, et c’est même pour cela que nos lecteurs nous achètent, parce qu’ils considèrent que nous sommes indépendants, objecte Bruno Rieth.
— Donc, pour résumer, vous avez vendu deux pages de contenu élogieux sur la ville de Cherbourg ? », interpelle une autre journaliste, Anne Dastakian.
Et c’est à ce stade de la conversation que Bruno Rieth revient en arrière, comme si cette mystérieuse phrase du début lui revenait à l’esprit. Et il pose la question : « Et au fait, le partenariat avec BHL, qu’est-ce que ça nous a rapporté ? » Ce à quoi Frederick Cassegrain répond sur-le-champ : « BHL a pris les dos de kiosques pour vingt et quelque mille euros, ainsi que l’avant-première où on a invité nos lecteurs. »
Selon un proche de la direction qui ne souhaite pas être cité, l’affaire n’a, en fait, rien de mystérieux. Yves de Chaisemartin et Grégoire Chertok se connaissent depuis très longtemps et, voyant que le second tenait un blog sur le cinéma, le premier lui a proposé de le faire à Marianne. La même source fait observer que cela n’a rien de choquant : l’ancien patron de BNP Paribas, Michel Pébereau, n’a-t-il pas lui-même longtemps écrit sur sa passion, qui était la science-fiction ? Ultimes arguments de notre source : c’est un règlement de comptes, auquel Grégoire Chertok est totalement étranger. Enfin, nous dit-on, il n’y a aucun lien financier entre Marianne et Grégoire Chertok, et ce dernier n’a aucun intérêt dans la moindre société de production.
Peu de temps après la mise en ligne de notre article, Bernard-Henri Lévy nous a joint pour contester les informations fournies par Frederick Cassegrain au comité d’entreprise. Nous assurant qu’il n’avait apporté aucun financement à Marianne, il nous a dit que ces informations étaient « inexactes et farfelues ».
Il n’empêche ! Marianne, journal supposé indépendant, a fait écrire des articles dithyrambiques sur BHL par un banquier, et un proche de BHL lui-même. Lequel BHL a lui-même financé pour un peu plus de 20 000 euros des affiches pour les dos de kiosques, affiches que le magazine ne confectionnait plus depuis de longs mois pour des raisons d’économie budgétaire. Et le même BHL a aussi financé la soirée de la « première » de son documentaire, réservée aux invités du magazine.
Source : http://archive.is/4ZPwQ#selection-1459.0-1675.453