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Que penser d’"Inch’ Allah", le livre polémique sur l’islamisation de la Seine-Saint-Denis ?

posté le 25/11/18 par https://www.lesinrocks.com/2018/10/25/actualite/que-penser-dinch-allah-le-livre-polemique-sur-lislamisation-de-la-seine-saint-denis-111137346/ Mots-clés  médias 

Gérard Davet et Fabrice Lhomme ont dirigé une enquête d’un an visant à démontrer "l’islamisation" de la Seine-Saint-Denis. Ils ont mis en avant le caractère inédit, à la fois de leur démarche et des faits relatés. Problème, l’ouvrage manque de données, de recul et beaucoup de "révélations" du livre ont en fait déjà été traitées par d’autres journalistes.

Il n’est pas rare qu’un "livre-enquête" sur l’islam entraîne avec lui polémiques et levées de boucliers. Quand il porte sur "l’islamisation", c’est quasiment inévitable. Preuve d’une crispation autour d’une religion pratiquée par cinq millions de Français et de son traitement médiatique. Preuve qu’il est compliqué de s’affranchir des idéologies et prérequis, de droite comme de gauche, qui président parfois aux travaux sur ce sujet.

Se glisser dans cet interstice, c’est le pari tenté par Inch’Allah, l’islamisation à visage découvert. Les auteurs préviennent dès l’introduction, puis sur tous les plateaux télés (et il y en a eu beaucoup), ça sera "les faits, les faits et les faits". Pour ça, un seul moyen : "le terrain, le terrain et le terrain." Pas d’idéologie, pas de prérequis, pas de préjugés. Seul un angle : "l’islamisation" du département de Seine-Saint-Denis.

Le livre a été pensé et dirigé par deux journalistes d’investigation plus que reconnus, Gérard Davet et Fabrice Lhomme. Le binôme star du Monde a piloté une "cellule d’enquête" avec cinq étudiants du Centre de Formation des Journalistes (CFJ), l’une des plus prestigieuses écoles du milieu. Ils les ont envoyés sur "le terrain" pour dénicher histoires et anecdotes visant à illustrer "l’islamisation en marche en Seine-Saint-Denis". Davet et Lhomme ont ensuite relu, réécrit et rassemblé les travaux.

Premier jour, première polémique

Mais la véracité de la première anecdote des premières pages du livre a très tôt fait polémique. On y apprend que la PJ du 93 serait scindée en deux au nom de l’islam, du fait d’un barbecue annuel où l’halal serait désormais roi.

"C’est entièrement faux, s’insurge Abdoulaye Kanté, fonctionnaire de police et chargé jusqu’à l’année dernière de l’organisation de ce fameux barbecue. Ne serait-ce que pour une raison : ils parlent d’un fait qui s’est déroulé très récemment. Or l’an passé il a été annulé pour cause de pluie, en 2016 et 2017, il tombait en plein mois de ramadan, les collègues musulmans n’étaient pas là. Alors c’est quand ?"

Davet et Lhomme -cette info est d’eux et pas des étudiants- balaient d’un revers de main et évoquent "une réaction corporatiste" dans Libé. "On maintient nos informations et on ne donne pas plus d’importance à cette anecdote. Le bouquin a mille fois plus d’importance que cette anecdote." En minimisant un peu la portée de l’histoire, puisque dans Inch’Allah, ils écrivent à propos des barbecues de la PJ qu’il est "difficile de trouver exemple plus frappant du processus".

Abdoulaye Kanté, qui trouve par ailleurs le livre "plutôt bien", n’en revient pas. "C’est vraiment pour faire le buzz parce qu’ils n’en parlent plus dans la suite du livre. Sauf qu’ils ne se rendent pas compte mais ils créent eux-mêmes tensions et rumeurs. J’ai des copains qui me disent qu’on leur a dit qu’il y a des salles de prières en bas du SRPJ 93. Franchement..."

Nuances et personnages

A la lecture, le propos est plus nuancé que ce que laisse entendre le titre de l’ouvrage. Dans l’ensemble, Inch’Allah ne tombe pas dans les travers du trop ou du trop peu même s’il soulève d’autres interrogations.

Les vingt-et-un chapitres sont construits autour d’autant de personnages présentés comme incarnant "d’une façon singulière, un des multiples visages de cette islamisation". Chaque portrait (syndicaliste, imam, professeur, secrétaire...) est l’occasion de passer au crible une situation ou un domaine censé illustrer la montée du rigorisme religieux dans le département.

Lobbying religieux et poupées sans visage

Plusieurs passages décrivent des situations qui posent de vraies questions quant à l’immixtion de la religion dans différentes strates de la société. On y apprend le lobbying d’associations religieuses pour influencer le politique et, à l’inverse, d’un clientélisme mis en place par certains élus locaux pour gagner des voix. On découvre avec effarement les petits arrangements entre édiles de certaines villes et associations musulmanes. Où par exemple la promesse d’une construction de mosquée est "l’assurance de trois mandats". Les faits sont décortiqués et la problématique bien expliquée.

Un autre chapitre consacré à une école coranique où les poupées n’ont pas de visage car "seul Allah peut créer" présente une situation assez effrayante, mise en perspective école publique / école privée. De même lorsque les auteurs révèlent que la mission locale de Sevran aurait constitué une liste blanche "d’entreprises tolérantes vis-à-vis des signes religieux".

Des révélations ?

Mais le problème c’est que lorsque l’on s’appelle Davet et Lhomme et qu’on a, entre autre, quasiment fait tomber le dernier président de la République : on attend du très lourd. Et puis le titre "racoleur" (le mot est de Davet et Lhomme eux-mêmes) nous le doit bien. "Inch’Allah, l’islamisation à visage découvert" : on a fait plus fin et plus humble.

Or niveau révélations, le bât blesse. Ces faits si fièrement arborés sont, pour certains, pas tout à fait nouveaux. Interrogé sur ce sujet sur BFM, par Charlotte d’Ornellas, journaliste bien à droite, Davet répond du tac au tac : "Je m’attendais à cette question, mais vous ne citez que des livres avec de l’idéologie. Nous n’avons pas l’ombre d’une idéologie. Nous n’avons que des faits. C’est ce qui nous distingue de ce qui a été fait avant." Effectivement, puisque d’Ornellas prend pour exemple un bouquin de Philippe de Villiers, Les Mosquées de Roissy.

Pourtant, si on laisse de côté les idéologues de tous bords, il reste une multitude de travaux solides et objectifs sur ces questions. Et cela peut sembler un peu facile de s’arroger le monopole des faits et de leur véracité en débarquant sur un tel sujet. Surtout quand des confrère ont déjà mis en lumière au fil d’enquêtes sérieuses ce qui est présenté comme des révélations sur tous les plateaux télés du paf.

Un goût de réchauffé

Par exemple le chapitre intitulé, Le syndicaliste, qui présente la présence, bien réelle, d’un rigorisme islamique à la RATP, particulièrement au dépôt de Pavillon-sous-Bois. L’un des passages qui a le plus retenu l’attention des commentateurs du livre, semblant tomber des nues à sa lecture. Un des journalistes, auteur du chapitre, se félicite d’y être entré et d’avoir pu révéler ce que personne ne connaissait. Sauf que certains confrères ne l’avaient pas attendu. Au lendemain des attentats du 13-Novembre, une longue enquête de l’Obs s’était penchée sur le sujet.

Peut-être les journalistes ne s’étaient-ils pas introduits dans le dépôt, ou en tout cas ne s’en étaient-ils pas gargarisés, quoi qu’il en soit, les faits sont les mêmes. Conséquence : on se retrouve avec des anecdotes au goût réchauffé.

Quand Inch’Allah parle du chauffeur de bus qui refuse de se mettre à la place du conducteur parce qu’elle était occupée par une femme ? Raconté par l’Obs. Les groupes et les fréquentations de la RATP constitués par origines ? Révélés par l’Obs. Le livre qui explique plus loin que le syndicat Force ouvrière est "surnommé Force... Orientale", avec un usage de points de suspension laissant entendre de l’inédit ? OK. Mais l’Obs en avait fait un intertitre. En gras.

Des témoignages inédits mais pas que...

"D’accord mais on a des témoignages qui sont nouveaux depuis 2015, se défend Ivanne Trippenbach, l’une des enquêtrices du livre qui s’appuie sur l’histoire, inédite pour le coup, d’un ancien employée viré pour radicalisation et dénoncé par la RATP. Cela prouve le développement d’une atmosphère de suspicion généralisée dans cette entreprise." C’est d’ailleurs bien expliqué. Mais cela ne représente que quatre pages sur les douze du chapitre. Quel intérêt de répéter ce qu’on a déjà lu ailleurs, même si ce sont d’autres interlocuteurs, similaires, qui l’expliquent ? Ou alors, il serait plus heureux de ne pas le présenter comme "un pavé dans la marre".

Surtout qu’on retrouve le procédé à plusieurs reprises. Notamment dans le chapitre L’incompris, construit autour de Jean-Pierre Obin auteur d’un rapport sur la situation dans les écoles dès 2004. A sa sortie, le rapport avait été étouffé par le gouvernement d’alors. Inch’Allah le raconte de façon un peu spectaculaire, sur le ton de la révélation, points de suspension à l’appui parlant d’un rapport "soigneusement enterré" "par un certain... François Fillon". Sauf que dans une interview donnée à l’Express en 2015, Obin l’annonçait sans artifice.

Lors de ce même entretien, l’ancien inspecteur relate un incident : "ce principal de collège d’une sous-préfecture d’un département rural (...) racontant comment les élèves avaient acclamé Ben Laden, dans un car de ramassage scolaire." La version d’Inch’Allah est substantiellement la même : "En Ardèche,dans un car de ramassage scolaire, un groupe d’adolescents chantaient les louanges à Ben Laden."

Spotlight ?

Un autre chapitre concerne l’islamisation de certains secteurs de l’aéroport de Roissy. Le sujet est plutôt finement traité. Mais dans son édition du 8 juillet 2016, Marianne fait déjà ce même constat lors d’une enquête qui n’a rien à envier à celle d’Inch’Allah.

Les anecdotes sur cette femme de ménage qui peste contre les tapis de prières l’empêchant de passer l’aspirateur ? Marianne dit exactement la même chose. Celle concernant le deuxième C de CFTC, opportunément transformé en Coranique pour drainer des nouveaux adhérents ? Déjà racontée par l’hebdo. Les employés qui refusent de toucher l’alcool dans les duty free ? Pareil.

Alors certes, pour qui n’avait pas lu Marianne le 8 janvier 2016, c’est une révélation. Mais on est bien loin de l’enquête "spotlight" vendue par les deux journalistes d’investigation.

Un diagnostic sans données

Pour Ivanne Trippenbach, la critique est peu dure. "Je ne dis pas que tout est absolument nouveau. Ce sont des phénomènes connus, on le dit et on le redit. Mais notre originalité, c’est qu’on apporte des histoires et des témoignages récents et inédits qui sont révélateurs de phénomènes plutôt connus." D’autant que ces cinq jeunes journalistes, on le sent bien au fil de leurs apparitions et des interviews, sont de bonne foi.

Peut-on pourtant prétendre à "prouver" "l’islamisation" d’un territoire aussi complexe que la Seine-Saint-Denis par une succession d’histoires sans données statistiques ni sociologiques et que veulent dire des faits s’ils ne sont pas étayés par ces dernières ?

Après avoir rapidement rappelé que le "9-3" est le département le plus pauvre de France, en introduction, les chiffres qui caractérisent la Seine-Saint-Denis -et encore ce n’est que pour Sevran- ne sont mentionnés qu’à la moitié du livre. On y lit que le taux de chômage est le double que dans le reste du pays et que les jeunes sont près de 40 % à être sans-emplois.

Mais aucun mot sur la fuite des services publics, ni sur les associations prises entre le marteau de la pauvreté et l’enclume de la religion. Une ou deux simples références au trafic de shit endémique ou à la violence, notamment aux Beaudottes (Sevran), l’un des lieux décortiqués par le livre, qui pourtant explique qu’une partie de la population se réfugie dans la religion.

"Ce n’était pas notre angle", soufflent quelques un d’entre eux. De fait, on le voit dans le reportage de LCP sur les coulisses de l’exercice, Davet et Lhomme les ont sommés de s’éloigner des chiffres pour aller sur le terrain. D’un point de vue pédagogique, très bien, cela se justifie amplement. Mais prétendre rendre compte de la réalité d’un phénomène si complexe sans aucune perspective, historique, sociologique ou statistique pose question. Et Inch’Allah en manque cruellement.

Juxtaposition sans articulation

Conséquence, à la fin du bouquin, on étouffe un peu. Toutes ces histoires et ces personnages-clefs, ont peu à voir entre eux si ce n’est le rapport proche ou lointain qu’ils entretiennent avec l’islam. Chaque chapitre est ainsi bourré d’anecdotes concernant les différents domaines de la vie et de la société où s’immisce un religieux de plus en plus présent.

Le tout est juxtaposé plus qu’articulé. On se retrouve dès lors avec une succession d’histoires dont l’ensemble devient anxiogène, jusqu’à laisser penser qu’un grand voile noir se serait abattu sur l’ensemble d’un département où plus rien n’échapperait au contrôle de l’islam. Or, et les auteurs en conviennent, ce n’est pas le cas. Dommage, car chaque chapitre pris isolément est plus nuancé que ce que laisse transparaître la somme de ces derniers.


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