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Queer, ou l’identité qui refuse d’en être une

posté le 05/11/17 par G.D - https://ddt21.noblogs.org/?page_id=1810 Mots-clés  genre / sexualité 

Plus de vingt ans après Stonewall – émeute new-yorkaise en 1969 devenue symbole des luttes homosexuelles1 – au moment où l’homosexualité commence à pouvoir sortir du « placard », une aile du mouvement gay et lesbien ne se satisfait pas d’une acceptation de façade, ni d’une tolérance sociale inefficace contre l’épidémie de sida. Cette minorité se revendique « queer », reprenant un mot jusque-là employé à la fois contre et par les homosexuels mais généralement avec une acception négative (queer = bizarre). Cette réaction venue de la base aura son prolongement dans le monde intellectuel, et sera reprise aussi par des radicaux qui en feront la base d’un programme de subversion totale.


De gay à queer

Dans la décennie soixante-dix, une minorité du mouvement gay et lesbien se dresse contre le rejet qu’y subissent les « déviants ».

Née dans un milieu ouvrier pauvre, Dorothy Allison explique que, même parmi les lesbiennes, le fait que sa « sexualité soit construite au cœur du fétichisme cuir, et autour des dynamiques butch/fem, est largement considéré avec un dégoût ou une haine catégorique. » (toutes les références dans « Lectures » à la fin du texte).

Ce qu’elle qualifie de sex radical (ensuite appelé « féminisme pro-sexe ») s’oppose à la censure de la pornographie. Pour elle, « le mot queer signifie beaucoup plus que lesbienne. Depuis que j’ai commencé à l’employer en 1980, j’ai toujours voulu signifier que je ne suis pas seulement une lesbienne mais une lesbienne transgressive – fem, masochiste, aussi sexuellement agressive que les femmes que je recherche, et aussi pornographique dans mon imaginaire et mon activité sexuelle que l’hégémonie hétéro ne l’a jamais cru ».

Pat Califia (devenu depuis Patrick), entre autres praticienne du S/M, déclare : « Je m’identifie plus fortement comme sado-masochiste que comme lesbienne. […] La plupart de mes partenaires sont des femmes, mais je ne me délimite pas par le genre. »

Lisa Duggan n’a pas la célébrité mondiale d’une Judith Butler, probablement parce que sa lutte contre la censure anti-pornographique – censure soutenue par une partie des féministes – la prive de respectabilité. Elle est pourtant l’une des fondatrices du phénomène « queer ». Lisa Duggan constatait en 1991 les limites de la ligne « libérale » visant à faire accepter les gays et lesbiennes comme minorité aux côtés des Noirs et des femmes, avec droits égaux à ceux des autres citoyens. Mais elle refusait tout autant la constitution d’un « ghetto » bénéficiant d’ailleurs surtout aux lesbiennes et gays favorisés et blancs. Aussi prônait-elle la construction d’une « communauté queer » à partir des vrais marginaux sexuels, ceux et celles qui pratiquent sans entrave la circulation de leurs désirs. Cette position contredit l’idée du gay « de naissance » ou qui « n’y peut rien ». Le queer permettrait la (dis)solution sociale par « partage d’une dissidence des formes dominantes de sexe et de genre ». A condition que leur hétérosexualité sorte des stéréotypes, certains hétéros pourraient donc y participer : on n’est pas queer homo ou queer hétéro, seulement queer.

Ce qui serait resté un phénomène mineur va prendre de l’ampleur avec l’épidémie de sida, et la mobilisation marquée en particulier par Act Up. Quand l’organisation est fondée aux Etats-Unis en 1987, son nom est significatif : to act up, c’est mal se conduire, ou de manière imprévue, et dans Aids Coalition To Unleash the Power, il s’agit de « déchaîner » un pouvoir par les méthodes d’action directe. A partir de cette époque, queer fonctionne en opposition à gay. Act Up ne se bornait pas à militer pour la prise en charge par la société des malades du sida, il renouait aussi avec l’exigence de fluidité sexuelle des premières années après Stonewall, mettant en cause le conformisme d’un mouvement gay en cours d’institutionnalisation. Minoritaires dans une minorité, les queers l’étaient, mais d’une minorité très active, qui a fortement transformé l’attitude de la société étasunienne devant la crise du sida.

Voici ce qu’en écriront bien plus tard, en 2014, des queers portugais, dans un pays où jusqu’en 1982 l’homosexualité était criminalisée :

« Nous définissons l’érotisme – ou la sensualité ou le désir ou la sexualité – comme tout ce qui fait appel à l’univers du toucher, du regard, et aux imaginaires qui y sont liés. En clair, nous voulons que queer soit le terme consacré pour désigner tout ce qui prête à l’érotisme une dimension politique et qu’il soit employé par celles et ceux qui appréhendent l’érotisme comme une zone de guerre anticapitaliste et contre l’État. »

Une zone : la question porte sur délimitation d’un espace au cœur d’un ensemble plus vaste.


Nation queer

Fondé en 1990 comme groupe à l’intérieur d’Act Up, Queer Nation s’en sépare rapidement pour se donner des objectifs plus larges que les campagnes sur le sida, comme l’illustre un de ses principaux slogans : « Nous sommes partout, nous voulons tout ». Etre queer, c’est lutter contre la discrimination, qu’elle soit basée sur le genre, la race ou la classe. Queer Nation s’oppose aussi à la revendication de droits, cheval de bataille des grandes organisations que l’on commence à appeler LGBT vers la fin des années 1980.

Queer Nation diffuse son Manifeste à la Gay Pride new yorkaise de 1990 :

« le monde appartient aux hétéros. […] Les hétéros sont ton ennemi. […] c’est nous qui savons ce qu’est l’amour. Même chose pour le désir et la luxure. Nous les avons inventés ! […] Chaque fois que nous baisons, nous gagnons. […] Nous avons tant donné au monde : la démocratie, tous les arts, les concepts d’amour, de philosophie, et d’âme. […] Je porte mon triangle rose partout. Je ne baisse pas la voix en public lorsque je parle de sexe ou d’amour lesbien. La révolution pourrait être déjà là si on la commençait. »

Le Manifeste ne propose d’autre définition de queer que le fait d’agir en queer, c’est-à-dire contre toute forme d’exclusion et d’oppression. Au lieu d’une identité (gay, ouvrier, afro-américain, latino, etc.), queer représente alors un engagement politique opposé aux courants homosexuels dominants, et un activisme dont la lutte contre le sida n’est plus qu’un objectif parmi d’autres. Être queer, c’est se vouloir en rupture, en rupture politique menée par des activistes. Rien d’étonnant donc que le mot et l’activité qu’il recouvre soient restées minoritaires, et que la majeure partie du mouvement homosexuel persiste à se dire « gay » ou « lesbien ».

Replacée dans la configuration des années 1980, après deux décennies de luttes revendicatives finalement défaites, et la montée du « libéralisme », l’équation

« queer = déviant = discriminé = dominé = en révolte »

devient une référence obligée pour ceux qui cherchent une vision générale dépassant les questions sexuelles, mais qui ne peuvent pas, ou ne veulent pas, raisonner en termes de classe. Celui ou celle qui se revendique « queer » sait fort bien que la pression hétéronormative ne pèse pas de la même façon sur une blanche ou une noire, sur un avocat ou un ouvrier. Mais comme une analyse de classe, et plus encore la participation à une lutte de classe apparemment inexistante ou défunte, semble impossible, le discours queer lui offre une façon de parler et de traiter de la division sociale tout en n’accordant qu’une importance mineure à l’exploitation du travail par le capital. Le fait essentiel, c’est la domination. L’activité queer opposant ceux qui acceptent les normes à ceux qui les refusent (l’ennemi c’est le normé, le normatif, l’hétéro finalement), les membres de toutes les classes peuvent se joindre à cette lutte. Et puisqu’il s’agit de combattre toute forme d’oppression, il faut faire converger toutes les luttes spécifiques.

La révolution, c’est maintenant si nous nous donnons l’énergie de la faire, proclamait Queer Nation, mais le projet militant de renouer avec la dynamique de Stonewall ne pouvait entraîner que la déception. Désormais, le queer allait investir de nouveaux terrains.

Activisme universitaire

À partir de 1993, le queer perd son caractère militant alors qu’il rencontre une popularité loin de se limiter à l’avènement de la queer theory : il a son style de vie, ses looks, son cinéma, ses magasins, ses agences de voyage… Au moment où Queer Nation disparaît de presque toutes les villes des États-Unis, des universitaires comme Lisa Duggan imaginent possible de l’animer – ou de le ranimer – dans les amphis et les colloques.

Mieux que le gauchisme marxisant des années 1970 (qui des deux côtés de l’Atlantique n’aura finalement concerné qu’une mince frange des universités) la théorie queer avait tout pour s’intégrer dans un post-modernisme nourri de radicalités décomposées en fragments. On ne veut plus de théories générales (baptisées « grands récits ») permettant une vision globale de l’histoire. La réalité est désagrégée en une multitude de formes de pouvoir et d’hégémonie, et l’action collective susceptible de transformer la réalité est elle-même divisée en une multitude de pratiques déconnectées des conflits de classe chers à un marxisme rejeté pour son prétendu « essentialisme ». Ce que faute de mieux Queer Nation nommait queer pour réunir différents domaines d’intervention aux contours flous et inclusifs, les universitaires queers le théorisent maintenant comme sphère séparée… tout en se demandant comment la relier aux autres. Le queer serait une force politique dotée d’une capacité de bouleversement social aux côtés des communautés de couleur, des féministes, des cultures de rue, des altermondialistes, etc.

Peu importe qu’on ne sache pas vraiment ce que recouvre « le queer », il sert alors d’unificateur idéologique et évite de s’interroger sur une double défaite : l’échec de la « révolution sexuelle » des années 1970 dans sa prétention de révolution sociale, et la faillite de ceux des gays et lesbiennes qui espéraient faire de l’homosexualité l’arme subversive par excellence2 . Le queer arrive au bon moment. Contrairement au marxisme jusque-là à la mode, le queer a l’énorme avantage de n’avoir aucune prétention totalisante, et de privilégier le divers, le diffus, le sectionné, le poreux. Avec, toujours sous-jacente, cette idée que la société n’aurait pas de centre de gravité, et que nous vivrions désormais dans un post-capitalisme tellement post qu’il cesserait d’être capitaliste.

Le rôle du queer universitaire a été d’élargir le champ des questions gay-lesbiennes à un point de vue plus général en lui enlevant son élan critique radical. Dans les années 1970, les antagonismes sociaux avaient obligé les sociologues à traiter des classes mais, après 1980, l’épuisement revendicatif modifie leur vision des contradictions sociales : l’exploitation se trouve remplacée par la domination, concept extensible quasiment à tout ; fin XXe siècle, et pas seulement aux États-Unis, les women’s studies seront diluées dans les gender studies, elles-mêmes bientôt « subsumées » dans les subaltern studies.

En 1991, Lisa Duggan croyait possible un activisme universitaire : son récit désillusionné et cocasse de la Ve Conférence des Lesbian & Gay Studies à l’université Rutgers l’année suivante dément ses espérances. L’université n’est en effet pas là pour subvertir la société : enseignée dans l’amphi, la critique sociale en est forcément dévitalisé.

Mort du sujet

Si Judith Butler, à qui ne revient pas l’invention de la « théorie queer » (le mot est absent de son livre Trouble dans le genre (1990), pourtant réputé fondateur), passe pour sa figure de proue, elle le doit à sa critique d’un féminisme qui croyait riposter à la domination masculine en défendant, voire en valorisant une identité féminine. Au lieu de s’attacher à ce qui est commun aux femmes, Judith Butler propose « une critique radicale des catégories de l’identité » : le féminisme court à l’échec quand il se laisse assigner à un féminin, même redéfini de façon positive. Le queer, c’est le refus d’être assigné à quoi que ce soit.

Or, Trouble dans le genre ne remet pas seulement en cause la catégorie « femme » comme sujet (historique), mais aussi tout sujet qui se voudrait « candidat ultime à la représentation », ou « candidat au statut de condition première de l’oppression ».

Ce que cherche la théorie queer, c’est comment s’emboîtent des formes d’oppression dont aucune (et certainement pas le salariat) ne serait déterminante, mais qui dépendent les unes des autres, et dont la déconstruction sera l’œuvre d’une conjonction de catégories en lutte, notamment les minorités sexuelles ou de genre. Queer désigne ici le programme d’une coalition de groupes socialement exclus, et ne dépasse une identité (féministe) qu’en la complétant d’autres. Il n’y a pas un sujet historique unique : ils sont innombrables, littéralement, car les compter serait en limiter le nombre, donc oppressif. L’addition infinie libère et un vrai mouvement émancipateur se reconnaîtrait à ce qu’il peut toujours inclure une minorité supplémentaire.


Quand Judith performe

A la différence de Marx qui part de la contradiction bourgeois/prolétaire fondée sur un rapport de production, Judith Butler décrit, elle, un rapport de répétition : c’est en se répétant que l’acte de soumission se perpétue, répétition qui passe en priorité par la façon d’être et, en particulier, par le langage. S’il y a domination, c’est parce que les dominés l’acceptent en la réitérant : il suffirait donc d’interrompre ce processus.

« Dans quel sens peut-on parler du genre comme d’un acte ? », interroge Judith Butler : « Comme c’est le cas pour d’autres comédies sociales de type rituel, l’action du genre requiert une performance répétée », « la performance du genre ». La solution est simple : puisque des comportements font la réalité sociale, d’autres comportements la déferont par des « actes corporels subversifs ». Si le genre, c’est ce qui nous force à jouer le rôle qui fait chacun homme ou femme, nous en sortirons en passant d’un rôle imposé à divers rôles choisis.

Le concept linguistique de performativité trouve ici son emploi hors du seul domaine où pourtant il a un sens : le langage. Car il est faux de dire que la parole permette de « performer » des créations : la phrase « Je vous déclare unis par les liens du mariage » ne rend le mariage effectif que par le cadre institutionnel où elle est prononcée, et grâce aux actes administratifs qui y sont liés.

Cela, Judith Butler ne peut l’ignorer, mais n’en tient pas compte, car croire que « Dire, c’est faire » est indispensable à qui veut privilégier la parole, la « formation discursive », « l’effet discursif », c’est-à-dire le pouvoir des mots, comme le dit le titre français d’un de ses ouvrages publié en 1997. Théorie de professeur, d’éducateur, de militant, d’artiste, ou d’un mélange de tout cela. Sexe et genre étant assimilés à des « effets d’institutions, de pratiques, de discours provenant de lieux multiples et diffus », et – comme chez Foucault – ces dispositifs de pouvoir étant réduits à des pratiques discursives, il ne reste plus qu’à s’en prendre au « discours culturel hégémonique ».

Cette politique a rencontré un large écho parce qu’au-delà du féminisme et des revendications gays, lesbiennes, trans, etc., elle propose une pratique quasiment accessible à tous : qui n’a jamais connu le goût de la transgression inoffensive mais parée de radicalité ? Une pratique, qui plus est, exposée dans une théorie apparemment irréfutable, car elle se veut toujours ailleurs que là où elle prête le flanc à la critique : perform en anglais signifiant à la fois « jouer, représenter » (sur scène) et « accomplir », l’ambiguïté laisse penser que « performer » un rôle, c’est modifier notre réalité en nous procurant une agency (« capacité – ou puissance – d’agir »).

Citoyen queer

Il est pourtant facile de constater que jouer avec les codes subvertit seulement des formes d’expression. Conscient de cette limite, un autre courant ambitionne de donner au queer son prolongement politique, dans la ligne du citoyennisme à la mode depuis quelques décennies.

Orpheline d’une « vraie » gauche, l’aile pragmatique du queer cherche une place dans une rénovation politique, illustrée par Podemos et Syriza, qui ne s’appuierait plus sur les luttes et les organisations du travail, mais sur un ensemble de mouvements sociaux, dont les enjeux de démocratie locale, de genre, d’écologie et de migration feraient l’ossature.

Comment se former en « peuple » ? telle est la question posée par Chantal Mouffe, inspiratrice de Podemos. 3 Par une politique intégrante et « inclusive », qui créerait une société ne tirant plus sa cohésion d’une alliance de classes à la manière de la démocratie bourgeoise traditionnelle, mais de la richesse combinée de ses différences : de sexe, d’origine, d’orientation sexuelle, de couleur, etc., le monde du travail se voyant accorder une place en bout de table. Cette nouvelle « citoyenneté » est à l’opposé de la « nation » queer de 1990, qui voyait dans les sexualités minoritaires, et leurs modes de vie supposés spécifiques, une façon de faire éclater la société existante.

Constatant l’impossibilité de fonder une politique sur un ensemble homosexuel (gays, lesbiennes, etc.) inévitablement hétérogène et divisé, le citoyennisme queer vise un rassemblement de tous les dominés, comme le théorise maintenant Judith Butler qui se demande comment « rassembler un peuple ».

Au contraire de la politique traditionnelle « par en haut », cette construction d’un monde (worldmaking) affirme partir d’en bas, et s’appuie sur des pratiques collectives autant sociales que sexuelles, censées produire des solidarités capables de résister au néo-libéralisme, puis de le renverser. Au programme de la théorie des « communs », le worldmaking queer ajoute un versant sexuel.


Extrême queer

Si elle reste dominante, l’hétérosexualité ne l’est plus comme en 1970 : le PDG d’Apple, première entreprise mondiale par la capitalisation boursière, a annoncé en 2014 qu’il était gay, et nombre de dirigeants politiques, y compris de chefs d’Etats, ne cachent plus leur homosexualité.

Il est naturel à une minorité sexuelle de chercher à se faire accepter. Celui qui veut vivre librement sa vie de gay (et qui, très souvent, affirme ne pas l’avoir choisie) n’est pas, de ce seul fait, conduit à tenter de révolutionner la société. Pas plus d’ailleurs qu’un réfractaire ne combat forcément l’ordre établi. Le mouvement gay et lesbien parti de Stonewall n’a pu prendre un caractère révolutionnaire que dans la brève phase où une tempête sociale l’emportait ; son programme n’était subversif que tant que la société lui refusait une place. S’en est suivie l’intégration du mouvement, cependant, pour la plupart des gays et lesbiennes, ce n’est pas une défaite mais une victoire que de pouvoir devenir militaire, politicien ou dirigeant d’une multinationale sans devoir se cacher.

C’est ce que le queer insurrectionnaliste a le plus de mal à admettre. Le livre Vers la plus queer des insurrections attaque un mouvement LGBT marqué par l’« assimilationnisme » et son « apathie face au capitalisme », et veut restaurer le queer « comme destruction de l’identité » et non comme « forme d’identité », « la politique identitaire [ayant été] un échec stratégique ».

Ces insurrectionnalistes savent que l’émancipation sexuelle passe par une révolution sociale globale. Mais comment l’obtenir ? Ils ne croient pas à la classe :

« Le prolétariat en tant que sujet révolutionnaire marginalise tou·te·s celleux dont les vies ne rentrent pas dans le modèle du travailleur hétérosexuel. Marx et Lénine n’ont jamais baisé comme nous. » (Probablement, mais pourquoi s’arrêter à eux ? Et pourquoi pas « comme Rosa Luxemburg » ? Ou « comme Emma Goldman » ?…)

L’analyse de classe, écrivent-ils, ne ferait pas sens pour une victime du bashing. (C’est faire bon marché des réalités de classe, car il est douteux que le prolo gay et le bourgeois gay subissent le bashing aussi souvent et au même degré.) Alors, où y a-t-il un possible sujet révolutionnaire ? Et comment apparaîtrait-il ? Surtout si ce ne sont pas les conditions d’existence, de travail (donc de classe) qui entraînent une révolte ? Serait queer tout ce qui s’oppose irréductiblement au monde existant : il s’agit de « critiquer la société du point de vue de l’expérience queer », laquelle rejoindrait celle de tous les marginalisés et opprimés. La politique queer consiste donc à tirer parti de ce que partagent les minorités sexuelles avec les autres « damné.e.s de la terre », parmi lesquel(le)s se trouveraient notamment les personnes de couleur, les transgenres, les immigrés, les femmes, les pauvres et les travailleurs sexuels. C’est la recherche des catégories non seulement les plus opprimées, mais aussi celles qui infligeraient le moins d’oppression à d’autres, ce qui ne serait pas le cas des ouvriers qui feraient preuve de sexisme et de racisme, ou des gays et lesbiennes appartenant aux classes moyennes qui rejettent les trans.

Mais à quoi aboutit cette réunion des plus damnés de la Terre ? La plupart des « dominés » sont indifférents voire hostiles à ce pour quoi lutte le queer. S’il n’y a rien d’universel en soi dans la lutte du salarié contre son patron, il n’y a rien non plus dans celle du minoritaire sexuel. L’union des dominés en fera moins encore que celle des salariés en tant que salariés.

Ces « populations entières » censées rejoindre l’activité queer, pourquoi le feraient-elles ? Parce qu’en elles couverait un besoin de liberté dû à la plus forte oppression qu’elles subissent, un potentiel subversif étouffé, mais qui va se réveiller sous l’aiguillon de la minorité queer ? Pour l’espérer, il faut croire aux vertus de l’exemple et de la minorité agissante.

« Créer la rupture », « redécouvrir notre héritage, celui des émeutes », « créer un espace où le désir puisse s’exprimer librement [et qui] exige un conflit avec cet ordre social. » Mais, si cet espace queer existait, qu’est-ce qui lui permettrait d’être et de rester ennemi de cette société. C’est croire le désir toujours porteur de radicalité, inintégrable, tout comme pensait l’être le mouvement ouvrier, lui qui se voulait une contre-société susceptible de désagréger le capitalisme.

Comme le militant gauchiste, l’insurrectionnaliste queer annonce la prochaine réunion de masses en révolte mais, en fait de convergence, il ne cesse de se démarquer, notamment des « groupes anarchistes à prédominance hétéro » bâtisseurs d’« hétéro-barricades ». D’avoir cru radicalisable ce qui ne peut l’être, il est forcé d’en rajouter dans l’exhortation, la surenchère et l’excès verbal.


Une identité anti-identitaire

Se vouloir « queer », c’est exprimer une exigence de liberté au-delà de l’affirmation « lesbienne » ou « gay ». Par dissidence contre les formes sexuelles dominantes, mais aussi en réaction à ce qui est devenue l’intégration sociale de la nébuleuse LGBT, une minorité s’est définie comme queer puis s’est voulue communauté.

Mais un gay bien intégré et un gay queer n’ont en commun, au mieux, qu’une orientation sexuelle qui paraît semblable : cela ne suffit pas à fonder une politique. Le queer – activiste comme universitaire – est donc conduit à élargir le concept, à une citoyenneté rénovée pour les réalistes, à l’ensemble des catégories dominées pour les radicaux. Tout en continuant malgré tout à faire de la sexualité une question centrale, il s’agit de rassembler par-delà les frontières de classe, de « race » et de genre. Alors que le mouvement gay lutte pour son acceptation, c’est-à-dire pour l’indifférence, le queer valorise la différence et la marginalité, sexuelle ou non. La politique queer vise à réunir tout ce qui serait subversif parce que hors-norme.

Refusant ce que De la misère en milieu étudiant appelait en 1966 « la critique unitaire du monde », l’analyse queer privilégie l’interpénétration des différences, la combinaison des hiérarchies par lesquelles chacun est dominé (simultanément ou successivement) selon une liste quasi infinie de critères : genre, classe, race, culture, langue, caste, validité, âge, etc.

A la question : « Les sexualités hors norme sont-elles révolutionnaires ou pas ? », théoriciens et praticiens queers répondent : « Non, pas en soi, seulement associée à d’autres luttes. » Cependant (comme le féminisme radical à sa façon) ils donnent la priorité à la question sexuelle, quelque nom qu’on lui donne, ce qui revient à dire et faire comme si toute sexualité traitée en anormale était porteuse de subversion : l’homosexualité il y a quarante ans, le transgenre aujourd’hui.

Le discours queer a de beaux jours devant lui, parce que ses tenants sont confrontés à une contradiction intenable entre la partie et le tout : théoriser comme fondamental un domaine (la sexualité, en réalité), tout en le séparant du reste de la vie sociale, d’où nécessité de le relier au reste. La question queer est vouée à se complexifier sans cesse par démultiplication de ses sujets, la catégorie « femme » par exemple disparaissant au profit de strates lesbienne, butch/femme, transgenre, de couleur, dominée… L’impossibilité de la coalition queer permet sa théorisation infinie. Dans le milieu radical, le caractère insaisissable du concept fait sa force – capable de tout contenir, il sert de slogan fédérateur – et le mot fonctionne comme marqueur de marginalité intellectuelle et signe de reconnaissance entre subversifs authentiques.

* * *

Croire la destruction de cette société possible permet d’envisager le dépassement de l’ensemble de ses catégories, y compris sexuelles. C’est ce qu’espérait le FHAR (qui était spontanément « queer » avant le mot) dont la tentative d’aller au-delà du mouvement homosexuel s’inscrivait dans une vaste remise en cause sociale. 4 Mais du moment qu’il y a reflux et que s’éloigne la possibilité du communisme, les militants et la théorie s’adaptent, généralement sans se l’avouer, se débrouillent avec les anciennes catégories et en créent de nouvelles. Devant l’intégration des mouvements gays et féministes, conséquence de cet échec, le queer fait à son tour irruption, mais au pire moment du reflux. D’où, d’une part, un militantisme groupusculaire condamné à la surenchère (et à la violence, verbale et esthétique) et, de l’autre, une rapide intégration (notamment via l’université) que tout un chacun remarque lorsque, de plus en plus souvent, au sigle LGBT s’ajoute la lettre Q de queer.

G.D., octobre 2017


LECTURES :

Une bonne synthèse : Jacek Kornak, Queer as a Political Concept, Université d’Helsinki, 2015.

Dorothy Allison, Peau. À propos de sexe, de classe et de littérature, Cambourakis, 2015 [1994]

Pat [Patrick] Califia, Sexe et Utopie, La Musardine, 2008.

Lisa Duggan, Dan H. Hunter, Sex Wars. Sexual Dissent & Political Culture, Routledge, 2006 (1995).

Fernando Rosa & Miguel Carmo, « Seul le désir nous projette vers le futur ». « Une proto-histoire du mouvement queer au Portugal », MAPA, 2014.

Queer Nation Manifesto, 1990.

Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, La Découverte, 2006 [1990].
QED : A Journal in GLBTQ Worldmaking, Michigan State Univ. Press, depuis 2013.

Judith Butler Entretien sur le « rassemblement » (2016)

Fray Baroque, Tegan Eanelli, Vers la plus queer des insurrections, Libertalia, 2016 [traduction de Queer Ultra Violence. Bash Back ! An Anthology, Ardent Press, 2011)]

Paul Goodman, The Politics of being Queer, 1969 :

Michael Warner (dir.), Fear of a Queer Planet : Queer Politics and Social Theory, Université du Minnesota, 1993.

Kevin Floyd, La Réification du désir, Éditions Amsterdam, 2013.

Hélène Hazera, « Les queers sont les maoïstes du genre » (entretien), Radio Canut, 2010.

NOTES :

1 Sur cette émeute et son époque, voir notre chapitre précédent, Homo 11, « Être ce que nous ne savons pas encore (Stonewall, le FHAR et après) », septembre 2017.

2 Idem.

3 Sur Chantal Mouffe voir Tristan Leoni, « Populisme de boue », août 2016.

4 « Explosons les codes sexuels ! Une ancienne du FHAR parle », septembre 2017.


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