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Rokhaya Diallo, une féministe intersectionnelle et décoloniale

posté le 01/09/18 Mots-clés  répression / contrôle social  antifa  féminisme 

Journaliste, réalisatrice, écrivaine et militante antiraciste, Rokhaya Diallo se définit comme "une féministe intersectionnelle et décoloniale". Elle a notamment fondé l’association Les Indivisibles à l’origine des Y’a bon Awards. Pour elle, le féminisme ne peut être dissocié de la lutte contre le racisme, l’islamophobie ou l’homophobie. En découle un militantisme politisé qui laisse la parole aux personnes concernées. Interview.

Comment est née votre conscience féministe ? Est-elle venue en même temps que l’antiracisme ?

Rokhaya Diallo - C’est venu avant. J’ai toujours été consciente du sexisme, je le trouvais plus prégnant que le racisme dans mon environnement. Je n’ai pas été renvoyée à ma couleur de peau avant l’âge adulte. Dans mon quartier, ne pas être blanche n’était pas une question alors que l’inégalité entre hommes et femmes, oui. Quand j’étais petite, j’ai commencé à aider ma mère à faire la vaisselle à partir d’un certain âge. Quand mon petit frère a atteint cet âge, j’ai insisté pour qu’il la fasse aussi. Je ne me suis pas battue, cela semblait naturel pour ma mère, mais j’ai senti qu’il pouvait potentiellement y échapper. Petits, nous avions donc des tours égalitaires de vaisselle et de ménage (rires).

Vous êtes surtout connue pour être une militante antiraciste, vous définissez-vous comme afro-féministe ?

Non, je me définis comme une féministe intersectionnelle et décoloniale car je suis aussi musulmane. Il y a plein de formes dans le féminisme, même si je n’ai pas de problème avec le fait d’être qualifiée d’afro-féministe.
Femme, noire et musulmane, est-ce la triple peine à la loterie des oppressions ?

Ce n’est pas la triple peine car je ne suis pas une musulmane visible. Je ne subis pas l’islamophobie. On associe les musulmans aux arabes mais pas aux noirs. En plus, pour en revenir au sexisme et au racisme, ce n’est pas toujours un désavantage d’être une femme racisée plutôt qu’un homme racisé. Je rentre en boîte, je fais de la télé… On bénéficie de l’exotisation, ils se disent que c’est toujours sympa d’avoir une femme exotique à sa table ou sur son plateau pour décorer et, même si c’est dégueulasse, on peut en tirer un bénéfice matériel ou professionnel, contrairement aux hommes qui eux sont perçus comme dangereux ou indésirables. Les contrôles policiers concernent des hommes à 90%, c’est rare pour une femme de subir un contrôle au faciès.

Les femmes noires font face à des comportements qui mêlent racisme et sexisme, quels sont-ils par exemple ?

Des choses simples, comme l’accès à des soins cosmétiques adaptés, sont compliquées. Dans le CAP coiffure, on n’inclut pas les cheveux frisés ou crépus. Comme c’est l’Éducation Nationale qui fait les programmes, est-ce que cela veut dire qu’elle ne reconnait pas l’existence des cheveux des femmes noires ? Souvent les femmes noires ne peuvent pas aller dans les salons mainstreams car les coiffeurs ne savent pas s’occuper de leurs cheveux. Les rares personnes qui ont essayé d’entrer dans ces salons se sont fait jeter, ce n’est pas la peine d’essayer.

Une autre forme d’oppression est liée aux clichés concernant la sexualité des femmes noires. Elles seraient plus animales, plus physiques. Toute une catégorie d’hommes blancs est attirée par les femmes noires. Ils se sentent valorisés sexuellement, ils assurent en couchant avec une femme noire. Ils sont attirés par une forme d’exotisme et nient ces femmes dans leur humanité. On le voit dans la manière dont on qualifie les femmes non blanches dans la sphère publique, notamment en politique.

Il y a 10 ans, Rama Yade était qualifiée de panthère noire. En plus de cela, la sexualité du corps noir est perçue comme vulgaire contrairement à celle du corps blanc. Cela s’est vu très nettement dans la manière dont on a accueilli le clip d’Anaconda de Nicki Minaj. Cette femme qui revendique de pouvoir gagner le même salaire qu’un homme, d’avoir la propriété de son corps n’a même pas été nommée aux MTV Video Music Awards pour son clip, c’est la gentille Taylor Swift qui a gagné. A la suite de cela, elle a posté une série de tweets en disant que le corps des femmes blanches et minces était acceptable, mais pas ceux des femmes noires. Des propos qu’ont tenu Lou Doillon ou encore Sharon Osbourne, pour qui Anaconda était du porno-cheap alors que le selfie nue de Kim Kardashian était super. Sur un corps blanc, le nu est artistique, sur un corps noir, les courbes sont animales et vulgaires.

Il en va de même pour les femmes musulmanes voilées qui subissent sexisme et islamophobie ?

Au niveau des femmes musulmanes voilées, il y a un problème : on veut les combattre. Même si elles sont victimes de sexisme en se voilant comme l’affirment certains, on ne peut pas punir une victime. Pourquoi les empêcher d’aller à l’école ? A conditions égales, le garçon va à l’école et pas la fille. Les filles pâtissent de toutes les interdictions de signes religieux. De l’autre côté si elles ne sont pas forcées de se voiler, pourquoi les empêcher de sortir ou d’accéder à l’éducation basique ? L’école met à disposition des outils qui permettent l’émancipation...rien n’a de sens. La virulence à l’égard des femmes voilées est dirigée contre elles et pas contre le sexisme. Après avoir débattu avec Laurence Rossignol pour une émission d’i-Télé, je lui ai dit, "je ne comprends pas pourquoi vous vous acharnez sur les femmes musulmanes voilées et pas les femmes africaines musulmanes avec un foulard", elle m’a répondu que leurs foulards étaient colorés et jolis et que ce n’était pas pareil. Voila le niveau du féminisme en France.

Laurence Rossignol, a au court du même débat, relaté un discussion à laquelle elle avait assisté entre une femme voilée et et une autre musulmane, non voilée. La non voilée reprochait à l’autre les oppressions qui lui arrivaient, à cause de son voile : "Les garçons me reprochent de ne pas être voilée, si tu ne l’étais pas, ça ne m’arriverait pas". Pourtant, le problème, ce n’est pas la femme voilée, mais les garçons ! Pour elle c’était normal de rendre responsable la fille voilée. Quand on parle des femmes voilées, on déporte toute la culpabilité sur elles. Elles sont à la fois les bourreaux et des victimes à combattre. C’est toujours le même débat, elles sont toujours considérées comme la source du problème. On nous dit "vous vous rendez compte, des femmes se battent en Afghanistan pour ne pas être obligées de porter le voile". D’où on est responsable du sexisme des talibans ? C’est invraisemblable. La pression est décuplée. On débat tout le temps sur elles mais on ne les laisse jamais s’exprimer.
C’est pour toutes ces raisons qu’un féminisme intersectionnel est nécessaire ?

Oui, il faut demander l’avis des concernés. Dans mes réflexions, j’essaie d’associer des prises de paroles de concernés, je les fais parler. Si l’on me demande de parler du voile, je donne le numéro d’Hanane Karimi. J’essaie de ne pas occuper l’espace et de rester là où ma parole est légitime. C’est une prise de conscience pas évidente. Ça peut paraître valorisant de défendre certaines causes à la Touche pas à mon pote mais renoncer à une exposition au profit de personnes plus légitime est plus important.

Y a-t-il un problème en France avec la prise de conscience de l’existence de privilèges ? Avec le fait de laisser la parole aux concernés ?

Il y a un problème sur la compréhension même de la notion de privilège. Quand quelqu’un subit une discrimination, quelqu’un en bénéficie. Si on ne me donne pas un appartement parce que je suis noire, un blanc l’aura. Il est peut-être top, gentil, pote avec moi... mais sa couleur de peau lui donne un avantage sur moi. Les gens nous expliquent que l’ouvrier blanc qui galère n’est pas privilégié, mais dans son malheur, il n’aura pas de contrôle au faciès, il ne va pas être discriminé en fonction de sa couleur.

Quoi qu’il arrive, il y a une position sociale plus avantageuse pour les blancs. Une professeur américaine blanche avait demandé à une assistance de gens blancs lors d’un cours sur le racisme : "Est-ce que vous aimeriez être traités comme des noirs ?", personne n’avait levé la main. Si on le fait en France, tout le monde dira non aussi, car sans le savoir on a conscience de son privilège. On sait que c’est moins avantageux d’être arabe ou noir plutôt que blanc.

Le problème vient aussi de la manière dont on aborde politiquement le racisme. Dans les années 1980 en France, l’antiracisme était géré par la LICRA et SOS Racisme. Leur message : Les gens qui sont racistes sont méchants. Une telle pensée ne permet pas de se rendre compte de l’existence des privilèges. Cela désigne uniquement les racistes, pourtant, on est tous des agents du racisme, moi même je suis imprégnée de cette hiérarchie. Certaines personnes peuvent se dévaloriser en intégrant cette hiérarchie raciste et se percevoir comme ayant moins de valeur que les autres. C’est le résultat du système qui induit de la morale dans une question politique. Le gouvernement a dépolitisé la lutte contre le racisme en la confiant à des personnes non concernées et en le subventionnant. On ne peut pas lutter contre une institution qui nous donne de l’argent, protester contre les violences policières en étant soutenu par l’État. C’est un système qui s’entretient.

Comment expliquer qu’une certaine partie des féministes reproche aux mouvements féministes mainstreams de ne pas avoir pris le pli de l’intersectionnalité ? Que reprochez-vous à ces mouvements ?

Ces mouvements ignorent une partie de la population. J’ai été frappée en 2010 d’un appel unitaire pour marcher le 17 octobre pour diverses questions féministes. Dans le texte de l’appel, une femme était inquiète que la lutte pour la diversité supplante la lutte pour les droits des femmes. Il n’y a qu’une femme blanche pour écrire ça. L’appel à la marche a été lancé le 17 octobre, l’anniversaire de la mort des algériens balancés dans la Seine (17 octobre 1961). Aucune personne ne s’est dit que les gens allaient faire autre chose ce jour là. Ils ne pensent pas aux autres formes d’oppressions. Certaines féministes perpétuent l’oppression raciste, sur les femmes musulmanes voilées, en étant coloniales et ethnocentrées, en ne leur laissant pas la capacité à se penser de manière autonome, en voulant parler à leur place, en les comparant tout le temps à des iraniennes, des afghanes ou des saoudiennes. Les musulmanes françaises et afghane n’ont rien à voir, celles de France son françaises et donc pas identiques à celles de pays lointains.

Des associations afro-féministes ont été accusées de communautarisme, comme MWASI qui organise des réunions non mixtes, uniquement réservées aux femmes afro-descendantes, pourquoi est-ce nécessaire selon vous ?

C’est nécessaire pour plein de raisons. En présence de personnes qui font partie du groupe dominant, c’est plus dur de s’exprimer. Il est plus dur de parler de viol devant des hommes, on dira les choses différemment devant les blancs pour ne pas les vexer ou les blesser. On veut se réunir pour gagner du temps et ne pas avoir à tout expliquer. Ce sont des espaces temporaires ou les gens se sentent en sécurité, sans personnes qui veulent des preuves, des explications, même parmi les personnes bienveillantes persiste une forme de suspicion si on n’a pas vécu ce dont on est en train de parler. Si je ne suis qu’avec des racisés, je n’ai pas besoin que l’on m’explique mille fois, car je l’ai vécu. On ne me dira pas que la colère que je vais exprimer est agressive. Pour le camp décolonial organisé par Sihame Assbague et Fania Noël, les gens qui ont crié au scandale n’y seraient jamais allés si ça avait été mixte. Cette non-mixité est pratiquées de manière non-officielle par d’autres groupes, comme les patrons de médias, qui sont des hommes blancs, quinquagénaires, issus des mêmes écoles. Ce système de caste est pourtant acceptable.


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