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S’abstenir est-il un « privilège de blanc » ?

posté le 03/09/18 Mots-clés  réflexion / analyse  antifa 

Le refus de Jean-Luc Mélenchon, de donner une consigne de vote au soir du premier tour de l’élection présidentielle a provoqué une avalanche d’indignations. Pour certain-e-s, cette porte ouverte à l’abstention relèverait d’un « privilège de blanc ».

L’entre-deux tour de ce scrutin particulièrement chaotique fut l’occasion pour les zélateurs du front républicain de stigmatiser les électeurs rétifs à l’idée de combattre Marine Le Pen par un bulletin pour Emmanuel Macron. Parmi les procédés mobilisés : réduire l’abstention face à l’extrême droite à un « privilège de blanc ». Partant d’un constat réel, le raisonnement faisant du non-vote un luxe des catégories favorisées dans la hiérarchie « raciale » pose question.

La notion de privilège majoritaire est issue des études anglo-saxonnes dites de « blanchité critique » (critical whiteness). Elle désigne l’ensemble des avantages conscients et inconscients associés au fait d’appartenir au groupe ethnoculturel dominant. Déclinée en Occident sous la forme du « privilège blanc », cette notion est intimement liée aux théories de l’intersectionnalité, qui analysent de façon cumulée les différentes oppressions relatives à la position respective dans les hiérarchisations sociale, ethnoculturelle ou genrée. Étrangère au débat public et intellectuel français, sa simple évocation provoque généralement des crises d’urticaire auprès de ceux qui tendent à appréhender le racisme comme un phénomène individuel.

Le concept a cependant fait une étonnante irruption dans la campagne suite au refus du candidat de la France insoumise (FI), Jean-Luc Mélenchon, de donner une consigne de vote pour le second tour. Plusieurs auteurs ont en effet relevé que tout le monde ne peut se permettre de tergiverser face au Front national (FN). « Il est bien plus facile de finasser et d’avoir des états d’âme quand on s’appelle Jean-Luc, Clémentine, Charlotte ou Alexis que lorsqu’on se prénomme Karim, Ousmane, Jacob, Latifa, Rachel ou Aminata », remarquait notamment Akram Belkaïd dans le Quotidien d’Oran, en référence aux consonances franco-françaises des prénoms des principales figures de la FI. À sa suite, plusieurs publications vinrent souligner le fait que les électeurs tentés par l’abstention ou le vote blanc ne seraient pas les premières victimes de l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir.

Cette question a surgi dans les débats qui déchirent, à gauche, partisan-e-s et opposant-e-s au front républicain, distillant l’idée selon laquelle la faculté à ne pas opter pour Macron relèverait d’un privilège de blanc. L’argument sera opportunément repris par les leaders d’opinion traditionnels, d’ordinaire peu sensibles aux discriminations – quand ils ne les ont pas eux-mêmes alimentés – dans leurs tentatives de culpabiliser les abstentionnistes. Ainsi de l’inénarrable Plantu, croquant, avec la subtilité qu’on lui connaît, un militant insoumis immaculé, le poing levé, indifférent au sort des minorités déportées par les milices frontistes parvenues au pouvoir avec sa complicité passive.

Privilège de race ou de classe ?

Si cette lecture de l’abstention est pour le moins contestable, elle n’est cependant pas totalement erronée quant aux constats. La notion de « privilège blanc » est effectivement centrale pour saisir la dimension structurelle du racisme. À situation sociale équivalente, l’appartenance à la catégorie ethnoculturelle majoritaire procure des avantages indéniables sur les personnes issues des minorités discriminées, qu’il s’agisse de l’accès à l’emploi, au logement, ou aux perspectives de promotion sociale. Face à l’éventuelle arrivée au pouvoir d’un parti autoritaire, raciste et tenant d’un nationalisme exclusiviste, « blancs » et populations dites « racisées » ne sont pas placés à la même enseigne. Les progressistes qui entendent faire leur choix du second tour en fonction d’idéaux humanistes, égalitaires et universaliste seraient bien avisés de tenir compte de cette réalité et de « questionner leur privilège », selon le vocabulaire de rigueur. De fait, c’est parfois l’ « aveuglement à la couleur » de certains intellectuels qui les conduit à établir une insupportable équivalence entre extrême droite et néolibéralisme débridé.

On sera toutefois étonné de voir les mêmes reprocher à certains de ne pouvoir se départir de leur position dans la pyramide d’oppression raciale s’arroger le droit de donner des leçons du haut de leur positionnement de classe. Si le renvoi dos à dos de Macron et Le Pen peut bel et bien participer d’un privilège de blanc, exiger de plus pauvre que soi le ralliement inconditionnel au front républicain relève d’un privilège de riche. Au même titre que les catégories ethnoculturelles minoritaires « ne peuvent se payer le luxe de refuser le chantage Macron-Le Pen », il serait inconcevable d’attendre des catégories populaires un ralliement inconditionnel au parti de la précarité sociale et salariale. On est dès lors en droit d’attendre des donneurs de leçons qui peuvent se permettre de subir les conséquences d’un plébiscite de M. Macron qui offrirait les coudées franches à ce dernier qu’ils s’interrogent, eux aussi, sur leurs privilèges. D’autant plus lorsque le discours moralisateur ne vise pas tant les tenants du « ni-ni » que ceux qui se bornent à émettre des doutes sur le raisonnement considérant l’élection triomphale du candidat de l’oligarchie comme le meilleur moyen de combattre le FN.

Des minorités contre le vote barrage

Du reste, la petite musique associant abstention et blanchité semble contredite par les faits. Il faudra attendre les analyses post-électorales pour connaître les différents taux d’abstention pour déterminer si l’on observe un plus grand ralliement à la logique de barrage au FN parmi les catégories qui en seraient les premières victimes de ce dernier. L’expérience a toutefois montré que la perspective d’une accession au pouvoir du FN n’a pas toujours conduit à une forte mobilisation au sein des minorités ethnoculturelles. Le cas d’école en la matière reste l’élection du frontiste Stephane Ravière à la mairie du 7e secteur de Marseille qui s’est accompagnée de l’abstention massive des cités immigrées lors du second tour de l’élection municipale de 2014.

De fait, les couches sociales issues de l’immigration méprisées par l’extrême droite n’échappent pas aux débats autour du front républicain. Si l’hostilité à l’encontre d’un programme frontiste qui les cible directement ne fait aucun doute, le vote Macron n’est pas pour autant acquis. « Signe d’un certain embarras, et d’une différence radicale de contexte par rapport à 2002, rares sont les organisations à avoir émis des consignes de vote », relève Carine Fouteau dans un reportage pour Mediapart faisant état de la diversité des attitudes électorales dans les banlieues, qui ont massivement accordé leurs suffrages à Jean-Luc Mélenchon au premier tour.

Loin de représenter un désintérêt pour la politique, le choix de l’abstention tient, dans les quartiers, au le refus de l’alternative morbide qu’on leur propose. « Pour ces abstentionnistes, fascisme et néolibéralisme s’alimentent l’un l’autre. La question est de savoir comment casser le cercle vicieux », explique notamment Omar Slaouti, coorganisateur de la marche du 19 mars pour la justice et la dignité. Des positionnements guère éloignés de ceux qui prévalent parmi les insoumis abstentionnistes non-racisés.

Rien ne dit par ailleurs que ces populations choisissent de déterminer leur vote en privilégiant l’une ou l’autre des formes d’oppression dont ils font l’objet. Le témoignage, paru dans le quotidien belge Le Soir, de cette chauffeuse de taxi parisienne illustre cette complexité. « Je suis taxi, je suis arabe, je fais comment là ? », explique cette électrice convaincue de Mélenchon, qui craint à la fois le modèle Uber promu par Macron qui menace son gagne-pain et le racisme débridé qu’incarne Le Pen. Il est permis de penser qu’elle ait accueilli la non-consigne de vote du leader de la FI non pas comme un « privilège de blanc », mais comme une prise de position politique susceptible de la représenter.

L’intersectionnalité dévoyée

Le choix de voter ou non s’inscrit dans un processus de décision politique complexe, en particulier quant il s’agit de trancher une alternative aussi imbuvable pour les catégories populaires.

Analyser les attitudes électorales à la seule lumière de la position dans une structure de domination spécifique conduit à un déterminisme prompt à dépolitiser ce geste citoyen.

Il prend une dimension ouvertement paternaliste lorsqu’il se traduit par des injonctions culpabilisantes, qui, au surplus, n’ont pas lieu d’être.

On perçoit mal, en effet, au nom de quoi sa position privilégiée dans la hiérarchie raciale interdirait de considérer son vote en fonction de sa position de dominé dans la hiérarchie sociale.

Les interrogations de nombreux électeurs de gauche quant à leur privilège dans la pyramide d’oppression présentent quelque chose de fondamentalement sain. Voir autant de citoyens sous-peser les enjeux de leur choix en fonction des conséquences que cela pourrait avoir pour les catégories subalternes est en effet particulièrement encourageant pour envisager les convergences du futur.

Il est en revanche regrettable que ce débat important soit instrumentalisé pour disqualifier ceux qui contreviennent à la seule stratégie de vote homologuée par la doxa dominante, qui permet aux options politiques impopulaires de se maintenir au pouvoir avec l’illusion du consentement.


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