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SDF : un fait d'hiver

posté le 01/12/13 par Hadji Chahr Mots-clés  alternatives  logement / squats / urbanisme  réflexion / analyse  solidarité 

“ La misère est plus belle au soleil ”, “ Moi, si j’étais sans abri, j’irais dans le sud de la France ! ”. Voila quelques réflexions que l’on peut entendre ça et là au sujet de nos sdf.

En tant que travailleur dans le secteur d’aides aux sdf, après avoir vu de nombreux hivers se succéder et se ressembler, j’ai décidé d’y consacrer ces quelques heures de travail, qui finalement ne sont pas grand-chose aux regards des enjeux. En effet, il m’apparait aujourd’hui indispensable au vu des émotions, des croyances, des débats politiques, que ces personnes sans logements suscitent, de vous parler de ce lien étroit qui unit les sdf à l’hiver.

Avant de commencer à vous parler de ce lien, il sera nécessaire d’abandonner certaines évidences, comme “l’hiver il fait froid” afin de remettre en question les causes d’un problème, plutôt que de tenter interminablement de répondre aux conséquences. C’est donc au prix d’un effort permanent de remise en question de certaines croyances, de nos mythes et représentations des sdf, que ce texte doit s’apprécier.
D’ailleurs dans le quotidien du travail, les personnes ne parlent que très rarement du froid, mais plutôt, du traitement froid et inhumain qu’il leur est réservé. Mais alors qui propage ce lien frauduleux entre l’hiver et les sdf ? Qui a intérêt à ce qu’il soit maintenu ?

Les médias comme vecteur d’un mythe

Le mois de novembre arrivé, la presse commence tout doucement à nous rappeler qu’il serait temps de s’indigner une nouvelle fois du sort de ces malheureux sdf qui ont froid. Puis dès que le mois de décembre commence, on atteint un pic médiatique sur fond de charité chrétienne, qui s’estompe rapidement dès le début du mois de mars. La question sdf est désormais inscrite comme un élément routinier, un simple fait divers programmé périodiquement dans l’agenda médiatique, au même titre que la rentrée des classes en septembre, ou le départ en vacances des juilletistes. Tout ceci, laisserait penser qu’il ne faudrait s’inquiéter du sort des sdf, que de façon épisodique !

S’il est vrai que l’hiver est une période particulière pour les sdf, comme d’ailleurs pour toutes les personnes fragiles, cependant la vie en rue présente des dangers beaucoup moins médiatisés que le froid et ce, tout au long de l’année. La violence, la drogue, la tuberculose, la prostitution, la gale, n’existent pas qu’en hiver, ces conséquences de la misère accompagnent la vie quotidienne de nos sdf. Réjouissons- nous que cette visibilité hivernale mette en exergue les conditions de vie intolérable des SDF. Mais déplorons l’oubli médiatique dans lequel sont plongées ces personnes par la suite, car cela ne permet pas de rendre compte du déroulement de leur vie sur une année.

Cette surmédiatisation du moment, contribue à cette déformation de la réalité, avec comme intérêt principal de susciter l’émotion chez le téléspectateur et in-fine de faire de l’audimat sur le dos des stars médiatique de l’hiver.

L’hiver comme argument marketing

Cependant les médias ne sont pas seuls maitres de l’information, ils ont avant tout besoin d’informateurs plus au moins bien intentionnés. C’est donc naturellement qu’ils se tournent vers les associations – souvent les mêmes d’ailleurs – qui y voient une opportunité pour que leurs propositions, revendications, soit entendues par le plus grand nombre et en particulier par les pouvoirs publics.

La rhétorique est aujourd’hui bien rodée. Elle consiste à cibler les catégories de personnes attirant le plus de sympathie et donc chaque année, on nous expliquera qu’il y a de plus en plus de jeunes, de femmes et des familles à la rue. On nous jettera à la figure des chiffres démesurés, sans aucun fondement statistique. Il serait en effet beaucoup moins vendeur de nous dire qu’il y a de plus en plus de toxicomanes, d’alcooliques, de sans-papiers ou encore d’ex-prisonniers.

J’en veux pour preuve cet article du journal le soir du 7 janvier 2013qui nous affirme en titre “En cinq ans, le nombre de femmes vivant dans la rue a doublé” alors que les observations de terrain et en particulier l’enquête statistique menée par le Centre d’appui au secteur bruxellois d’aide aux sans abris– seule enquête crédible méthodologiquement sur Bruxelles – témoigne d’une triste et monotone stabilité du nombre de femmes dormant dans la rue et très éloigné du chiffre de 1000 femmes.

Et le porte parole du Samu social d’ajouter toujours dans le même article “On ne dit jamais non aux femmes, ni aux hommes les plus précarisés. Mais sans moyens supplémentaires, un jour nous devrons faire des choix”.

Faire un choix entre la veuve et l’orphelin, comment ne pas appeler ça autrement que du chantage affectif, si ça ne finissait par résonner année après année, comme un slogan marketing.

Le discours est toujours le même, fait de représentations simples telles que “il manque des places”, “cela peut arriver à tout le monde”,”l’hiver il fait froid”,” tout cela sur fond de catastrophisme, de dramatisation, d’urgence sociale et d’indignation.

La période hivernale est donc le meilleur moment pour faire appel à la générosité de la population et demander toujours plus de moyens aux pouvoirs publics. On verra même apparaitre – comme si l’hiver était une catastrophe naturelle tel un tsunami en Belgique -, certaine institution nous expliquer qu’il suffirait d’envoyer 1€ par sms au 3635 en tapant “sauver un clochard” pour régler la question sdf.

On n’entendra d’ailleurs trop souvent, les besoins des associations en moyens humains et financiers, au détriment des besoins des sdf eux-mêmes. Cette posture relève plus du charity business que d’une véritable recherche de justice sociale, où le sdf ne serait finalement qu’un prétexte aux dons et à l’enrichissement de quelques-uns.

Sur le terrain, cet afflux considérable de moyens humains et financiers concentrés sur la période hivernale a donné naissance à ce qu’on appelle désormais communément “Le dispositif Hivernal”.

L’hiver comme mythe fondateur de la politique d’aide aux sdf

Depuis maintenant 2004 – à l’instar du “modèle” français – les pouvoirs publics s’appuient sur ce mythe pour fonder leur action humanitaire et mettre en place un dispositif hivernal dans des casernes, bâtiments administratifs, recyclés dans l’urgence, en abri pour nos sdf.

On a vu l’intérêt médiatique et financier que pouvait avoir l’hiver pour certaine associations et à plus forte raison pour l’association contrôlant ce dispositif, en l’occurrence le Samu social. Cette urgence répétée au premier coup de froid, permet aussi aux pouvoirs publics en charge de ces compétences d’exposer leur volonté de se mobiliser contre ce qui serait inacceptable, c’est-à-dire des sdf qui meurent de froid à la rue, objectif avoué de ce type de dispositif humanitaire.

On sait pourtant aujourd’hui que les sdf ne meurent que très exceptionnellement du froid, pour la simple raison que les personnes qui dorment à la rue sont souvent mieux organisées qu’on pourrait le penser. Elles mettent en œuvre de multiples stratégies pour faire face au froid. Notons aussi qu’entre -10° et -27° les risques d’hypothermie sont très faibles si vous êtes couvert comme cela été mis en évidence par les travaux de nos amis canadiens, alors qu’à Bruxelles il est très rare de descendre en dessous des -15°.

Ce constat est aussi tiré par l’asbl Mort de la rue, en France “Les principales causes de mort sont, en effet, la malnutrition, tandis que le manque de suivi médical empêche la prévention de maladies bien traitées comme le diabète ou l’hypertension. À ceci s’ajoute une forte consommation d’alcool et de tabac, entraînant des maladies cardio-vasculaires, des cancers ORL et des cirrhoses”.

En 2012, dans l’Île de France, cinq décès étaient imputables au froid ce qui correspond à 2,6% des décès.
A ma connaissance, aucune étude n’existe sur les causes de mortalité des sdf en Belgique, malgré la faible espérance de vie constatée par tous les acteurs de terrain.

Il semblerait que le froid serait plutôt une excuse pour ne surtout pas remettre en question les raisons pour lesquelles des gens se retrouvent du jour au lendemain à la rue. Un coupable consensuel et tout désigné qui ne remettrait pas en cause la responsabilité des politiques ou associations, puisque ce n’est la faute de personne s’il fait froid en Belgique.

Daniel Terolle, anthropologue attaché au CNRS et travaillant sur la question depuis plus de 20 ans avait déjà constaté cette collusion : “Confier la gestion de cela à l’humanitaire, d’une part car il prétend savoir faire, d’autre part car il garantit de ne s’attaquer qu’aux effets sans remettre en question les causes qui les produisent. Ce dernier point est essentiel et scelle l’alliance objective du politique et de l’humanitaire.”

Voila comment, depuis 10 ans, ce dispositif hivernal prospère chaque année un peu plus, passant de 45 places et un budget de 92.000 € en 2004, à aujourd’hui 900 places avec un budget d’1,1millions d’euros pour quatre mois d’hiver, engloutissant au passage une grosse partie des subventions régionales.

Heureusement, l’explosion des budgets alloués n’est en rien liée à la progression du phénomène sdf, mais est uniquement le résultat, des choix et orientations, donné par le politique dans un dispositif de soin palliatif. Et comme chaque année, on verra dans la presse nos responsables politiques se réjouir de leur dispositif hivernal, de l’augmentation des budgets alloués et du nombre de places croissant qu’ils ont réussi à créer, sans jamais nous expliquer en quoi ce dispositif apporte de réel bienfait.

Daniel Terolle, rajoute : “un consensus manifeste existe dans l’ensemble de la classe politique pour continuer à jouer la carte de l’urgence sociale car elle est plus démonstrative, spectaculaire et médiatique qu’efficace“.

Ce dispositif devenu aujourd’hui pléthorique, accueille près de 700 personnes concentrées dans 2 bâtiments distincts où la promiscuité, les bagarres, les vols, mais aussi les puces et la gale, sont monnaie courante. A 8h00 du matin, tout le monde étant invité à débarrasser le plancher, il n’est pas étonnant que de nombreux sdf refusent ce type de solution.

La qualité de l’accueil se voit sacrifiée au profit de la quantité de lits disponibles. Il devient de cette manière impossible pour les travailleurs d’appeler chaque personne par son prénom, enterrant au passage tout travail social de fond.

Cette usine à sdf se rapproche dangereusement d’un taylorisme social, alors même que le travail avec ce public doit faire l’objet d’un véritable travail d’artisan, où chaque personne est unique et différente. Il y a donc dans ce genre de dispositif, moins d’humanité que dans un zoo, malgré toute la bonne volonté des travailleurs.

En résumé, on pourrait dire que ce type de dispositif est utile pour quelques uns, mais totalement inadapté au plus grand nombre. Tout ceci ne fait par ailleurs qu’entretenir la confusion entre une solution provisoire, le lit et le travail sur le long terme. Ce serait une manière de résoudre la question, sans jamais solutionner le problème !

Ce constat de terrain, je ne suis heureusement pas le seul à le dénoncer. Déjà, l’anthropologue Patrick Declerck nous disait, en parlant de ce type de prise en charge, “Elle ne tient pas à soulager la souffrance des personnes sans-abri, mais avant tout à mettre en scène une leçon de moralité publique”, insiste-t-il. ”Elle programme et gradue leur souffrance. Les plans d’urgence définissent par exemple le seuil de froid et de souffrance tolérable. Or, chez les personnes SDF la souffrance est chronique, la vie à la rue est une torture pérenne, la remise à la rue après un hébergement, une agression inacceptable’‘.

Comment ne pas s’étonner, qu’avec de telles constatations, on poursuive allègrement dans la même direction ?

Même la Strada, asbl chargée par les pouvoirs publics d’évaluer notre dispositifhivernal nous dit :”En effet, on peut légitimement s’interroger sur le fait de conserver (ou non) un dispositif hivernal, d’envisager sa réduction en terme de moyens et de capacité au profit d’autres solutions plus pérennes“.

D’ailleurs, nos voisins français, ayant commencé vingt ans avant nous ce type de dispositif, commencent à se rendre compte de l’aberration des choix politiques passés, et – à gauche comme à droite de l’échiquier politique – on nous explique la nécessité de mettre fin à ce qu’il est convenu d’appeler “la politique du thermomètre“.

Déjà en 2009, Benoist Apparu, secrétaire d’Etat UMP chargé du Logement nous disait : “Notre objectif, c’est de sortir de la gestion hivernale“.

Toujours la main sur le cœur, Jean-Marc Ayrault (PS), Premier Ministre français, a promis que“la politique du gouvernement basée sur le thermomètre, c’est terminé“.

A mon triste regret, à Bruxelles, ni a gauche ni à droite, ne se manifeste une volonté de mettre fin a cette aberration sociale et, en corollaire, la gabegie financière qui s’en suit. En espérant qu’il ne faille pas attendre vingt ans, pour que nous aussi remettions en question ces orientations devenues obsolètes, et nous obligent à une fuite en avant obscène, au regard du public concerné. Je vais donc essayer, d’avancer quelques solutions qui existent et qui ont fait leurs preuves.

D’un dispositif éphémère à des solutions pérennes

La première des solutions, dont on ne parle que très peu en Belgique, est avant tout la prévention du sans abrisme, en fermant les toboggans qui font glisser les personnes à la rue, endiguer d’abord l’hémorragie avant d’éponger le sang.

Tournons-nous aussi vers les pays européens qui ont obtenu les meilleurs résultats et font figure de modèle dans la gestion du phénomène sdf, à la fois pour leur mise en pratique de stratégies ambitieuses mais surtout pour la réduction spectaculaire du phénomène qu’ils ont obtenu : le Danemark, la Suède et la Finlande.

La Finlande a notamment réduit de plus de la moitié son nombre de sdf et vise aujourd’hui comme objectif ambitieux mais réaliste, d’éradiquer définitivement le phénomène. Leurs performances attendues sont tellement efficaces, qu’ils souhaitent à terme tous simplement fermer leurs centres d’hébergement et d’urgence sociale, prévoyant au passage un programme de transition et de formation des travailleurs aux nouvelles méthodes de prises en charge.

Des mesures de prévention simples, mais volontaristes, ont tout d’abord été mises en place. On pourrait citer, par exemple, l’interdiction en Suède d’expulser sans relogement un ménage avec enfants ou encore d’attribuer directement aux femmes fuyant la violence de leur conjoint, un logement plutôt que de leur faire subir comme double peine de se retrouver dans des centres pour sdf, comme cela se passe chez nous.

Un autre axe de prévention, s’articule autour de certaines institutions grosses pourvoyeuses de sdf, telles que les prisons, les unités de soins psychiatriques et d’addictologie. Tout est aujourd’hui mis en place, pour qu’à la sortie ces personnes soient relogées dans des logements adaptés, plutôt que d’être envoyées dans des centres d’hébergement. Ces trois pays ont donc consacré comme priorité l’accès à des logements adaptés, s’approchant le plus possible de ce qu’on appelle le droit commun.

Les Danois ont d’ailleurs fait preuve de créativité en créant ce qu’ils appellent des ”Freak Houses for Freak People’‘ c’est dire des ”maisons atypiques pour personnnes atypiques”. Ce sont des petites maisons avec des pièces communes et un travailleurs pour leur apporter le soutien nécessaire à ce qu’ils conservent leurs logement. Ce type de logement s’adresse surtout aux personnes qui errent de centre d’hébergement en centre d’hébergement, puisqu’elles ne sont pas en mesures de vivre seules dans un logement individuel.

Les Danois ont fait pour certaines personnes le deuil d’une réinsertion en logement individuel classique, pour, avant tout, leur accorder une place sans limite de durée et améliorer ainsi leur qualité de vie. Les résultats sont tellement positifs que les Pays-Bas ont repris ce projet pour l’implanter dans leurs grandes villes.

Une autre expérience très concluante nous vient de la Finlande avec leur projet “housing first” qui consiste avant tout chose à fournir un logement, avec l’accompagnement nécessaire, aux plus dé-sociabilisés des sdf.

Pour ce faire, les pouvoirs publics ont construit 1000 logements de ce type et on ajouté un budget de 100 millions d’euros sur 3 ans pour garantir une prise en charge individualisée et intensive, nécessaire à ce public. Félicitons-nous qu’avec une dizaine d’années de retard, la Belgique a lancé ce projet cette année. Mais déplorons les sommes dérisoires allouées, puisque pour Bruxelles c’est seulement 200.000 euros sur un an (5 fois moins que pour le dispositif hivernal de 4 mois) et sans avoir construit le moindre logement nécessaire à la réussite du projet.

On le voit, le phénomène n’est pas une fatalité, des solutions existent, mais nécessitent une volonté politique affrontant les corporatismes et une véritable remise à plat de tout notre système de prise en charge, ainsi que les moyens financiers nécessaires à sa mise en œuvre.

Si écrire, c’est hurler en silence, je continuerai à faire du bruit qui pense, à écrire non pas pour être aussi populaire que la soupe, mais bien pour respecter l’éthique qu’exige le sujet et ma fonction, avec comme seule limite ma liberté de penser.

Hadji Chahr
Educateur spécialisé en accompagnement psycho-éducatif

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La partie consacré aux solutions a pu être réalisée avec l’aide du travail de Julien Damon : Les Politiques de prise en charge des sans abri dans l’Union européenne.


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