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Statistiques de l’islamophobie : misère du journalisme mensonger

posté le 04/05/16 Mots-clés  répression / contrôle social  antifa 

Dans sa chronique du 15 décembre 2014 sur France Culture, la journaliste Caroline Fourest remet en cause notre intégrité professionnelle et le caractère scientifique de notre livre Islamophobie (La Découverte). Elle s’appuie sur le livre d’Isabelle Kersimon et Jean-Christophe Moreau, Islamophobie : la contre-enquête (Plein jour, 2014). Cette mise au point démonte les arguments de cette pseudo « contre-enquête » qui cherche à relativiser l’existence du phénomène islamophobe. Par Abdellali Hajjat & Marwan Mohammed.

Dans sa chronique du 15 décembre 2014 sur France Culture, la journaliste Caroline Fourest remet en cause notre intégrité professionnelle et le caractère scientifique de notre livre Islamophobie (La Découverte). Elle est récidiviste puisque lors de sa parution en 2013, elle nous avait déjà attaqué, sur la même antenne, en nous accusant d’être des « chercheurs-militants », dont le livre aurait eu pour « fil conducteur » le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), « association communautariste » influencée par Tariq Ramadan et financée par le milliardaire George Soros et le Qatar. Sous-entendu : nous ne mènerions pas un travail scientifique, mais une action militante « communautariste » financée par des puissances financières étrangères... Cette chronique dissimulait mal la contrariété de la journaliste apprenant la véritable origine du mot « islamophobie », qui n’est pas une invention iranienne comme elle l’a prétendu dans un article de 2003, mais bien française, comme l’ont montré Fernando Bravo Lopez, Alain Gresh et Thomas Deltombe. Elle est même allée jusqu’à falsifier son article de 2003 en supprimant l’expression « pour la première fois » sur le site internet de ProChoix...

Dans cette chronique de décembre 2014, elle persiste à nous disqualifier en s’appuyant sur le livre d’Isabelle Kersimon et Jean-Christophe Moreau, Islamophobie : la contre-enquête (Plein jour, 2014), qui serait selon elle une « réponse implacable, argumentée et chiffrée, à la flopée de livres, bien moins rigoureux, qui sont parus ces derniers mois pour nous annoncer une vague islamophobe en France », notamment le nôtre. Selon la journaliste, notre livre « se base presque exclusivement sur une association, le Collectif contre l’islamophobie en France, présentée comme une « source statistique de référence », alors qu’il s’agit d’une association extrêmement douteuse ». Voici son syllogisme simpliste : notre livre se fonde « presque exclusivement » sur les statistiques du CCIF, or le CCIF est une association « communautariste » et « douteuse » dont les données sont contestables, donc notre livre n’est pas rigoureux et participe à la « confusion » entre « la critique légitime envers la religion et l’intégrisme et des actes réellement racistes envers les musulmans » (sur ce dernier point, il suffit de lire notre introduction).

Comment une journaliste ouvertement militante, épinglée à plusieurs reprises pour ses approximations sur divers sujets de l’actualité nationale et internationale, peut-elle nous donner des leçons de scientificité ? Pour une journaliste épinglée par le CSA pour son traitement de la crise ukrainienne, il faut avoir un sentiment de supériorité intellectuelle inouïe pour disqualifier en quelques mots deux docteurs en sociologie, l’un chargé de recherche du CNRS et l’autre maître de conférences en science politique, ayant mené un travail de plusieurs années sur le sujet de l’islamophobie. Bien que nous ne pensons pas pouvoir convaincre cette journaliste avec des arguments rationnels (la lecture attentive de notre livre aurait dû suffire à l’empêcher de prononcer ces approximations), il nous semble important de répondre point par point aux critiques du livre de Kersimon et Moreau pour le grand public peu familier du sujet, en mettant en lumière les citations tronquées, les approximations, les mensonges et l’ignorance de la sociologie et de l’histoire.

Isabelle Kersimon est journaliste à Causeur, mensuel néo-conservateur fondé en 2007 par Élisabeth Lévy, et n’a écrit, à notre connaissance, aucun article sur la question du racisme, de l’antisémitisme et de l’islamophobie. Mais elle a publié dans Causeur deux articles liés à l’islam : « La burqa, ce sera sans moi ! » (juin 2012) et « Lila, le ramadan et les keffieh » (juillet 2010). Elle est par ailleurs l’auteure de plusieurs livres : Déchets d’oeuvres : la littérature et le déchet (textes choisis et présentés avec Gérard Bertolini, Marc Joly, Isabelle Kersimon, AEME, 1992), J’arrête de fumer (avec Gaëlle Alban, Hachette, 2001), Anti-cellulite (avec la collab. des Laboratoires Pierre Fabre-Santé, Hachette, 2002), Anjou : trésors de terre et d’eau (Hermé, 2003) et Pleine forme (avec Annick Pasquier et Catherine Tinghérian, Hachette, 2004). Il semble donc que sa spécialité soit la santé et le bien-être.

Jean-Christophe Moreau est diplômé de l’EHESS (Master 2 Recherches comparatives en histoire, anthropologie et sociologie) et de la Faculté de droit et de science politique d’Aix-Marseille (Master 1 Droit international et européen). Depuis 2011, il semble préparer une thèse d’histoire du droit sous la direction de Florence Renucci à l’université Lille 2, intitulée « La "citoyenneté dans le statut" dans la politique musulmane de Maurice Viollette (1871-1962) ». Il s’agit donc d’un juriste en formation qui, à notre connaissance, n’a rien publié d’autre que cette « contre-enquête ».

La contre-enquête signifie normalement que l’on conteste les conclusions d’un texte en mobilisant des arguments fondés empiriquement. En ce sens, ce livre n’est en rien une contre-enquête : les auteur.e.s n’ont même pas pris la peine de lire toute la littérature existante sur l’islamophobie et ne produisent pas de données scientifiquement vérifiées. Le livre est truffé de jugements de valeur et de partis pris idéologiques néo-conservateurs qui nous font douter du sérieux de leur démarche journalistique. Tel est le traitement journalistique d’exception réservé aux sujets tels que l’islam, les musulmans et l’islamophobie : n’importe qui, même une spécialiste de l’anti-cellulite et un apprenti juriste, peut devenir un expert autoproclamé et trouver une maison d’édition pour publier.

Leur livre a pour objectif affiché de remettre en cause les travaux scientifiques des « sociologues de l’islamophobie » autour de quatre thèmes : les statistiques de l’islamophobie, l’origine du mot « islamophobie », le rôle des médias dans la construction du « problème musulman » et la comparaison entre islamophobie et antisémitisme. Pour plus de clarté, nous avons créé un tableau récapitulatif des arguments mobilisés en citant le texte de manière extensive (colonne de gauche). Pour illustrer les citations tronquées, les approximations, les mensonges et l’ignorance de la sociologie et de l’histoire, nous avons ajouté (colonne de droite) les citations de notre livre et d’autres publications qui, en elles-mêmes, suffisent à démontrer la malhonnêteté intellectuelle des auteur.e.s.

Pour celles et ceux qui n’auraient pas le temps (ou l’envie) de lire dans les détails, voici l’essentiel :

1) Nous nous baserions « presque exclusivement » (Fourest) sur les statistiques du CCIF, que nous prendrions pour « une source statistique de référence ». C’est une citation tronquée puisque nous avons écrit qu’elles sont « une source statistique de référence pour une partie des médias français, mais surtout pour les organisations internationales » et nous avons étudié toutes les données disponibles : CCIF, ministère de l’Intérieur (que les auteur.e.s trouvent irréprochables), ministère de la Justice, enquête TeO de l’INED, enquêtes sociologues et de psychologues sociaux et enquêtes d’opinion. Pour chacune d’entre elles, donc y compris pour les données du CCIF, nous avons souligné les apports et les limites. Il suffit de lire la partie I « Réalités de l’islamophobie » de notre livre. Pour autant, les exemples brocardés pour contester les statistiques du CCIF méritent d’être discutés au cas par cas, ce que pourrait faire de lui-même le CCIF. On notera seulement qu’il s’agit essentiellement d’actes contre des institutions musulmanes (notamment des fermetures de lieux de prière). Or l’écrasante majorité des actes islamophobes recensés par le CCIF concernent des individus. Par exemple, le rapport pour l’année 2011, particulièrement scruté par les auteur.e.s, compatibilisent 298 actes, dont 36 contre des institutions (12%) et 262 contre des individus (88%). Même si l’on enlève les cas contestés par les auteur.e.s de la liste des actes islamophobes du CCIF, cela n’enlève en rien la réalité statistique de l’islamophobie.

2) Nous serions trop « généreux » quand nous prêterions aux enquêtes d’opinion de la CNCDH, menées par une équipe de Science Po (Nonna Mayer, Vincent Tiberj, etc.), « une valeur scientifique incontestable ». Les auteur-e-s ne se rendent peut-être pas compte que toutes les critiques qu’ils émettent ont déjà été émises dans le monde universitaire... Et, comme toutes les autres sources quantitatives, nous avons souligné les apports et les limites de cette enquête d’opinion, notamment le questionnaire, « son architecture globale, les catégories utilisées et la valeur attribuée aux réponses ». On se demande bien pourquoi les auteur.e.s se réveillent seulement en 2013 : le sondage de la CNCDH existe depuis 1990 et les chercheurs de Sciences Po ont publié depuis longtemps sur leur « échelle de tolérance ».

3) L’analogie entre les ethnologues-administrateurs coloniaux et les écrits d’Étienne Dinet et Salah Ben Ibrahim, qui ont utilisé pour la première fois le mot « islamophobie » dans les années 1910, serait fausse. Nous recommandons aux auteur.e.s de prendre la peine lire l’article de Fernando Bravo Lopez, « Towards a definition of Islamophobia : approximations of the early twentieth century », Ethnic and Racial Studies, vol. 34, n°4, 2011, p. 556-573.

4) Nous adopterions la « thèse commune [qui] consiste à entériner l’idée d’une islamophobie constitutive de l’ADN français depuis les Lumières ». Or nous avons écrit exactement l’inverse : « il est impératif d’éviter les écueils de l’anachronisme et d’une vision anhistorique de l’islamophobie discursive. Il n’existe pas d’islamophobie globale, multiséculaire et intrinsèque à l’identité européenne, une hostilité viscérale et endémique dont la « nature » serait identique du Moyen-Âge jusqu’au XXIe siècle et qui ne ferait que varier d’intensité d’une période historique à l’autre ». Peut-on être plus clair que cela ?

5) Concernant les médias, nous aurions occulté les exemples d’émission et de films positifs sur l’islam « n’entrant pas dans [nos] grilles d’analyse » et nous aurions « créer [notre] objet à mesure qu[e nous] l’explor[ons] ». Les auteur.e.s citent « Mosaïque », « Connaître l’islam », la série L’Ennemi intime (France 2, 1986), Grands-Mères de l’islam de Coline Serreau et Mémoires d’immigrés de Yamina Benguigui. Or nous nous basons sur le seul travail scientifique d’envergure sur le traitement médiatique de l’islam en France, L’islam imaginaire de Deltombe qui, contrairement aux mensonges des auteur.e.s, qui n’ont pas pris la peine de le lire, a précisément étudié l’ensemble de ces émissions.

6) Notre comparaison entre antisémitisme et islamophobie ne serait pas pertinente puisque, selon les auteur.e.s, « chez les islamophobes, la question raciale n’occupe qu’un rang secondaire, en ce sens que l’appartenance ethnique n’entre en ligne de compte qu’au titre de présomption d’une appartenance à la religion musulmane ». La dimension raciale de l’islamophobie serait une « forme de pensée magique, ou de complotisme, récusant l’observable a priori au nom des vérités cachées, ce qui ne relève pas de la rationalité dont se revendiquent nos tenants des sciences sociales ». Passons sur l’accusation de « complotisme »... Nous avons démontré, avec d’autres historiens et sociologues reconnus, qu’il existe un processus de racialisation des musulmans qui s’appuient sur des mécanismes d’assignation identitaire proches de ceux qui se produisent dans l’antisémitisme, tout en mettant en lumière les grandes différences historiques.

7) Enfin, nous verserions dans « une exagération manifeste » en citant le travail d’Enzo Traverso (« le spectre du terrorisme islamiste a remplacé celui du judéo-bolchévisme »), « idée dont l’ultime conséquence devrait être de nier la réalité des actes terroristes commis au nom de l’islam ». Tout en affirmant que cette idée de remplacement déboucherait sur un négationnisme, les auteur.e.s se rétractent puis en remettent une couche : « Ils ne le font certes pas. Mais ils révèlent une fois de plus, au passage, leur difficulté à affronter l’intégralité du réel ». Être accusés de déni de la réalité par des dénégateurs de l’islamophobie... On aura tout vu. Or nous avons écrit que « notre analyse critique des modalités et des effets de construction du « problème musulman » ne signifie évidemment pas que les phénomènes sociopolitiques ayant trait à l’« islam » ne doivent pas être analysés. Par exemple, la violence politique se référant à l’islam ou l’activisme de mouvements prônant une coupure radicale avec le reste de la société constituent autant de phénomènes qu’il s’agit d’étudier ». Peut-on être plus clair que cela ?

En conclusion, on ne peut qu’être effarés par tant de mensonges et d’approximations de la part d’une journaliste et d’un apprenti juriste. On comprend mieux pourquoi Fourest n’a rien trouvé à redire. Elles/il semblent partager la même conception du journalisme mensonger qui fait peu de cas des travaux universitaires rigoureux, parce que produits sous la contrainte des pairs : d’autres universitaires. Cette soi-disant « contre-enquête » et ces chroniques sur France Culture, qui est pourtant une des rares radios qui accueille favorablement les analyses des sciences sociales, ne font finalement que confirmer la conclusion de notre livre : « la disqualification du terme d’islamophobie participe à nier l’existence du phénomène, et le déni de l’islamophobie n’est pas sans lien avec la responsabilité des « élites » à propager l’idée d’un « problème musulman », sur lequel s’appuient certains acteurs politiques pour percer électoralement » (p. 259). Ce n’est donc pas un hasard si le livre de Kersimon et Moreau plaît tant à l’extrême-droite : Ivan Rioufol, qui le cite dans un article appelant à abattre la « fragile citadelle » qu’est l’université, et Bernard Mazin, du think tank Polemia, les encensent.

https://blogs.mediapart.fr/abdellali-hajjat/blog/260215/statistiques-de-lislamophobie-misere-du-journalisme-mensonger


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