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« Tout ce qui peut être anéanti doit l’être. »

posté le 29/04/17 Mots-clés  histoire / archive 

La spécification nihiliste

Le mouvement de la jeunesse russe des années 1860 qui se qualifie de nihiliste, trouve son origine à la croisée de tous les problèmes du changement social dans la Russie de l’époque ; une évolution de fait, timide, qui donne la parole à des groupes sociaux extérieurs à l’aristocratie, conjuguée à une ambiance de changements promis ou supposés, mais dans lesquels on désespère, telles sont les conditions qui rendirent possibles et nécessaires l’apparition du nihilisme. À la période de l’abolition du servage, le monde de l’intelligentsia s’élargit socialement de manière notable. Les nobles avaient fourni les seuls hommes instruits de la première moitié du siècle, et alimenté la naissance de l’intelligentsia dans les années 1840. S’ajoutent à eux désormais ceux que l’on nomme les raznotchintsy, c’est-à-dire des hommes provenant de grades et de fonctions différents, regroupement d’éléments issus de classes diverses, fils de commerçants, de fonctionnaires anoblis en raison de leurs états de service et, pour beaucoup, de prêtres. Ayant eu accès à l’université, ces derniers n’en sont pas moins promis à un avenir assez limité, sinon médiocre, de prolétaires intellectuels, lettrés exploités par les administrateurs et les propriétaires. Certains tirent de ceci autre chose que de l’aigreur, et découvrent l’exigence d’une attitude nouvelle devant la vie. Nous avons vu avec quelle énergie celui qui fut dans cette situation leur précurseur dans les années 1840, Biélinski, avait porté cette exigence. La génération des années 1860 va la systématiser, sa vigilance ayant été sensibilisée par les enjeux et controverses réformistes qui s’exacerbent avec l’arrivée au pouvoir d’Alexandre II.

Déjà dans les années 1850, des rumeurs circulaient : on parlait de réformes, de l’abrogation du droit féodal. Quand, en 1855, Alexandre II eût remplacé Nicolas Ier, une vaste espérance s’empara des masses et parvint même à convaincre des figures hautaines et critiques comme celle d’Alexandre Herzen qui salua dans le nouveau tsar quelque chose comme un libérateur. Et certes l’abolition du servage fut prononcée en 1861 - mais ce train de réformes incomplètes et de libérations empoisonnées ne devait pas tarder à être considéré par certains comme une duperie.

Le mouvement du nihilisme naît lorsque, par la bouche de Tchernychevski, des jeunes gens font rupture avec Herzen, refusant de le suivre dans la confiance qu’il continue d’accorder au régime d’Alexandre II. C’est que la réforme tsariste n’avait pas, et ne pouvait peut-être pas changer la société russe. Bien que le servage fût aboli, les habitudes d’esclavage domestique demeuraient. Le despotisme familial, le mépris des individus, une soumission séculaire des femmes, des fils et des filles, voilà qui ne pouvait être changé par décret. Et « la vie russe tout entière, dans la famille, dans les relations entre les chefs et leurs subordonnés, entre les officiers et les soldats, les patrons et leurs employés, en portait l’empreinte. Tout un monde d’habitudes et de façons de penser, de préjugés et de lâcheté morale, de coutumes engendrées par une vie d’oisiveté, s’était formé peu à peu ; même les meilleurs hommes de cette époque payaient un large tribut à ces produits de la période de servage »[1].

Voilà qui était de nature à renforcer un trait caractéristique du réformisme russe, déjà exprimé par lés décembristes, qu’une réforme politique n’est rien si elle n’est fondamentalement associée à une réforme sociale, qu’une révolution politique sans révolution sociale se solderait par le seul changement de nom du régime[2] ; voilà qui allait justifier la critique radicale entreprise par ceux qui, reprenant le mot de Tourgueniev[3], allaient eux-mêmes se qualifier de nihilistes.

L’esprit nihiliste

Caractérisons d’abord, sous la forme d’un type idéal, l’attitude d’esprit et l’exigence caractéristiques du nihilisme, avant de l’évoquer à l’oeuvre à travers quelques figures et situations vécues par la jeunesse de ce temps.

Le réveil

Le nihiliste ne se pense pas comme un homme aux idées neuves qui aurait pour mission d’apprendre aux masses à les accepter. Le mieux dont il est porteur n’est pas fait d’idées dernières-nées du progrès. Ses idées, juge-t-il, ne semblent novatrices que parce qu’elles ont été méconnues, cachées sous les masques d’idées fausses, mais elles ne sont pas des idées d’avant-garde, subtiles et énigmatiques ; elles ne sont que l’expression pouvant résulter d’un sain usage de la raison. Si elles sont audacieuses, c’est que l’usage de la raison est audacieux en Russie au XIXe siècle. Mais ces idées n’exigent pas un long cheminement dialectique - bien plutôt une reprise de soi, un ressaisissement, un mouvement brusque par lequel l’esprit se débarrasse du fatras de pseudo-idées qui ont entretenu ce que W. Bannour appelle l’apathie constitutionnelle de l’homme russe : « L’image du sommeil est constante dans les écrits des nihilistes. La Russie est une immense forêt dormante où, dans les propriétés seigneuriales, [...] des hommes désoeuvrés s’avachissent, se contentant de marmonner des discours pleins de déclarations d’intentions. »[4] À travers la rigueur de sa réflexion, comme à travers une certaine brutalité voulue de son attitude existentielle, le nihiliste est donc celui qui a pour charge de secouer un peuple assoupi, de réveiller un esprit collectif.

Contre le malheur

Il importe d’abord de faire se dresser cet esprit contre une de ses pentes spécifiques. S’il est vrai que l’homme russe est plus que tout autre hanté par l’idée de la faute et du châtiment, l’esprit nihiliste se doit d’écarter cette tentation à la complaisance pour le malheur[5] - et, dans une certaine mesure aussi, cette compassion pour les humiliés et les offensés qui, bien qu’elle soit pourtant à la source du populisme lui-même, n’en est pas moins, dans ses complications psychologiques et morales en forme de complexe de culpabilité, un obstacle à la positivité progressive de l’esprit de révolte. Contre cela, contre ces penchants qui ont empoisonné les générations passées, cette facilité à se payer de prières et de larmes, Tchernychevski et ses amis sont en recherche d’une critique imperturbable et « veulent créer un type nouveau de militant social autonome et dur, opposé trait pour trait à son trop humain ancêtre »[6].

Pour la lucidité

Le nihilisme n’est pas une théorie sociale. Et pourtant le décapage intellectuel à des fins individualistes auquel il se livre est radicalement inséparable d’une critique de la vie sociale et d’une exigence de libération des humbles. Car c’est le poids des mêmes traditions de mensonge et d’ignorance qui font accepter à l’individu les mirages de la superstition et de la religion, aux groupes sociaux le privilège et la domination de quelques-uns. Le nihilisme se veut d’abord une démarche de vérité, une mise en pièces de tous les niveaux de l’aliénation, étant évidemment inséparables l’aliénation intellectuelle et l’aliénation sociale. Ce double aspect est fort bien exprimé par Serge Kravtchinski, dit Stepniak, le principal animateur du cercle Tchaïkowski : « Le vrai nihilisme, tel que nous le connûmes en Russie, fut une lutte pour délivrer la pensée de toute espèce de tradition, lutte qui marchait ainsi, main dans la main, avec la lutte pour libérer les classes laborieuses de l’esclavage économique. À la base de ce mouvement, il y avait un individualisme radical. C’était une négation, exercée au nom de la liberté personnelle, de toutes les répressions imposées à l’homme par la société, la famille et la religion. Le nihilisme fut une réaction passionnée et saine contre le despotisme, non pas politique, mais moral, opprimant la personnalité dans la vie intime et privée. »[7] Ce fut dès lors une chasse impitoyable aux mensonges, petits et grands, graves ou superficiels, que mena la génération des nihilistes, une lutte contre les convenances ne reposant sur aucune nécessité raisonnable, l’exigence de ne plus rien accepter de vivre qui n’ait été avalisé par la raison.

Un scientisme matérialiste

S’attaquant avec force - et avec un succès assez aisé dans le milieu qui est le sien - au préjugé religieux, le nihiliste le remplace par une foi absolue en la science. La science est porteuse, juge-t-il, d’une irrésistible capacité de démystification du présent et d’annonciation de l’avenir. Elle travaille à un temps où les peuples auront pleine et entière prise sur leur destin. Les sciences de la nature sont la voie ouverte à la libération de l’homme, et le positivisme, l’agnosticisme, l’évolutionnisme de Darwin et de Spencer, le matérialisme scientifique, nourrissent ce combat passionné. Foi ardente et sans faille dans la science qui se traduit par « une affirmation agressive de la raison, opposée à toutes les traditions »[8].

L’épreuve de la sincérité

C’est en choisissant de révolutionner la vie quotidienne - tout en se montrant par ailleurs si réservés quant à la portée du changement politique - que les nihilistes se montrent peut-être les révolutionnaires les plus novateurs de ce siècle. Nulle convenance, nulle convention, nulle affectation sociale qui ne passe au crible de leur critique. Une rudesse d’apparence confinant parfois à la grossièreté est la voie qu’ils choisissent pour que les liens interindividuels, qu’ils veulent sincères et loyaux, le soient de façon vraie.

Les preuves de l’égalité

L’égalité de l’homme et de la femme est revendiquée par Tchernychevski, et Dobrolioubov renchérit en critiquant sévèrement les chutes promises à la femme russe qui n’a guère de chances d’échapper à l’esclavage domestique que pour tomber dans l’esclavage conjugal. Rigoriste, le nihiliste s’astreint à des renoncements exemplaires qui échappent pourtant à l’esprit ascétique et revendiquent au contraire bonheur et plaisir pour tous et pour chacun[9]. L’on rappelle souvent la position de « l’homme extraordinaire », Rahmétov, héros du Que faire ? de Tchernychevski, plaidant l’abstinence au nom de la jouissance :

« Il s’était dit :
- Je ne boirai pas une goutte de vin, je ne toucherai pas à une femme.
Et pourtant, il était d’un naturel ardent.
- Mais pourquoi cela ? Cette extrémité n’a rien de nécessaire !
- Il le faut. Nous exigeons pour les hommes la plénitude de la jouissance, et nous devons, par notre vie tout entière, témoigner que nous n’exigeons pas cela pour assouvir nos passions personnelles, que nous ne l’exigeons pas pour nous en tant qu’individus mais pour les hommes en général. »[10]

Et c’est au prix de ce rigorisme intransigeant que pouvait, à leurs yeux, être prise au sérieux la volonté de libération de la femme, libération qui devait s’accomplir en se détachant de la tutelle familiale, échappant au mariage sans amour, par la voie de la formation, de l’étude et de l’autonomie.

Contre le parasitisme

Il revenait à Pisarev de développer particulièrement la critique de l’art et du romantisme, entendus comme parasitisme. Ses propos ont été certes colportés abusivement, jusqu’à lui faire dire que Shakespeare ou Raphaël ne valaient pas une paire de bottes, mais sa pensée est plus profonde qui, sans renier la beauté comme valeur, exige qu’avant de savourer cette dernière soient connues et comprises les conditions sociales de sa production et de sa consommation. Se délecter d’une oeuvre d’art signifie essentiellement dans la Russie de ce temps oublier que cela constitue un privilège, lequel n’est rendu possible à quelques-uns que par la permanence de la domination et de l’exploitation qu’ils exercent sur les masses. Le mal de vivre des belles âmes se paie nécessairement quelque part, de la sueur et du sang du peuple. On le voit, la dénonciation de l’art n’est qu’un cas particulier du combat contre le parasitisme. C’est la lutte systématique contre le parasitisme - parasitisme social lorsque les parasites sont des hommes et des pouvoirs ; ou parasitisme intellectuel lorsqu’il s’agit d’idées, d’images, de représentations falsifiantes et endormeuses, les uns se renfonçant des autres - qui constitue au fond l’argument incessant, l’urgente recherche, la ressource permanente de l’esprit nihiliste. Et c’est en ce sens qu’il faut comprendre la terrible formule de Pisarev :

« Tout ce qui peut être anéanti doit l’être. »

Alain Pessin
Extrait de Le Populisme - Le populisme russe (1821-1881) ou la rencontre avec un peuple imaginaire, suivi de Populisme, mythe et anarchie (Atelier de création libertaire, 1997, pp. 26-32)

Notes

1. P. Kropotkine, Autour d’une vie, Paris, Stock, 1898, p. 303.
2. Voir à ce propos A. Lehning, Anarchisme et marxisme dans la révolution russe, Spartacus, n° 41, juin-juillet 1971, p. 16.
3. I. Tourgueniev, Pères et fils, 1862.
4. W. Bannour, préface à : les Nihilistes russes, Paris, Aubier-Montaigne, 1974, p. 9.
5. Cf. ibid., p. 11.
6. A. Besançon, Être russe au XIXe siècle, op. cit., p. 143-144.
7. S. Kravtchinski, la Russie souterraine, cité in les Nihilistes russes, op. cit., p. 86-87.
8. R. Cannac, Netchaïev, Paris, Payot, 1961, p. 19.
9. Cf. N. Bannour, op. cit., p. 13.
10. N. Tchernychevski, Que faire ? (1862), chap. XXIX.


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