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Venezuela, entre contradictions et espoirs

posté le 30/04/13 par Yan Verhoeven Mots-clés  luttes sociales 

Article disponible en PDF

et sur le site www.utopiasproject.net

14 ans après le début de la « révolution bolivarienne », le processus rentre dans une nouvelle étape avec la mort du président Chavez et l’élection de Maduro à sa succession. Vue du vieux continent, la situation vénézuélienne reste souvent difficile à saisir, coincée entre une certaine mythification à gauche et des critiques idéologiques à droite. Dans cet article, en nous basant sur ce mois passé au Venezuela immergés dans des expériences « d’en bas », nous cherchons à poser un regard de gauche critique , partial et limité, sur quelques enjeux et contradictions du processus qui nous ont marqués.

Le 6 mars, nous étions dans le centre de Caracas, parmi la foule immense venue saluer une dernière fois le président Chavez lors de son cortège funéraire. Il était difficile de ne pas se laisser gagner par l’émotion collective. On voyait du rouge à perte de vue, des femmes pleuraient, quelques hommes. Les discours et slogans révolutionnaires s’enchaînaient. A quelques mètres de nous, deux adolescents ont tagué un mur “Chavez immortel”, “Chavez vive, la lucha sigue”. La lutte continue.

Une révolution ?

Le pays est évidement très loin de l’image vendue par les grands groupes de presse occidentaux. Le culte a la personnalité envers Chavez est réel, mais pas de censure, pas de régime autoritaire, et des élections que la majorité de l’opposition ne conteste pas. Pas de dictature donc. Mais pas non plus de révolution socialiste. La pauvreté et l’inclusion sociale ont été au centre des discussions, la politique de redistribution de la rente pétrolière a fait reculé la pauvreté, les « missions » sociales ont élargi l’accès aux droits fondamentaux (éducation, santé, culture, logement…). La société s’est politisée et le chavisme a participé à créer une nouvelle estime de soi des secteurs populaires et une foi dans leur action collective. Cependant, le capitalisme est toujours bien vivant, il est là comme chez lui. Il évite juste de mettre les pieds sur la table, la société de consommation le faisant pour deux.
Au lieu d’une révolution, il s’agirait plutôt d’un processus de transformation sociale, aux caractéristiques révolutionnaires. “Pourquoi nous ne sommes pas encore sortis du capitalisme ? Pourquoi on n’atteint pas le socialisme ? C’est un processus en constante construction, mais il y a énormément de contradictions », nous explique Euler Calzadillo, membre du Parti Socialiste Unifié du Venezuela (PSUV) et porte-parole d’un front d’entreprises récupérées.

Cette lointaine démocratie participative

En 2008, Chavez a créé le PSUV qui visait à rassembler dans une seule structure l’ensemble des groupes politiques qui avaient participé au processus révolutionnaire. Seuls les communistes et quelques petites organisations ont refusé et préféré garder leur indépendance. Le PSUV exemplifie la tendance centralisatrice du régime et les problèmes qu’elle pose, comme l’apparition d’une logique verticale et d’une élite de cadres déconnectés des bases populaires. Le décalage est grand entre le chavisme populaire (celui d’en bas) et le chavisme du parti. “Dans ce pays, ce ne sont pas les militants qui décident la conduite du parti et le parti celle du gouvernement, c’est le gouvernement qui dit au parti ce qu’il doit faire”, regrette Atenea, militante du réseau des « comuneros et comuneras », une organisation chaviste de base. Ils sont nombreux, membres du PSUV, à dénoncer le mépris de la démocratie interne du parti.
Ce qui est vrai au sein du PSUV l’est aussi pour le processus en général. Malgré les lois et les discours centrés sur le pouvoir populaire et la participation de tous, ce n’est pas encore une évidence. Énormément d’instances censées instaurer la démocratie participative ont été créées tout au long du processus bolivarien. Mais pour la grande majorité d’entre elles, parvenir à une participation effective des citoyens n’est pas facile. « Ça ne peut pas se décréter. La participation est un processus que les gens doivent s’approprier », opine Teresa, qui travaille à la coopérative Cecosesola, dans l’ouest du Venezuela. Pour Jasmine, travailleuse sociale impliquée dans le tissu associatif de Caracas, le manque de réponses démobilise beaucoup. « Quand tu vas au ministère, à telle instance, présenter ton travail, demander des choses, et qu’au final tu n’as pas de réponse, tu te lasses ».
De plus, les organes de participation sont souvent vus par l’appareil d’État comme des relais de son pouvoir au niveau des communautés. Ce qui laisse peu d’espace pour une participation démocratique forte. Atenea nous donne un exemple de ces limites. Le « plan de la nation 2013-2019 », qui doit servir de document de référence pendant les prochaines années, a fait l’objet d’un appel à débat et à propositions. « Nous avons mené une discussion importante dans le réseau, afin de faire une série de propositions d’améliorations. Ça a été un travail réellement collectif. Nous avons organisé une grande manifestation pour remettre notre travail au groupe censé se charger du processus de discussion du texte. Mais nous n’avons jamais été invité à débattre nos propositions, ni même reçu une réponse. Un processus participatif, ça ne peut pas se passer comme ça, en se limitant à dire ‘’exprimez vos avis, on verra ce qu’on en fait" ».

Une bureaucratie encombrante

Souvent signalée par des militants comme un obstacle au processus révolutionnaire, la bureaucratie est présente à tous les niveaux, de l’État au parti. « La bureaucratie a des intérêts différents de ceux des travailleurs, des secteurs populaires. La plupart des bureaucrates – même s’il y a quelques exceptions – ne cherchent pas à changer la société, au contraire », dénonce Yenny Cortez, de l’entreprise récupérée Gotcha. Cette entreprise textile est occupée par ses travailleuses depuis que le propriétaire a voulu effectuer un licenciement massif illégal. Elles ont relancé la production de manière autogérée en 2009 et elles demandent depuis la nationalisation. Mais les réponses tardent à venir. Et malgré leurs demandes, aucune instance officielle n’a agit. « Le minimum que pourrait faire l’État, c’est passer ses commandes (d’uniformes, de t-shirts de campagnes...) ici. Ils préfèrent faire appel à des entreprises privées ». Mais les travailleuses sont claires : « le jour ou on obtiendra la nationalisation, on sait que ça va être un nouveau combat, contre la bureaucratie. Ici on gardera le contrôle, pas question qu’ils nous mettent un bureaucrate pour nous diriger ».
Euler sait de quoi il parle quand il aborde les enjeux de la bureaucratisation du régime. Militant pour le contrôle ouvrier des entreprises, il voit au quotidien les obstacles que la bureaucratie pose. « Il y a un pas important entre avoir des lois favorables aux travailleurs, que les travailleurs s’en saisissent, et qu’elles soient appliquées. Car entre les deux, il y a l’appareil d’État ». Selon son organisation, le front « bicentenario » des entreprises récupérées, l’État a nationalisé plus de 1500 entreprises ces dernières années, des plus grandes aux plus petites. Mais souvent sans concertation avec les travailleurs. Les cas ne sont pas rares où les conditions de travail se sont détériorées après la nationalisation. La loi prévoit pourtant une participation des travailleurs à la gestion des entreprises nationalisées. Mais dans les faits, les bureaucrates voient d’un mauvais œil la création des « conseils de travailleurs », qui devraient permettre d’avancer vers un contrôle ouvrier réel, comme Chavez l’a évoqué à de nombreuses reprises dans ses discours. Entre un appareil bureaucratique hérité de la période pré-chaviste et la bureaucratie créée par le processus même, les initiatives autonomes qui émergent de la base peinent à se faire leur place.

Parti unique, vision unique ?
Ceux qui prennent un peu trop au sérieux les consignes révolutionnaires de Chavez – qui est loin de les avoir toujours appliquées de son vivant – se voient régulièrement taxés de contre-révolutionnaires. Comme l’explique Albert Cardozo, animateur du programme radio Lutte des classes et militant ouvrier, c’est un qualificatif qu’ils ont souvent récolté pour leur liberté de parole sur le processus. Pourtant, lui et ses camarades sont clairs : « le programme est un espace de discussion de la classe travailleuse, pour faire avancer la révolution bolivarienne depuis les bases populaires ».
La tendance de rejet et d’invisibilisation de toute critique est forte, que cette critique provienne de la gauche du mouvement chaviste lui-même ou d’autres secteurs révolutionnaires et anticapitalistes. Par exemple, plusieurs dirigeants syndicaux se trouvent en prison ou en procès pour avoir défendu des travailleurs et dénoncé certaines pratiques dans des entreprises nationalisées. Rafael Uzcategui, qui coordonne la recherche à Provea, une organisation de défense des droits de l’homme, a étudié le phénomène. « Le mouvement est très peu tolérant aux opinions dissidentes au sein même du chavisme. Ces dernières années, les protestations ont été en constante augmentation. Quand ces protestations débordent les canaux institutionnels et ne parviennent pas à trouver de réponse, il y a un processus de répression. Par exemple, en 2009, il y avait 2500 personnes soumises à un régime de présentation devant des tribunaux pour des délits liés à la manifestation pacifique (comme bloquer une rue). Le plus intéressant, c’était que la majorité, environ 80% d’entre eux, était des gens qui s’affirmaient chavistes. Ce n’est donc pas un processus de criminalisation de l’opposition, mais de toute forme de protestation qui sort des canaux institutionnels ».

Un gouvernement rouge et noir
Dans un des boulevards principaux de Caracas, ce sont des employés de PVDSA, la compagnie pétrolière nationale, qui s’occupent du nettoyage. Ils s’occupent aussi d’un parc, proposent un accès wifi gratuit et des animations culturelles. PDVSA, c’est le poumon de la révolution. Tout est financé par l’argent du pétrole, des programmes sociaux aux infrastructures. Emiliano Teran est chercheur sur les enjeux du modèle rentiste pétrolier vénézuélien au centre d’étude latino-américaines Romulo Gallegos. Selon lui, afin de comprendre le processus en cours, il faut avant tout saisir qu’il n’y a pas de rupture dans le modèle de développement économique. “C’est un sujet dont on ne parle pas. Mais le modèle de développement basé sur l’exploitation du pétrole, le président Chavez l’a approfondi. Le modèle rentiste détermine beaucoup de choses ».
La rente pétrolière, particulièrement abondante ces dernières années, est mieux distribuée que par le passé. Mais cette redistribution n’a pas fondamentalement changé la structure sociale (excepté en créant une nouvelle « bourgeoisie chaviste »). L’impôt n’assure quasiment aucun rôle dans la redistribution des richesses, ce qui pose question dans une société se revendiquant du socialisme et de la justice sociale. De plus, le modèle extractiviste est hautement destructeur pour l’environnement. En opposition avec son discours écologiste (le cinquième point du “plan de la nation 2013-2019” vise a « sauver la planète et assurer la pérennité de l’espèce humaine »), le gouvernement a approuvé un plan visant à doubler la production de pétrole dans le pays d’ici 2019. Cela se fera par l’exploitation de gisements non conventionnels, particulièrement destructrice pour l’environnement. Comme l’explique Emiliano, le problème du processus bolivarien est qu’il base l’inclusion sociale sur un schéma très problématique. Un schéma qui, même s’il va vers plus de justice sociale pour cette génération, hypothèque le futur des générations suivantes.

Electorisation et clientélisme

Plusieurs mécanismes peuvent expliquer que de telles contradictions entre les discours et les faits existent sans protestations sociales significatives. Selon Rafael Uzcategui, le calendrier électoral de ces dernières années (une seule année sans élections) a laissé peu de répit aux organisations chavistes et aux mouvements sociaux pour avancer leurs propres revendications ou construire un regard critique sur le processus. La priorité était d’assurer la victoire de de la gauche à tous les niveaux, afin que le processus puisse continuer. D’autre part, l’État-pétrole profite à tous, souvent dans une logique clientéliste. « Comment appliquer un mode de vie anticapitaliste si, dans les faits, tu vis bien grâce à l’argent du pétrole ? », constate Emiliano. Nombreux sont ceux qui reçoivent de l’argent de l’État-pétrole, d’une manière ou d’une autre. Le gouvernement finance directement des dizaines de milliers de projets. Même des initiatives cherchant la transformation locale impulsées par les conseils communaux ou les communes reçoivent souvent des financements directs de l’Etat, ce qui compromet leur autonomie et leur potentiel critique. De plus, pour bénéficier de certains programmes sociaux (par exemple espérer recevoir un logement), il est préférable de ne pas apparaître critique envers le processus bolivarien. Un slogan chaviste résume cette situation : « Amor se paga con amor » (l’amour se paye avec de l’amour). On attend de chacun qu’il soit loyal au président et à la révolution.

Au delà des contradictions, de l’espoir
Dans le bus qui nous emmène hors de Caracas, sur le chemin de la Colombie, on parle pourtant de revenir au Venezuela. Les contradictions sont grandes, mais les espoirs aussi. Les lois et les discours révolutionnaires créent un cadre propice à des transformations sociales plus profondes. Loin des appareils de l’État et du parti, des dizaines de milliers d’hommes et de femmes travaillent quotidiennement à concrétiser la révolution. Du réseau des comuneros qui construit les bases de ce que pourrait un « État socialiste communal » en passant par les entreprises de propriété sociale et bien d’autres initiatives, le Venezuela est un pays où se construisent aujourd’hui des utopies concrètes, petites et grandes.
Le processus bolivarien entame un nouveau chapitre. Le chemin qu’il décrira est encore incertain, il ouvre un large jeu de possibilités. Malgré de nombreux obstacles, il n’est pas impossible qu’il soi celui d’une autre société. Cela dépendra de la capacité des groupes les plus critiques et radicaux du processus à influencer sa direction et déborder l’appareil d’état et du PSUV .


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