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Archives et raison d’état

posté le 04/12/17 Mots-clés  répression / contrôle social  antifa 

La presse vient de révéler un projet des plus inquiétants de l’actuel ministère de la Culture. Ce dernier, au prétexte d’exigences budgétaires, semble s’apprêter à ne plus « privilégier » que la conservation de ce qu’il qualifie d’ « d’archives essentielles »… Comme on le verra à la lecture du texte qui suit, cette tentation d’éliminer des traces du passé au nom d’une raison technocratique et/ou d’Etat n’est pas nouvelle. Extrait du livre de Fabrice Riceputi, La bataille d’Einaudi, comment la mémoire du 17 octobre 1961 revint à la République [1], il revient sur le combat mené par Jean-Luc Einaudi pour obtenir le droit de consulter les archives de l’Etat, ainsi que sur l’effarante « affaire Grand-Lainé ». Brigitte Lainé et Philippe Grand sont ces deux archivistes qui eurent en 1999 le courage de dire devant la justice que les archives judiciaires contenaient la preuve d’un massacre de manifestants algériens par la police de Papon, et qui payèrent cette audace d’un véritable calvaire professionnel, jusqu’à leur retraite.

C’est la loi du 7 messidor an II (24 juin 1794) qui créa, sous la Première République, des «  archives nationales  ». Conformément à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, elle stipulait que «  tout citoyen peut demander communication des documents qui sont conservés dans les dépôts des archives, aux jours et heures qui sont fixés  ». Ce droit civique, celui du peuple de savoir ce qui fut fait par l’État en son nom, de nombreux impératifs, dont la raison d’État, ne cessèrent, du XIXe siècle à nos jours, de le restreindre [2]

Dans les années 1990, l’«  interdiction  » des archives politiquement gênantes est, avec l’amnistie de 1962, l’autre pilier légal sur lequel repose l’omerta française sur les crimes coloniaux. L’une des victoires obtenues par Jean-Luc Einaudi et par les «  militants de la mémoire  » est, à partir de 1997, la mise en accusation publique de cette rétention. Le mano a mano judiciaire avec Maurice Papon a mis nettement en lumière la fonction d’étouffoir de la loi alors en vigueur. Régulièrement dénoncée, cette rétention est de plus en plus difficile à assumer politiquement. Au lendemain de l’ouverture du procès intenté à Einaudi, le 5 février 1999, sous le titre «  Notre mémoire algérienne  », un éditorial du Monde rédigé par Edwy Plenel, estime  :

« Faute d’être assumé dans la clarté, son passé continue à miner le présent de la France […]. Il a fallu attendre les années 1980 pour que s’impose le travail de mémoire sur Vichy. S’agissant de la guerre d’Algérie, nous n’en sommes encore qu’au début. Le passé algérien de la France doit être totalement mis au jour. Les archives, toutes les archives, ouvertes. Car aimer la France, conforter son identité, construire son avenir, ce n’est pas seulement se rappeler de sa grandeur perdue. C’est aussi, sinon surtout, se souvenir du mal qui a pu être fait en son nom. »

Or, l’éditorialiste le sait bien, la résistance à cette «  mise au jour  » est grande. «  Des gouvernements, rappelle-t-il, qu’ils soient socialistes, comme celui de Guy Mollet, ou gaullistes, comme ceux des débuts de la Ve République, ont fermé les yeux en toute connaissance de cause. C’est même alors que siégeait à l’Elysée celui qui avait symbolisé la Résistance face au nazisme que le général Massu a écrit une “directive” justifiant l’utilisation de la “gégène”  !  ». On ne pouvait mieux poser les termes du problème. En cette fin des années 1990, le «  consensus national  » de ceux qui «  ont fermé les yeux en toute connaissance de cause  » peut-il enfin supporter la transparence sur ce passé  ? La France, présidée par le gaulliste Jacques Chirac et gouvernée par le socialiste Lionel Jospin, est-elle à même de crever l’énorme abcès colonial  ? Pour le prouver, comme le souligne encore Plenel et comme l’exigent régulièrement depuis la fin des années 1980 les «  militants de la mémoire  », il faudrait commencer par «  ouvrir les archives  ».

De fait, le gouvernement Jospin ne cesse plus, à partir de 1997, de proclamer son désir d’une telle ouverture. Mais qui la veut vraiment  ? De toute évidence, pas les rouages de l’appareil d’État qui furent les plus impliqués. Ni même, l’affaire Grand-Lainé le démontre, l’institution des Archives elle-même.

Tutelle sur l’histoire

Maurice Papon fut trahi deux fois par les archives, ou, plus exactement, par des archivistes. C’est par l’un d’entre eux que son passé de «  criminel de bureau  » l’a rattrapé une première fois en 1981. À l’origine de la première plainte contre lui se trouve en effet la découverte plus ou moins fortuite des archives jamais inventoriées du service des Questions juives de Bordeaux, en février 1981. L’archiviste Jean Cavignac et l’historien Michel Bergès y découvrirent la preuve de son implication dans la déportation des juifs de la Gironde. Michel Bergès raconte  :

« Nous étions à genoux par terre dans cette pièce sale du cinquième étage du bâtiment de la rue d’Aviau, à fouiller dans des paquets d’archives, qui avaient été mises en vrac dans des chemises orange. J’ai ouvert une première liasse. Elle concernait les rafles des juifs de juillet et août 1942. Nous avons vu la signature de Maurice Papon. «  Mais, c’est le ministre  !  », a dit Cavignac. » [3]

Ces archives furent communiquées à Michel Slitinsky. Leur publication partielle dans une série d’articles retentissants par Le Canard enchaîné lança «  l’affaire Papon  ». Le premier de ces articles, le 6 mai 1981, s’intitulait  : «  Papon, aide de camps  ». Dix-huit ans plus tard, devant la 17e chambre, en témoignant en faveur d’Einaudi de l’existence de preuves d’un massacre dans les archi­ves du parquet de Paris, les archivistes, Brigitte Lainé et Philippe Grand, concourraient fortement à sa défaite.

Pourtant, tout avait été fait pour que les traces conservées dans les archives dites publiques des agissements coupables d’agents de l’État soient interdites d’accès. En 1979, alors, il faut le souligner, que Maurice Papon en était un des ministres et que Roger Frey présidait le Conseil constitutionnel, le gouvernement Barre avait fait voter une véritable loi de circonstances sur les archives. Dans une certaine précipitation et une indifférence à peu près complète, le délai de consultation de certaines archives contemporaines avait été allongé jusqu’à 60 et 100 ans, au nom de notions jamais définies, prétextes, extensibles à l’infini, à l’arbitraire de la raison d’État  : la protection de la «  vie privée  » des personnes et celle de la «  sûreté de l’État  ». Les dossiers «  sensibles  », notamment ceux concernant Vichy et les guerres coloniales, se trouvaient ainsi mis à l’abri, pour des décennies, d’investigations risquant de rappeler d’embarrassants souvenirs. Cependant, le législateur avait dit ne pas vouloir empêcher toute recherche. Il avait prévu à cet effet la possibilité d’accorder «  dérogation  » à certains demandeurs. Mais c’est le «  service versant  », c’est-à-dire l’institution ayant confié ses dossiers aux archives nationales ou départementales qui décidait arbitrairement d’accorder ou non cette dérogation, après «  avis  » de ces dernières [4].

Des historiens triés sur le volet

En commençant ses recherches sur Fernand Iveton, puis en enquêtant sur le 17 octobre 1961, Jean-Luc Einaudi rassembla en une quinzaine d’années une collection riche de dizaines de lettres de refus de telles dérogations. Cette collection est sans doute sans équivalent par son volume. Pour la seule période allant de décembre 1997 à août 1999, Einaudi a échangé une soixantaine de courriers relatifs à des demandes de dérogations avec les administrations [5]

L’enquêteur s’est adressé aux institutions judiciaires, policières, militaires, ministérielles, présidentielle ayant été impliquées dans la guerre d’Algérie, pour demander à consulter leurs archives. Ces dernières n’étaient du reste pas toujours versées aux Archives de France, comme le prévoyait pourtant la loi. Presque toutes les réponses commencent par «  J’ai le regret  », et informent le demandeur qu’il lui faut «  attendre soixante ans  », voire davantage, pour accéder à des documents encore «  confidentiels  », le plus souvent au nom de la protection de la «  vie privée  » des personnes dont les noms sont mentionnés. Tel est le prétexte le plus souvent utilisé, parfois jusqu’à l’absurde. Claude Liauzu raconte par exemple que, dans les années 1970, il s’est vu refuser le droit de consulter les archives sur les bagnes militaires dans les années 1870, au nom de la protection de la mémoire des bagnards [6]

De ses refus de dérogation, Einaudi fait un édifiant florilège, tant dans Pour l’exemple que dans La bataille de Paris [7]. Donnons-en quelques illustrations. En février 1998, il s’adresse à la présidence de la République pour consulter les notes prises pendant les conseils des ministres des 18 et 26 octobre 1961 ainsi qu’un rapport sur l’attitude du parti communiste français face au problème algérien. Six mois plus tard, le compte rendu du conseil des ministres lui est refusé. Deux mois après ce refus, la dérogation concernant le parti communiste lui est accordée. Mais le carton d’archive qu’on lui permet de consulter est celui du 17 octobre … 1957. L’erreur était commise par les Archives nationales. Il n’est «  pas exclu qu’elle ait été involontaire  » [8]

Il eut particulièrement fort à faire pour parvenir à consulter les archives des deux institutions parisiennes les plus directement concernées par le 17 octobre  : le parquet de Paris et la préfecture de police. Nous évoquerons plus loin la bataille pour l’accès aux archives judiciaires. Arrêtons-nous un instant sur celles de la préfecture de police de Paris, laquelle, du reste, s’attribue elle-même alors, de facto, le privilège de ne pas verser ses dossiers aux Archives de Paris et de les gérer elle-même sans aucun contrôle – ce qui put occasionner, on l’a souvent suspecté, certaines disparitions regrettables. Trois préfets, dont un sous la droite et deux sous la gauche, refusèrent les dérogations demandées par Einaudi, pendant 13 ans  : 1987, refus du préfet Paolini, alors que Charles Pasqua est ministre de l’Intérieur  ; 1989, refus du préfet Verbrugghe et du ministre de l’Intérieur Pierre Joxe  ; 1997 et 1998, refus du ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement et du préfet Massoni, lequel ne répond, toujours par un refus, qu’au bout de deux ans. Il faut attendre la relaxe d’Einaudi, ainsi que le remplacement de Chevènement au ministère de l’Intérieur, pour que le préfet Massoni – qui, de 1962 à 1967, alors qu’il était commissaire, avait eu comme «  patron  » Maurice Papon lui-même – finisse par céder, sur injonction ministérielle, en décembre 2000 [9]. Cette décision quasi sensationnelle est annoncée dans la presse. Le Monde titre  : «  La préfecture de police de Paris ouvre ses archives sur la répression anti-FLN  » [10]. Le quotidien donne également une autre information édifiante  : tout en le refusant obstinément à Einaudi, la préfecture a accordé récemment l’accès à ses archives à trois universitaires, dont deux ne sont pourtant pas réputés travailler sur le 17 octobre, et dont le troisième est Jean-Paul Brunet. Comme Einaudi le souligna, le même Jean-Paul Brunet, auteur de Police contre FLN, se vantait déjà dans un précédent livre consacré à l’histoire de la police de «  fréquenter assidûment les archives de la préfecture de police  » depuis 1965, soit à une époque où Papon était encore en poste [11]. Ces trois historiens ont semblé bénéficier d’un monopole sur les archives de la police parisienne. Claude Liauzu, historien lui aussi patenté, mais regardé comme hostile par la préfecture car notoirement «  complice  » d’Einaudi, en fit l’expérience. Ayant fait la même demande, il reçut cette ahurissante réponse  :

« Il me paraît […] opportun de différer l’instruction de votre demande jusqu’au moment où ces historiens auront réalisés leurs premiers travaux. »

Et Liauzu de se demander  :

«  Les chercheurs seront-ils con­damnés longtemps encore à subir l’arbitraire de la préfecture de police  ?  » [12].

La loi sur les archives permet bien à l’État d’exercer un étroit contrôle sur la recherche historique en interdisant l’accès à ses archives, mais aussi en choisissant, le cas échéant, les historiens qui lui conviennent. Cette tutelle se perpétue d’autant mieux qu’elle n’a guère suscité de contestation. Elle jouit même de l’adhésion de nombre d’historiens. Liauzu fut l’un des rares chercheurs qui dénoncèrent, à la suite de Robert Paxton et de Sonia Combe, un système discrétionnaire ayant notamment permis au mythe «  résistancialiste  » français de prospérer durant des décennies, mais aussi le concours empressé que lui apportèrent les historiens eux-mêmes [13]. Trop heureux de pouvoir jouir de ce privilège accordé par l’État, certains d’entre eux furent partisans de l’interdiction des archives aux non-historiens, ces simples «  curieux  » inaptes par nature à leur compréhension. Claude Liauzu s’en indigne  :

« C’est à partir d’archives étrangères, américaines et allemandes, et par des chercheurs étrangers, que les premières études importantes sur la persécution antisémite et la participation de Vichy au génocide ont été menées. Pendant longtemps, cet aspect de notre histoire a été traité comme secondaire en raison de l’exploitation des archives par le Comité d’histoire de la seconde guerre mondiale, créé en 1951 et qui a eu le monopole de la consultation des documents. Plus que les historiens professionnels, les «  amateurs  » – témoins, journalistes, militants... –, luttant pour établir la vérité, ont imposé à l’attention de l’opinion le problème de l’accès aux documents. Aussi, la réaction corporatiste de certains universitaires prétendant interdire aux «  non labélisés  » cet accès aux archives dites «  sensibles  » est-elle particulièrement choquante. Surtout quand elle prétend se justifier en soupçonnant leurs concurrents d’indélicatesse, de violation d’un devoir de discrétion envers les secrets (d’État  ? de vie privée  ?). En réalité, le but est de conserver le contrôle d’un «  filon  » de documents inédits utiles à une carrière ou à un succès d’édition. » [14]

L’archiviste Brigitte Lainé a, quant à elle, observé au plus près le fonctionnement de ce système durant des années  : l’une de ses missions était en effet de recevoir et d’orienter les demandes de dérogations des chercheurs. Elle aussi analyse sévèrement les effets pervers de cet octroi de privilège  :

« En prenant un profil bas, (certains historiens) ont finalement obtenu toutes les dérogations qu’ils voulaient. L’IHTP [15] s’est tout à fait satisfait de cette demi-ouverture des archives, et ne souhaite pas que ce soit librement communicable, puisque son privilège serait aboli. C’est une espèce de pré carré, seuls les chercheurs qui appartiennent à l’Institut et qui se conduisent bien ont des autorisations. Il y a aussi des intérêts annexes, les intérêts économiques de publication  : celui qui a accès aux archives peut faire un livre que les éditeurs prendront d’autant plus volontiers qu’il est le seul à pouvoir utiliser certains documents. Entre le chercheur qui fait la demande et l’archiviste qui la lui donne, chacun se nourrit d’un pseudo-pouvoir, d’une pseudo-reconnaissance. Mais c’est une histoire qui se termine «  bien  »  : les ouvrages seront publiés, on pourra enseigner aux jeunes, et on aura une histoire officielle. […] Le danger n’est pas à négliger de l’élabora­tion et de l’écriture d’une histoire consensuelle, raisonnée et raison­nable, faite à partir des recherches d’une seule école de pensée. » [16]

Une critique du système de la dérogation avait été solidement argumentée dès 1996, dans le rapport remis au Premier ministre Alain Juppé par le conseiller d’État Guy Braibant [17]. Il recommandait sa suppression. Bien qu’abondamment encensé pour son intelligence et sa profondeur, ce rapport avait été promptement enterré.

«  Ouvrir les archives  »  ?

Pourtant, à en juger par la quantité de circulaires et déclarations officielles qui, à partir de 1997, s’accumulent sous la pression de l’actualité sur ce thème, la fin de la rétention des «  documents sensibles  » ne semble pas avoir de plus fervent partisan que le gouvernement lui-même. «  Il n’est question que d’ouvrir les archives  », dira ironiquement Philippe Grand. L’ouverture du procès de Maurice Papon devant la cour d’assises de Bordeaux a tout d’abord conduit le Premier ministre à demander par circulaire que soit élargi l’accès aux archives de la période 1940-1945, c’est-à-dire celles de Vichy. Les attendus de cette décision sont clairs  :

« Ainsi que le relève le rapport […] Braibant, la divulgation de documents vieux de plus de cinquante ans ne présente plus aucun risque pour la sûreté de l’État ou la défense nationale, en dehors de cas particuliers extrêmement rares. C’est pourquoi, sauf exception dont je souhaite que mon cabinet soit informé, les demandes d’accès à des archives ayant trait à la période 1940-1945 ne devront plus être rejetées sur le fondement de ces impératifs. Sous cette réserve, le seul motif sur lequel pourra s’appuyer un refus de dérogation sera le respect de la vie privée. » [18]

Nous l’avons vu, au soir même de la déposition d’Einaudi, la ministre de la Culture annonçait une décision d’ouverture concernant «  la journée du 17 octobre 1961  ». Cette fois, il n’est plus question du régime honni de Vichy, mais des archives de la République. Les réactions sont diverses. Le parti socialiste se félicite d’une décision qui, dit-il, «  loin d’attiser les rancœurs, […] montre la volonté du gouvernement de faire toute la clarté sur la répression tragique de cette journée  ». Tel n’est pas l’avis du syndicat policier Alliance qui résume sans nuances l’opinion d’une partie de la droite et celle de l’extrême-droite. «  L’honneur de la police  », en effet, paraît menacé. Le syndicat «  s’insurge avec force contre ceux qui, au travers de l’histoire de France, se livrent à une véritable entreprise de déstabilisation de l’institution policière  ». Il s’inquiète des «  ravages moraux que provoquent ces dénigrements systématiques et ces accusations déplacées  » [19].

Or, de son propre aveu, Catherine Trautmann est immédia­tement et sévèrement tancée et recadrée par son Premier ministre pour cette imprudente communication. Alors que Jean-Louis Debré, fils de Michel Debré, préside le groupe RPR à l’Assemblée nationale, on peut imaginer que le parti gaulliste auquel appartient le président de la République n’apprécie que modérément l’annonce qui vient d’être faite. Il se peut aussi que l’annonce ait été jugée malvenue au sein même du gouvernement. «  Révoltée [par] le déni de l’histoire, raconte Trautmann, je pris la décision d’ouvrir l’accès aux archives de la manifestation des travailleurs algériens, le 17 octobre 1961, et de sa dramatique répression  ». Cette annonce «  me valut quelques heures plus tard […] un coup de téléphone mémorable de Lionel Jospin, cueilli à froid par mon initiative. J’avais peut-être agi un peu précipitamment sur la forme, mais en décidant de faire sauter ce verrou, je voulais que les chercheurs et les historiens puissent enfin accomplir pleinement leur travail d’écriture de l’histoire  » [20]. «  L’ouverture des archives  » sur le 17 octobre, c’est-à-dire, en l’espèce, leur ouverture à Jean-Luc Einaudi, n’est donc pas souhaitable. En créant la commission Mandelkern, nous l’avons vu, Jean-Pierre Chevènement temporise. Puisque l’opinion l’exige, le coffre-fort des archives policières est ouvert, mais les clefs sont confiées à un homme du sérail, qui trouve une sorte de compromis entre le mensonge et la vérité [21].

Pourtant, deux ans plus tard, la relaxe d’Einaudi et la reconnaissance par la justice d’un «  massacre  » oblige Lionel Jospin lui-même à émettre de nouveaux appels pressants à ouvrir les archives sur le 17 octobre, puis sur toute la guerre d’Algérie. Le 5 mai 1999, il enjoint aux administrations et aux archives de «  faciliter les recherches historiques sur la manifestation organisée par le FLN le 17 octobre 1961 et plus généralement sur les faits commis à l’encontre des Français musulmans d’Algérie durant l’année 1961  » – ce qui fait dire à Catherine Trautmann qu’elle avait eu raison trop tôt. En 2000, c’est la question de l’usage de la torture en Algérie, reconnu et revendiqué par le général Massu, avant de l’être pareillement par le général Aussaresses, qui fait à son tour l’actualité. Et une nouvelle circulaire «  relative à l’accès aux archives publiques en relation avec la guerre d’Algérie  » est émise par Matignon, visant toujours à «  faciliter  » cet accès. En 2001, à nouveau, le même Premier ministre souhaite, pour qu’«  un travail historique de qualité  » puisse être mené sur la guerre d’Algérie, que «  les chercheurs disposent d’un large accès aux archives publiques relatives à ces évènements  » [22]. À l’évidence, cette répétition de directives à peu près identiques démontre surtout la difficulté de la tâche. La nécessité de changer la loi qui permet aux administrations concernées de pratiquer la rétention de leurs archives est plusieurs fois affirmée. Mais la loi de 1979 ne sera remplacée qu’en 2008, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, et sans que la «  transparence  » tant prônée soit réalisée [23]. Dans ces conditions, les circulaires n’y peuvent pas grand-chose  : les délais légaux de consultation des dossiers sensibles restent les mêmes et les institutions concernées, préfecture de police et parquet de Paris notamment, peuvent toujours, à leur guise, accorder ou refuser les précieuses dérogations.

L’affaire Grand-Lainé

«  On choisit un autre métier si on ne veut pas d’ennuis  »
Philippe Grand, archiviste

Au moment même où l’État s’exhorte ainsi à ouvrir ses propres archives et se targue de vouloir faire «  toute la lumière  » sur les agissements passés, le rouage de l’État censé réaliser cette ouverture, celui des Archives, démontre par l’absurde combien il est peu désireux de le faire. Deux conservateurs, Philippe Grand et Brigitte Lainé, coupables d’avoir témoigné en faveur d’Einaudi et contre Papon, sont sanctionnés et mis au ban de leur profession pour avoir préféré la vérité et la justice à la raison d’État. Avec la complicité active ou passive du gouvernement, de la mairie de Paris et de la direction des Archives de France, et dans une indifférence complice à peu près générale, tous deux vont connaître, des années durant, une fin de carrière proprement kafkaïenne aux Archives de Paris.

Le 12 février 1999, au lendemain de son témoignage au procès intenté par Papon à Einaudi, la conservatrice en chef du patrimoine aux Archives de Paris, Brigitte Lainé, travaille dans une annexe située dans l’Essonne. Vers quatorze heures, elle reçoit un appel de son supérieur, François Gasnault, le directeur des Archives de Paris. Celui-ci, raconte-t-elle, est «  fou furieux  ». Il vient de découvrir dans Le Monde qu’elle a témoigné au procès de Jean-Luc Einaudi. Un article d’Acacio Pereira y rapporte en effet que la conservatrice en chef «  est venue expliquer, au prix d’une entorse à son devoir de réserve [sic], ce qu’elle connaît des archives judiciaires dont elle a la charge  ». Suffoquant de rage, le directeur lui annonce qu’il fait immédiatement un «  rapport sur son comportement  » et lui promet des poursuites «  disciplinaires  », voire «  pénales  » [24]. Pour Brigitte Lainé comme pour son collègue Philippe Grand, dont on apprendra plus tard qu’il a témoigné par écrit, l’exercice du métier de conservateur en chef du patrimoine aux Archives de Paris est tout simplement terminé. Commence l’affaire Grand-Lainé.

Moutons noirs

Sans partage ou presque, François Gasnault règne sur les Archives de Paris depuis 1996. L’homme fut le brillant major de sa promotion de l’École nationale des chartes. Dans son poste précédent, il a été le responsable des archives du ministère des Finances où il fut, semble-t-il, remarqué pour son efficacité. Il se dit volontiers «  de gauche  », use d’un indéniable pouvoir de séduction dans son management des personnels, mais se montre autoritaire et brutal lorsqu’on lui résiste. Ainsi est-il capable au début d’un entretien avec une subalterne de déposer un paquet de «  kleenex  » sur la table en signifiant à l’intéressée qu’elle «  en aura besoin  ». Les sommets de la carrière semblent promis à ce «  manager  » qui entretient les meilleures relations avec les deux pouvoirs politiques dont il dépend  : le ministère de la Culture, dirigé par Catherine Trautmann, et la mairie de Paris, tenue par Jean Tibéri [25].

Il y a longtemps qu’il a distingué Brigitte Lainé et Philippe Grand comme les moutons noirs de son service. Aux Archives de Paris, ces deux-là font en effet figure de dissidents. «  Elle, la pragmatique, lui le rêveur  », écrira à leur sujet le journal Libération. Tous deux archivistes passionnés, ils sont en effet fort dissemblables, mais, chacun à sa façon, dénotent fortement dans le petit milieu des conservateurs des Archives de France qui a longtemps recruté surtout dans la bourgeoisie de droite et d’extrême-droite. Un fait parmi d’autres, rapporté par Sonia Combe, illustre de façon frappante le légendaire état d’esprit «  conservateur  » de la maison  : jusqu’en 1993, «  à la stupéfaction des chercheurs  », un buste du maréchal Pétain a trôné dans le bureau de la responsable de la section contemporaine des Archives nationales. Il y était «  conservé  » depuis Vichy [26].

Brigitte Lainé est, selon ses propres termes, une «  catho de gauche  ». Elle ne transige pas sur les principes et dit ce qu’elle pense sans détours. Elle fut proche du PSU dans les années 1970 et a toujours été syndiquée, d’abord à la CFDT, puis à la CGT. La guerre d’Algérie, durant laquelle elle était lycéenne, l’a beaucoup marquée. Elle se souvient que sa classe prépa, tout comme sa propre famille, était «  coupée en deux  » au sujet des «  évènements  », un peu, dit-elle, comme pendant l’affaire Dreyfus. Depuis l’École des chartes, qui l’a enchantée, elle est passionnée par son métier et par le «  temps long de l’histoire  ». Nombre de chercheurs français et étrangers ont pu, durant des années, apprécier son sens aigu du service public. Après ses premiers postes, en Vendée puis en Seine-Maritime, les Archives de Paris, installées à la porte des Lilas, lui ont paru un service «  bizarre  », «  chaotique  », un lieu où les «  vanités  » s’affrontent sans cesse dans des «  luttes de pouvoir  » qui ne l’intéressent pas. En 1978, elle y retrouve Philippe Grand, déjà croisé en province, avec lequel elle sera chargée des archives judiciaires jusqu’à ce qu’éclate leur affaire [27].

Philippe Grand, né en 1938, est plus franchement hors norme encore. Aux yeux de nombre de ses collègues, son «  non-conformisme  » intellectuel et politique, sa distance critique sur le fonctionnement de l’institution, le font passer pour une sorte d’anarchiste, ce qui n’est pas précisément un compliment dans le milieu. L’École des chartes, dit-il, l’a «  un peu déçu  ». Reçu cinquième au concours d’entrée, peu en accord avec l’état d’esprit «  étouffant  » qui régnait alors à l’École, il en était sorti avant-dernier. Ce féru de littérature qui a lu tout Victor Hugo à l’âge de 13 ans rapporte qu’on devait y éviter, par exemple, de parler de l’ancien élève chartiste Georges Bataille  : «  C’était le diable  ». Mais il rencontre lui aussi, après sa sortie de l’École, le «  bonheur  » médiéviste en travaillant sur les archives de l’abbaye de Clairvaux. Aux Archives de Paris, il retrouve Brigitte Lainé. Tous deux seront durant vingt ans «  des soutiers  » acharnés des «  caves de la République  », classant «  plus d’un million de dossiers  » judiciaires parisiens [28]. Les archives judiciaires leur donnent accès à des dossiers qu’on nomme «  sensibles  » dans la maison. Ce sont eux, notamment, qui ont découvert les dossiers de spoliation des biens juifs et accéléré leur versement aux Archives de Paris [29]. Passent également entre leurs mains les fameux cartons de documents du parquet de Paris relatifs à la période de la guerre d’Algérie et particulièrement à l’automne 1961.

Depuis l’arrivée de François Gasnault, ils exercent leur métier complètement à l’écart de la «  petite cour  » dont aime à s’entourer le directeur. Ils se sont opposés à lui à plusieurs reprises. Le désaccord est profond. Il porte sur la conception même du rôle social des archives et des archivistes.

Du bon usage du pilon

Les premières escarmouches entre les deux conservateurs et leur directeur portent sur la façon d’assurer une mission majeure des archivistes  : le «  tri  » entre ce qui mérite d’être conservé et ce qui doit être envoyé au pilon faute d’intérêt pour l’histoire – mais aussi de place et de crédits. Aux yeux de Grand et Lainé, François Gasnault fait preuve en la matière d’un zèle dangereux et suspect. Tous deux sont exaspérés par la théorie désormais en vigueur qui tient les archives versées dans leur service pour un «  gisement d’élimination  », selon la terminologie prisée par Gasnault. En technocrate avisé, ce dernier leur semble mesurer un peu trop la qualité du travail en nombre de mètres linéaires d’archives envoyés au pilon. Au mépris, souvent, de l’intérêt scientifique des documents concernés. «  J’ai vu de mes propres yeux aller à la poubelle des dossiers de gens qui, dans les années 1971-1972, faisaient des demandes pour obtenir une carte de déporté résistant  », dit, à titre d’exemple, Brigitte Lainé [30].

Leur destruction peut aussi être un moyen – le plus radical – de rendre certaines archives politiquement gênantes définitivement incommunicables. En 1990, comme le veut la loi, le parquet de Paris verse aux Archives de Paris 43 mètres linéaires de dossiers dont l’intérêt historique saute alors aux yeux de Grand et Lainé  : ce sont les très nombreux «  morts sans suite  » enregistrés par le parquet durant la guerre d’Algérie, précisément entre 1958 et 1961, soit au plus fort de la répression du nationalisme algérien à Paris. Bon nombre de ces décès «  sans suite  » judiciaire se sont produits à l’automne 1961, avant et après le 17 octobre. Ils décident bien sûr de les conserver intégralement. Mais, en 1999, alors même que l’affaire Papon-Einaudi bat son plein, François Gasnault trouve opportun de faire du tri dans cette masse de documents, comme une circulaire l’autorise à le faire dans le cadre de «  l’élimination  », mais sans égard au fait que ces documents constituent bien évidemment des «  preuves  » dans l’affaire en cours. Pour la période 1960-1962, il est décrété que seul un mètre linéaire peut en être conservé aux Archives de Paris. Le reste doit aller au pilon. C’est sur l’intervention des deux archivistes que ces précieux documents sont sauvés de la destruction  : à leur demande, le greffe du parquet accepte leur retour dans ses locaux [31]. Leur sauvetage, nous le verrons, aura quelques conséquences.

Après la mise à l’écart de Grand et Lainé, rappelons-le, au moins deux destructions aux Archives de Paris, «  réussies  » celles-là, et franchement suspectes, seront révélées par la presse. Durant l’affaire des dépenses de la questure sous Jacques Chirac et Jean Tibéri, dite des «  frais de bouche  », Le Canard enchaîné révèle qu’en janvier 1999, puis en mai 2000, toutes les pièces comptables – «  bons de commande, factures, etc.  », pour la période 1975-1998, soit 49 mètres linéaires, ont été envoyées au pilon, sous la direction de François Gasnault. Puis, en plein scandale des «  faux électeurs  » du 5e arrondissement de Paris cher à Jean Tibéri, le même Gasnault fait pareillement détruire les documents relatifs aux «  radiations  » et «  additions  » dans les listes électorales, soit 59 mètres linéaires [32]. Simples «  dégraissages  ».

Lainé et Grand déplorent également que certaines archives soient victimes d’un tri «  intempestif  », en violation du principe archivistique du respect des fonds et, qui plus est, sur la base de critères ethniques et religieux parfaitement illégaux. Ainsi dans les archives concernant les spoliations durant la seconde guerre mondiale, sur 45 000 dossiers de legs et donations de particuliers, 14 «  ont été (arbitrairement) extraits qui concernent des personnes supposées être d’origine israélite  ». Le mètre linéaire conservé sur les «  morts sans suite  » durant la guerre d’Algérie, évoqué plus haut, l’a été avec cette mention  :

« La plupart des procédures concernent des Algériens. Ont également été retenus quelques dossiers intéressant les agressions commises par des commandos algériens contre les forces de police. » [33]

C’est la conservation des archives sur le mode du «  morceau choisi  ». Mais choisi par qui et selon quels critères, s’indignent les deux archivistes  ?

Encore ne s’agit-il là que d’une part infime des destructions d’archives grandement dommageables à la vérité historique et judiciaire ayant eu lieu en France. La commission Mandelkern relevait pour sa part un grand nombre de ces «  disparitions  » relatives au 17 octobre 1961, sans qu’aucune enquête n’ait jamais été diligentée pour en connaître les circonstances exactes.

À plusieurs reprises, Grand et Lainé alertent la direction des Archives de France sur ces pratiques aux Archives de Paris qu’ils qualifient de «  prédatrices  ». Sans aucun résultat [34].

Mais c’est leur opposition, plus fondamentale encore, à la politique de rétention d’archives au nom de la raison d’État sur le 17 octobre 1961 qui conduit Philippe Grand et Brigitte Lainé à entrer franchement en dissidence avec leur institution et à trahir le «  pacte du silence  » par lequel on voudrait les voir liés.

Conservateurs en chef, ils font partie de ce corps d’État à qui l’État a confié ses secrets. Lors de leur formation à l’École des chartes, puis tout au long de leur carrière, Sonia Combe l’a montré, les archivistes français doivent se pénétrer de l’importance de cette mission cardinale  : on compte sur eux, notamment pour protéger les vies privées et la sûreté de l’État. Ils ne sauraient décevoir, quelles que soient les circonstances [35].

Les archivistes qui osèrent le faire publiquement furent extrêmement rares. À notre connaissance, le seul précédent, déjà évoqué, concerne lui aussi Maurice Papon. En 1981, la découverte plus ou moins fortuite des archives du service des questions juives de la Gironde avait fait ressurgir son passé vichyste et avait lancé l’affaire Papon. C’est Jean Cavignac, archiviste passablement hors norme lui aussi, qui avait permis leur découverte et la divulgation de ces documents bien évidemment non communicables – et qui, du reste, n’étaient même pas inventoriés. Le directeur des Archives de France d’alors, Jean Favier, avait tenu à faire savoir qu’il connaissait le «  coupable  », mais n’avait pris aucune sanction [36]. L’archiviste était resté aussi discret que possible, n’intervenant jamais dans le déroulement de l’affaire Papon. Il n’avait donc pas compromis publiquement l’institution. De plus, au beau milieu d’une élection présidentielle, mieux valait ne pas ajouter au scandale de la révélation de la complicité de Papon dans la déportation des juifs. Il en ira tout autrement pour Brigitte Lainé et Philippe Grand, coupables d’avoir contribué publiquement à la reconnaissance judiciaire d’un massacre commis sous la Ve République.

La ministre prise au mot

Leur témoignage en faveur d’Einaudi en mars 1999, s’il déclencha leur affaire, n’est pas la première intervention des deux archivistes dans la polémique sur le 17 octobre. Au grand dam de sa hiérarchie, le nom de Philippe Grand est en effet déjà apparu dans la presse à ce propos, dès octobre 1997, en plein procès Papon à la cour d’assises de Bordeaux.

Apprenant l’annonce d’ouverture des archives faite par Catherine Trautmann, les militants de l’association Au nom de la mémoire, bien conscients qu’elle risquait fort de rester lettre morte, décident alors de pousser immédiatement l’avantage. Deux jours après le communiqué ministériel, l’historien et membre d’Au nom de la mémoire, David Assouline, se présente aux Archives de Paris. Il déclare vouloir «  prendre la ministre au mot  » et demande à Philippe Grand de l’aider à faire avancer la vérité en lui communiquant des éléments pouvant contribuer à démentir la version de Papon sur le bilan du 17 octobre. L’archiviste n’hésite pas un instant. Il communique à Assouline des extraits des registres d’information du parquet de Paris, l’autorise à les reproduire, à les publier et à dire d’où il les tient. Il s’agit en effet de simples répertoires et non de dossiers de procédures touchant à quelque «  vie privée  » que ce soit, encore moins à la «  sûreté de l’État  ». Ces registres d’information sont des instruments de travail, passage obligé pour les chercheurs pour accéder aux dossiers de procédure proprement dits, dont ils ne sont que les répertoires. Selon Philippe Grand et Brigitte Lainé, puisqu’ils ne dévoilent pas le contenu de procédures, ils peuvent donc être librement communiqués.

Le 22 octobre 1997, le quotidien Libération fait sa «  une  » avec une reproduction d’une partie de ces registres, sous le titre  : «  17 octobre 1961, les premiers documents  ». Il en résulte que ces archives judiciaires confirment partiellement les dires d’Einaudi au procès Papon sur le nombre de victimes  :

« Dans la liste que nous publions, nous avons identifié les noms de certaines des victimes déjà répertoriées par l’écrivain Jean-Luc Einaudi, sur la foi de témoignages et de documents qu’il avait recueillis. »

Assouline indique que «  les pages des mois d’octobre et novembre sont remplies de noms de FMA (Français musulmans d’Algérie), frappés du tampon “Mort, par coups et blessures volontaires” […]. Pour certains, figurent même la mention manuscrite “repêché” ou “repêchage”. Après une première consultation non exhaustive, on en dénombrait déjà 70  » [37]. Le «  coup  » est réussi. Il montre que des éléments de preuves du mensonge d’État de 1961 sur le nombre de victimes existent bel et bien dans les archives «  interdites  ». Encore ne s’agit-il que d’un sondage dans les seules archives du Parquet. Nul doute que celles de la préfecture de police de Paris, notamment, pourraient apporter elles aussi d’intéressantes informations. La porte du coffre-fort a été entrouverte.

Philippe Grand est interrogé sur les raisons qui l’on conduit à communiquer les registres. Il répond  : «  Je n’avais pas l’autorisation de ma hiérarchie directe, […] mais j’avais celle de mon ministre de tutelle, Mme Trautmann  ». Il sait fort bien qu’on va lui reprocher son initiative au nom du sempiternel «  devoir de réserve  ». Il n’en a cure. Dès 1994, dénonçant, après Michaël Marrus et Robert Paxton [38], le «  climat de rétention  » des Archives en France, il avait donné dans la revue Lignes son sentiment sur cette «  obligation de réserve  »  :

« Tarte à la crème séculaire qui fait de l’administration (et pas seulement de l’armée) la grande muette. Les hauts fonctionnaires ont le «  sens de l’État  », les petits fonctionnaires, la conscience professionnelle, il reste aux moyens le «  sens des responsabilités  » et l’«  obligation de réserve  ». Mystification totalement dénuée de sens et cependant redoutable, car elle valorise en brimant, ce qui est l’idéal en matière de transmission du pouvoir. […] L’équivalent dans le secteur privé s’appelle l’«  esprit maison  » […]. Remettre en cause ce mini patriotisme relève de la trahison  : c’est cracher dans la soupe. » [39]

Entre son devoir de «  magasinier de l’histoire  » au service du public et de la vérité historique et la réserve prétendument obligatoire du fonctionnaire chargé de la protection des secrets d’État [40], Philippe Grand a donc choisi.

Son geste fait beaucoup de bruit dans l’institution. Au lendemain du scoop de Libération, la direction des Archives de France diligente prestement une enquête administrative «  sur la publication dans la presse d’un document conservé aux archives de Paris  ». Car ce qu’a fait Philippe Grand «  ne se fait pas  ».

Le rapport d’inspection, destiné à rester «  confidentiel  » [41], est, il faut bien le dire, un beau monument d’hypocrisie administrative. Il affirme d’abord que, selon la loi, les documents publiés étaient incommunicables dans un délai de «  cent ans  » et que les archivistes sont «  tenus au secret professionnel en ce qui concerne tout document qui ne peut être légalement mis à la disposition du public  » [42]. Bien sûr, il n’a pas échappé aux inspecteurs que leur ministre a décidé de «  faire toute la clarté sur la répression tragique  » du 17 octobre. Cependant, insistent-ils, cette décision consiste seulement à accorder plus généreusement les dérogations prévues par la loi, en aucun cas elle n’a autorisé la libre communication des archives. Quoi qu’il en soit, notent-ils, «  l’impact de l’affaire, perceptible avant la parution dans la presse, le caractère politiquement sensible du sujet, l’extrême importance des informations contenues dans le registre interdisaient à un fonctionnaire de ce niveau [sic] de transmettre ainsi des documents de son propre chef, sans en référer auparavant  » [43]. Ils n’ont donc aucun mal à conclure que le conservateur Grand, qui reconnaît du reste volontiers «  les faits  », a commis une «  faute  » grave. Quant à la conservatrice Brigitte Lainé, ils doivent déplorer qu’elle se déclare tout de go «  solidaire  » de son collègue et en plein accord avec lui [44]. Ils mentionnent du reste que leur responsable hiérarchique, François Gasnault, considère ces deux conservateurs comme «  relativement incontrôlables  ».

Les inspecteurs concluent que cet «  agissement fautif caractérisé  » ne peut, en toute logique, «  qu’être sanctionné  ». Mais ils trouvent à Philippe Grand des circonstances atténuantes  : il «  a cru contribuer maladroitement par son acte fautif à une nécessaire divulgation de la vérité  ». Et leur rapport d’ajouter  : «  Le geste politique d’ouverture des archives de cette période, perçu comme positif [sic], risquerait d’être entaché par une réaction disciplinaire trop brutale  » [45]. Autrement dit, après avoir établi qu’une violation caractérisée de la loi de 1979 a été commise par le fonctionnaire Grand, les inspecteurs recommandent prudemment la clémence, eu égard au contexte politique de l’affaire. La sanction qu’ils jugent pour leur part amplement méritée ferait trop de bruit, et un scandale éclaboussant leur ministère de tutelle ne peut être envisagé. Il faut dire que l’annonce de l’ouverture d’une procédure disciplinaire a suscité de vives protestations publiques. Aux Archives, les syndicats CFDT et CGT ont apporté un soutien total à Philippe Grand. Une pétition, déplorant «  que l’on puisse sanctionner un acte de civisme qui n’a fait que se conformer à un engagement  » ministériel, a, par ailleurs, réuni quelques prestigieuses signatures  : Maurice Agulhon, Pierre Bourdieu, Marc Ferro, Mohammed Harbi, Serge Klarsfeld, Laurent Schwartz, Benjamin Stora et Emmanuel Terray l’ont signée. Les inspecteurs proposent finalement qu’on ne sanctionne Philippe Grand, «  sans délais  », que d’un «  blâme  », tout en lui suggérant perfidement, puisqu’il atteindra ses 60 ans dans quelques mois, de prendre sa retraite. Cela serait, croit-on comprendre, dans «  l’intérêt du service public  » [46].

Naturellement, le ministère de la Culture, auquel revient la décision, ne souhaite pas se ridiculiser en sanctionnant, même légèrement, une «  ouverture des archives  » qu’il avait lui-même imprudemment annoncée.

Obstruction aux Archives de Paris

Mais Grand et Lainé n’en ont pas fini avec le 17 octobre. En 1998, il apparaît en effet aux deux archivistes que leur propre «  maison  » œuvre dans l’ombre à la rétention de la vérité.

À l’automne 1998, Brigitte Lainé est alertée par son ami le père Georges Arnold [47] du fait que Jean-Luc Einaudi est toujours empêché d’accéder aux archives, notamment à celles du parquet de Paris. Or, depuis la plainte en diffamation de Papon contre Einaudi, ces archives sont devenues des «  preuves  » judiciaires potentielles. Einaudi, qui prépare sa défense, souhaite donc vivement les consulter. Le chercheur, comme il se doit, a fait une demande de dérogation aux Archives de Paris, le 8 février 1998. Ces documents ne lui seront communiqués que si le parquet de Paris, service versant, accorde au demandeur cette dérogation et si le directeur des Archives de France la confirme. Or huit mois se sont écoulés et la demande de dérogation d’Einaudi n’a toujours pas reçu de réponse. Ce dernier s’impatiente. Veut-on sciemment l’empêcher de produire ces pièces  ?

Brigitte Lainé se renseigne alors auprès d’un archiviste du parquet de Paris et découvre ce qu’en langage administratif on qualifiera plus tard de «  grave dysfonctionnement  ». On l’informe que le procureur a en réalité refusé la demande d’Einaudi plusieurs mois auparavant, Einaudi «  n’exerçant pas la profession de chercheur et ne se livrant pas à des travaux de caractère universitaires  ». Ce refus et cette motivation la surprennent. Elle apprend également que cette dérogation qu’il a refusée à Einaudi, le procureur, à la même date, l’a accordée à Jean-Paul Brunet.

Mais, surtout, pourquoi Einaudi est-il maintenu dans l’ignorance de ce refus  ? Le chercheur interroge lui-même la direction des Archives de France, chargées de traiter les demandes de dérogation. La réponse a de quoi surprendre  : elle n’a jamais été informée de cette demande de dérogation.

Brigitte Lainé comprend alors que c’est le premier destinataire de la demande, son propre directeur aux Archives de Paris, qui a fait sciemment obstacle. Einaudi aura quelques mois plus tard confirmation de la manœuvre de François Gasnault, qui a court-circuité sa propre hiérarchie et a bafoué la règle pour s’assurer qu’on n’accèderait pas à la demande du chercheur  :

« [Il] avait bloqué à son niveau ma demande de dérogation, ne l’avait pas transmise à la direction des Archives de France comme il en avait pourtant l’obligation, puis n’avait pas informé la direction des Archives de France de la décision [de refus] du procureur de la République. » [48]

Aucune enquête n’ayant été faite sur ces agissements, on ignore quelles en furent exactement les motivations. Mais François Gasnault accompagna le formulaire de demande de dérogation d’Einaudi d’un commentaire aussi clair que possible sur la suite qu’il souhaitait voir donner à la requête  : «  Je n’ai pas cru devoir vous transmettre cette demande avec un avis défavorable. Toutefois, je m’interroge sur l’opportunité de lui réserver dès à présent une issue positive  » [49]. Le jour même de l’ouverture du procès en diffamation, Einaudi reçoit finalement sa précieuse dérogation du ministère de la Justice. Mais manque… l’indispensable autorisation de consultation qui doit lui être communiquée par les Archives de Paris. Ce n’est qu’à la fin de 1999, après sa relaxe, qu’Einaudi aura enfin accès à ces archives. Il y découvrira alors notamment que, bien qu’ayant été versés aux Archives de Paris par le parquet, 17 dossiers ont «  purement et simplement disparu  » [50].

Pour Lainé et Grand, c’en est trop. Lorsque Einaudi leur demande de témoigner à son procès de ce qu’ils savent, ils acceptent sans réserve. Et l’on comprend qu’ils s’abstiennent d’informer leur directeur de leur décision. Cités à comparaître par la défense du chercheur, dépositaires d’informations tendant à «  innocenter  » l’accusé, peuvent-ils se dérober  ?

En charge des séries des archives judiciaires aux Archives de Paris depuis vingt-cinq ans, nous avons effectivement accès aux documents dont Jean-Luc Einaudi a besoin pour assurer sa défense face à Maurice Papon, mais nous ne pouvons pas les lui communiquer puisqu’il n’a pas obtenu la dérogation nécessaire. La seule solution permettant de conjuguer le respect de la déontologie de notre profession et de notre conscience de citoyen, est donc d’accepter d’être cité comme témoins. [51]

Du reste, que pourrait-on leur reprocher  ? Ils n’ont en aucune manière porté atteinte à la «  vie privée  » de quiconque, ne citant aucun nom, encore moins, de toute évidence, à la «  sûreté de l’État  ». Ils n’ont pas davantage diffusé à la cantonade les documents non communicables, se contentant d’attester sous serment de leur existence alors que la Justice leur demandait de le faire.

Mais ils ont contribué de façon décisive à la déconfiture d’un ancien notable de la Ve République disposant encore d’un puissant réseau. Leur témoignage a «  fait preuve  », ils ont fait parler des archives interdites. Ils ont apporté leur concours à la reconnaissance d’un crime d’État majeur que beaucoup souhaitent maintenir dans l’oubli. Pour beaucoup, ils doivent payer cette audace.

Inspections

Pour François Gasnault, l’occasion est trop belle de se débar­rasser des deux gêneurs. L’heure de la reprise en main du service a sonné et il peut bien sûr compter sur la collaboration de la mairie RPR de Paris, où l’intervention de deux archivistes «  maison  » dans une affaire touchant à l’honneur du gaullisme a évidemment déplu. Sur son intervention, le maire de Paris, Jean Tibéri, par la voix de Bernard Bled, annonce immédiatement son intention de retirer à Brigitte Lainé la délégation de sa signature. Il ne peut en effet, écrit-il gravement, «  accepter de maintenir dans ses services […], une fonctionnaire ayant de tels agissements  ». «  Le directeur des Archives de Paris ayant par ailleurs attiré [son] attention sur le comportement professionnel insatisfaisant  » non seulement de Brigitte Lainé «  mais également de M. Philippe Grand  », il souhaite que tous deux soient, à tout le moins, mutés hors des Archives de Paris [52]. Quant à leur sanction disciplinaire, c’est au ministère de la Culture – qu’occupe toujours Catherine Trautmann – qu’il revient de diligenter une procédure.

Sans même attendre la fin du procès contre Einaudi, deux inspecteurs commencent donc à enquêter sur des «  agissements  » susceptibles selon eux «  de constituer non seulement une faute disciplinaire, mais aussi une infraction pénale  » [53]. Ainsi, comme Me Varaut en avait brandi la menace à Bordeaux, les deux archi­vistes pourraient encourir une peine de prison.

Le rapport est bouclé dès le 18 mars. Manifestement inspiré par François Gasnault, instruit entièrement à charge, il se veut accablant pour les deux «  fautifs  ». Il rappelle les nombreux conflits précédents entre les deux archivistes et leur directeur, sans toutefois en préciser le moins du monde les raisons. Ces regrettables «  tensions  » répétées trouvent en réalité leur origine, selon les inspecteurs, dans le regrettable «  esprit d’indépendance  » dont font preuve depuis trop longtemps l’intéressée et celui qui est manifestement son complice de longue date. Ces deux archivistes, notent les deux inspecteurs, sont «  isolés dans une attitude d’opposition résolue et publique  » [54]. Le rapport déplore vigoureusement les «  effets désastreux  » de «  l’impunité  » dont Philippe Grand a bénéficié après le scoop de Libération. Si on l’avait alors châtié comme il convenait, de tels «  agissements  » ne se seraient pas répétés.

Les enquêteurs sont, de plus, manifestement outrés par l’insolente résistance à leur autorité et le peu de conscience de la gravité de leurs actes dont font preuve les deux «  coupables  ». Ils paraissent en effet bien peu repentants. Sommée de rédiger un rapport circonstancié sur son acte, Brigitte Lainé ne s’est-elle pas contenté d’écrire quatre lignes pour rappeler qu’elle fut «  citée par huissier comme témoin  » au procès d’Einaudi et que «  comme d’autres fonctionnaires, [elle] a témoigné selon [sa] conscience  », affirmant même ne pas avoir violé de «  secret professionnel  » [55]   ? Philippe Grand n’est pas non plus enclin aux remords. Il a témoigné par écrit – ce qu’il reconnaît volontiers –, mais la teneur exacte de ce témoignage, joint au dossier d’un procès en cours, restera ignorée des inspecteurs, en dépit de leurs efforts. N’en ayant pas fait de copie, dit-il, il ne peut la produire. Pressé de questions, il répond, notent avec agacement les deux limiers, par de «  longs silences ou interrogations  » [56]. Mais sa position est la même que celle de Lainé  : il ne voit décidément pas où est sa faute.

Bien que fort discutée, l’éventualité de poursuites pénales doit en définitive être écartée, manifestement à regrets. Comment poursuivre deux citoyens, fussent-ils fonctionnaires et archivistes, qui ont été cités à témoigner par la Justice  ?

C’est pourtant ce témoignage qui leur est reproché. C’est pour lui qu’ils doivent être punis. Passant au plan «  disciplinaire  », manifestement entièrement distinct du plan légal à leurs yeux, les inspecteurs croient pouvoir constater «  un manquement aggravé  » aux «  devoirs de l’archiviste  ». Leur «  initiative, écrivent-ils, viole de façon manifeste le devoir de discrétion et la déontologie professionnelle  ». Pour preuve, les intéressés ont justifié ainsi leur intervention dans le procès  : «  Nous avons pris le parti de M. Einaudi, injustement victime de refus de dérogation dans sa recherche de la vérité  ». Là est leur faute. Puisqu’ils se souciaient tant de «  la vérité  », il leur était loisible, osent-ils écrire sérieusement, de faire là-dessus une «  communication à un colloque après délivrance d’une autorisation formelle par les autorités de tutelle dûment mandatées  » [57]. On comprend qu’en osant ce geste sans précédent d’intervenir comme archivistes dans un débat public aussi sulfureux, fût-ce à la demande d’un chercheur injustement accusé et devant un juge, ils ont touché à un tabou majeur d’une profession censée sacrifier toute conscience morale et civique à la raison d’État.

C’est pourquoi le rapport d’inspection recommande vivement une «  sanction  » disciplinaire. En effet, demande-t-il avec gravité, quelle «  confiance  » les ministères versant leurs dossiers pourraient-ils encore avoir dans l’institution si de tels comportements restaient impunis  ? De plus, les deux inspecteurs souhaitent que la demande de la mairie de Paris soit satisfaite  : «  dans l’intérêt du service  », on doit donc, selon eux, chasser Philippe Grand et Brigitte Lainé des Archives de Paris [58].

Supplique

Au ministère de la Culture, on est passablement embarrassé  : pas plus qu’en 1997, lors de la divulgation des registres du parquet dans Libération, une quelconque sanction n’est politiquement envisageable. Deux mois après réception du rapport d’inspection, Catherine Trautmann n’a toujours pas fait connaître sa décision. François Gasnault entreprend alors de faire pression sur le ministère. Il lui faut arracher au moins une mutation des deux archivistes hors des Archives de Paris. À cet effet, une pétition est discrètement proposée à la signature de conservateurs généraux triés sur le volet. Le texte, signé massivement, est véritablement l’appel de toute une corporation à réprimer au plus vite l’insupportable insubordination de deux de ses membres. Il est un cri d’horreur et un appel au secours après l’acte de trahison inqualifiable de deux de ses membres. Ces derniers mettent en effet en péril toute l’institution, sinon toute institution. Cette pétition mérite d’être longuement citée  :

« Nous soussignés, responsables de services d’archives, souhaitons manifester notre émotion et notre inquiétude devant le long silence gardé par le gouvernement sur la violation caractérisée des règles administratives et de la déontologie professionnelle des archivistes commises par deux conservateurs des Archives de Paris à l’occasion du procès en diffamation intenté par M. Papon contre M. Einaudi […]. En tenant, avec la plus grande fermeté, à faire abstraction du fond du débat sur les évènements de 1961 et des opinions que les protagonistes de cette affaire peuvent susciter, nous attendons du gouvernement qu’il fasse respecter la loi et qu’il rappelle solennellement les principes auxquels les archivistes sont tenus d’obéir. »

Reprenant parfois mot pour mot les termes de l’enquête administrative, au point qu’elle paraît rédigée de la même plume, la pétition développe la même argumentation  : la crédibilité même des Archives dépend du respect absolu de leur rôle de gardiens des secrets d’État par les archivistes. Selon ses signataires, si le gouvernement doit sanctionner sans délais Grand et Lainé, c’est pour sauver les Archives, pas moins. Il doit aussi, notent-ils par ailleurs, «  combattre l’idée tout à fait fausse – certes alimentée par certains groupes d’opinion et certains journaux, et hélas confortée par les retards [sic] mis en l’occurrence à satisfaire les demandes de M. Einaudi – d’une volonté d’opacité et de fermeture des archives  » [59]. Le 20 mai 1999, une délégation s’en va courageusement porter cette mémorable supplique au ministère de la Culture. Elle est conduite par le doyen de l’inspection des Archives de France en personne, Gérard Ermisse, qui rédigeait «  en toute impartialité  » quelques jours auparavant le rapport d’inspection.

Pour Grand et Lainé, les choses sont maintenant claires  : ils ne sont pas seulement en conflit avec le directeur des Archives de Paris, ils sont véritablement au ban d’une profession qui se sent déshonorée et menacée dans son existence même par leur geste. L’association des archivistes, forte de centaines de membres, le confirme également. Une «  sommité internationale  » du monde des archives, Eric Ketelaar, président du Conseil international des archives, a beau décerner un vibrant satisfecit déontologique à Brigitte Lainé [60], rien n’y fait. Sur le forum électronique de l’association, si les archivistes étrangers défendent souvent Grand et Lainé, leurs collègues français se pressent en nombre à la dégradation des deux traîtres. Le directeur d’un service d’archives départementales, par exemple, motive ainsi sa condamnation de leur action  :

« Je préfère un criminel protégé par la loi à la dictature d’une soi-disant totale transparence, à la mise en examen généralisée des pouvoirs et des individus. Le secret est un impératif démocratique. » [61]

Ce sont des décennies de culte du secret d’État et de conformisme qui s’abattent sur Grand et Lainé. Sur le forum et dans les couloirs, on relaie une rumeur selon laquelle Brigitte Lainé aurait non seulement témoigné de leur existence, mais aussi «  communiqué des dossiers [de procédure] à l’audience  », violant ainsi manifestement le secret professionnel.

En juin 1999, un autre rapport sur «  la direction des Archives de Paris  » vient dégager Gasnault de toute responsabilité dans ce «  dysfonctionnement  » et rassurer la corporation sur le caractère tout de même limité du foyer d’infection, non sans s’enflammer quelque peu sur la nature des faits  :

« Des fautes graves ont bien été commises et des infractions délibérées et répréhensibles à la déontologie archivistique et à la loi [sic] ont bien été relevées. Mais ces agissements ont été limités et circonscrits à deux agents de l’État dont le comportement blâmable ne peut pas être généralisé à un corps de fonctionnaires […] sûr, compétent, motivé. » [62]

Six ans de placard

Mais le ministère reste désespérément sourd aux appels à sévir. Il ne réunit pas de conseil de discipline et ne mute donc pas les deux conservateurs en chef. L’affaire Grand-Lainé paraît donc close. Elle ne fait en réalité que commencer. Les deux hérétiques n’échapperont pas à leur punition. Interne aux Archives de Paris et largement officieuse et dissimulée, elle sera assumée sans faiblesse par le directeur, avec le soutien manifeste d’une grande majorité d’archivistes et d’un solide réseau, tant à la mairie de Paris qu’au ministère de la Culture. En raison même de l’absence de décisions judiciaire ou disciplinaire et d’un accord tacite des pouvoirs politiques de tutelle, elle pourra se prolonger, dans une indifférence certaine, jusqu’au départ à la retraite pour Philippe Grand et jusqu’en 2005 au moins pour Brigitte Lainé.

François Gasnault compte bien briser les deux rebelles, avec ou sans l’aval de son ministère de tutelle, l’accord de la mairie de Paris lui étant acquis. Il n’a pas attendu les conclusions du procès, ni celle de l’enquête administrative, encore moins la décision du ministère, pour se mettre à la tâche. En utilisant au mieux les techniques classiques du harcèlement professionnel, il croit pouvoir parvenir à ses fins  : les obliger à quitter les Archives de Paris.

Le directeur organise immédiatement une mise en quarantaine drastique des deux hérétiques. Sur sa consigne impérative, les collègues conservateurs de Grand et Lainé ne leur adressent tout simplement plus la parole, à une exception près. Le faire vaut à certains un «  savon  » du directeur. Ils sont «  ignorés  », deviennent «  des ombres  ». Des rumeurs malveillantes sur leurs pratiques professionnelles indignes courent dans le service [63].

En avril et mai 1999, Gasnault va plus loin et fait s’abattre sur eux les foudres hiérarchiques  : deux simples «  notes de service  » les sus­pendent de toutes leurs attributions et délégations. Ironiquement, la seconde est datée du 5 mai, tout comme la circulaire Jospin qui recommande à ses ministres l’ouverture des archives. Alors qu’ils étaient en charge de l’ensemble des juridictions parisiennes, des archives pénitentiaires, de la protection judiciaire de la jeunesse et des archives fiscales et économiques, Philippe Grand et Brigitte Lainé interrompent brutalement leurs nombreux travaux. Ils sont exclus de l’encadrement, leurs équipes de travail sont dissoutes, ils ne sont plus invités aux réunions de service et sont exclus des permanences scientifiques [64]. Tout contact avec le public leur est interdit.

Les brimades et humiliations, petites et grandes, s’accumulent. Le placard rétrécit et s’assombrit de jour en jour. Le délégué CGT évoque une «  ambiance délirante  » [65]. Le fonds «  Dessins et modèles de fabrique  », que Brigitte Lainé sauva du pilon en 1990, lui est soustrait et, pour que le message soit bien clair, est transféré dans un dépôt insalubre, celui des pompes funèbres et des cimetières de la ville [66]. Les communications téléphoniques et le courrier ne leur sont plus transmis. Les magasins d’archives leur sont fermés. Surtout, la consigne est donnée d’empêcher leur accès aux dossiers «  sensibles  ». Leurs bureaux sont dépouillés de tout équipement. Ils n’ont pas même droit à une adresse électronique professionnelle [67]. Brigitte Lainé, du reste, n’a pas d’ordinateur. Gasnault fait aussi changer les serrures, comme le raconte Philippe Grand  :

« Le bureau de permanence scientifique est desservi par deux accès, l’un interne, l’autre ouvert au public. Dès notre exclusion, François Gasnault fit démonter la serrure magnétique du premier, puis interdit au concierge de nous remettre la clef du deuxième accès » [68].

On leur demande d’aller, quatre fois par jour et à heure fixe, signer un registre de présence, ce qu’ils refusent de faire [69].

En 2002, après trois ans de ce traitement, ils sont destinataires de courriers de la directrice des Affaires culturelles de la ville de Paris et de celle des Archives de France qui les laissent sans voix. Ces deux hauts fonctionnaires leur envoient conjointement une sorte de parodie d’offre d’affectation. À Philippe Grand, elles proposent de s’occuper du «  mouvement alternatif  » parisien. C’est à dire d’inventorier des «  archives  » qui n’existent pas, mais aussi d’effectuer le travail habituellement dévolu aux Renseignement généraux. Eu égard à son intérêt manifeste pour l’histoire «  des réprouvés et des victimes de l’exclusion  », précisent-elles ironiquement, Grand pourrait notamment recenser les «  associations non-déclarées  »… De plus, à ce courrier à en-tête du ministère de la Culture est jointe une note anonyme et utilisant une typographie différente. Pétrie de mépris pour son destinataire, elle précise  :

« [Il] serait opportun de sensibiliser, sous couvert d’enquête, les militants associatifs aux enjeux de mémoire et de nouer des contacts informels par l’entremise d’un agent aussi peu conformiste, dans sa mise comme dans ses propos, que celui auquel il est prévu de confier cette mission. »

Voilà, ajoute l’auteur anonyme, qui devrait plaire «  à Mme Sonia Combe, [qui] figure au rang des partisans les plus fervents de Mme Lainé et de M. Grand  ». Comble du raffinement, Philippe Grand reçoit ce courrier un… 17 octobre. Reçue à la même date, la prétendue proposition faite à Brigitte Lainé est tout aussi provocatrice et insultante. Après lui avoir retiré en 1999 la collection des dessins et modèles qu’elle avait sauvée de la disparition, on lui propose d’en reprendre le tri. Une note blanche, identique dans sa forme à celle reçue par Philippe Grand, précise en passant que ces fonds sont désormais largement envahis de «  moisissures, lesquelles ont provoqué des atteintes cutanées  » chez certains agents [70]. S’il en était besoin, ces courriers écœurants doivent leur rappeler que leur directeur a des alliés solides aux Archives de France – leur directrice elle-même en est l’une des deux signataires –, mais aussi à la mairie de Paris, dirigée depuis 2001 par le socialiste Bertrand Delanoë. L’air des Archives de Paris est devenu franchement irrespirable. Philippe Grand écrit  :

« Je ne sais à quelle mouvance émargent les gens qui cherchent à nous chasser des archives de Paris, Brigitte Lainé et moi, ni à quelle officine ils abreuvent leur sombre militance. Je ne veux pas le savoir. Il m’est arrivé d’avoir peur » [71].

Une défaite

Il est assez peu fréquent qu’un quotidien national consacre une pleine page au départ à la retraite d’un archiviste. C’est pourtant ce que fait Libération le 15 juillet 2004, sous la plume de Jean-Pierre Thibaudat. Le journaliste s’est rendu aux Archives de Paris, porte des Lilas, au «  pot de départ  » de Philippe Grand. Avec «  humour et élégance  », raconte-t-il, Grand a fait sourire l’assistance en déclarant  : «  Je ne parlerai pas de l’affaire  ».

Mais, comme l’écrit Thibaudat, cette «  fête  » est surtout «  une défaite  ». Grand et Lainé sont alors «  placardisés  », «  mis au rebut comme un paquet de linge sale  » depuis cinq ans. Brigitte Lainé poursuit sa carrière. En septembre 2005 seulement, on lui permettra de publier à nouveaux des travaux.

Certes, les deux archivistes n’ont pas donné satisfaction à tous ceux qui souhaitaient les voir chassés des Archives de Paris. Ils se sont serré les coudes et ont fait face, comme ils l’ont pu, à l’acharnement. Brigitte Lainé s’est créée «  une diversion  » en se plongeant, à titre privé, dans les archives du Chapitre de Saint-Denis au XIXe siècle. Philippe Grand a lu et écrit encore davantage. Et ils se sont battus. Ils ont informé et alerté sur le sort qui leur était fait, mais aussi sur les «  prédations  » dont leur directeur se rendait coupable à leurs yeux aux Archives de Paris. N’ayant été reconnus coupables d’aucune faute professionnelle, ils ont demandé leur rétablissement dans toutes leurs attributions. En vain.

Ils ne furent pas seuls dans leur combat, mais l’écho de ce dernier et le soutien qui lui fut apporté ne laissent pas aujourd’hui de surprendre par leur faiblesse. L’affaire Grand-Lainé ne mobilisa pas les foules.

Le soutien le plus spontané et le plus fort de la «  communauté scientifique  » vint de l’étranger. La première pétition publiée dans la presse est le fait de chercheurs non pas français, mais anglo-saxons. Vingt-neuf d’entre eux, principalement américains et britanniques, «  ayant fréquenté les Archives de Paris  », s’y élèvent «  contre l’injustice  » dont ces «  deux amis irréductibles de la vérité et de la connaissance historique  » sont alors menacés  :

« Brigitte Lainé s’est dépensée sans compter pour nous, les utilisateurs des Archives, et son geste devant le tribunal relève tout aussi directement de sa conscience professionnelle. Il est indécent qu’on puisse même songer à réprimer un tel comportement. Nous tenons donc à ce que ce témoignage de notre soutien soit connu, et que Brigitte Lainé reçoive des Archives de France non des brimades mais des louanges » [72].

Quelques mois plus tard, les chercheurs américains seront encore plus nombreux à signer la pétition lancée par la Ligue des droits de l’homme de Toulon. Une autre pétition de soutien vint réconforter les deux archivistes et corriger quelque peu l’idée d’une corporation tout entière dressée contre eux et sacrifiant unanimement au culte de la raison d’État. Provenant de l’École nationale des chartes elle-même, elle est signée par quatre professeurs, dont seulement deux encore en exercice, une conservatrice, et cinquante-huit élèves et anciens élèves chartistes. Réfutant l’idée que Grand et Lainé aient, en l’espèce, violé un quelconque «  secret professionnel  », dénonçant «  la pratique discriminatoire qui consiste à faire deux poids et deux mesures selon la qualité du demandeur  », les signataires déclarent, non sans un certain courage  :

« Nous nous reconnaissons dans le geste des deux archivistes qui, au secret et à l’opacité, opposent à la fois la conscience civique et professionnelle, et font honneur au monde des archives » [73].

Au sein des personnels des Archives de Paris elles-mêmes, la réaction syndicale exista, mais ne fut pas des plus vigoureuses ni des plus actives. Quant à celle des collègues conservateurs, nous avons vu ce qu’elle fut.

À l’extérieur du «  monde des archives  », Jean-Luc Einaudi, le MRAP, Au nom de la mémoire, furent les premiers à réagir, dès l’annonce d’une menace de sanctions, et ils firent preuve de cons­tance dans leur soutien. Dans les manifestations commémoratives, chaque 17 octobre, une revendication supplémentaire vint s’ajouter à la «  reconnaissance  », portée désormais par le collectif d’associations «  17 octobre 1961. Contre l’oubli  »  : la fin des «  sanctions déguisées  » à l’encontre des deux archivistes.

À la Ligue des droits de l’homme, c’est l’animateur de la section et du site internet de la LDH-Toulon, François Nadiras, particulièrement actif sur les questions de mémoire coloniale fort prégnantes dans sa région, qui se fit la cheville ouvrière d’une campagne de soutien, notamment de pétitions en ligne. Mais, au plan national, Nadiras dut batailler pour faire bouger la LDH sur cette affaire. Il correspondit notamment avec l’historienne Madeleine Rebérioux, présidente d’honneur et évidemment fort influente au sein de la Ligue sur ces questions. Si l’ancienne militante anticolonialiste finit par signer, de même que Michel Tubiana, une pétition demandant justice pour les deux archivistes, elle n’en dit pas moins sa «  méfiance  » quant à «  une ouverture des archives  ». Pour elle, la préservation de la vie privée des personnes était une priorité absolue et l’accès des archives aux non-historiens un danger. Les directives données par Jospin, écrit-elle, sont suffisantes, à condition qu’elles soient appliquées [74]. Au grand regret de François Nadiras, l’engagement national de la LDH dans cette affaire resta des plus discrets. Sans doute, explique-t-il aujourd’hui, du fait du «  légalisme républicain  » de l’organisation [75]. Grand et Lainé n’enfreignirent aucune loi, mais ne remirent-ils pas en cause le sacro-saint devoir de loyauté du fonctionnaire vis-à-vis de l’État  ? La pétition impulsée par François Nadiras eut un succès relatif  : en quelques mois, elle recueillit près de 1 300 signatures, dont bien peu de personnalités de premier plan. Parmi les politiques, seul l’ancien Premier ministre Michel Rocard se distingua en signant. Chez les intellectuels, aucun très «  grand nom  ». Beaucoup d’enseignants en histoire, de documentalistes et de conservateurs de musée signèrent. Les archivistes et historiens étrangers furent dix fois plus nombreux à le faire que leurs homologues français [76].

Au plan politique, le soutien fut encore plus limité. À Paris, seuls les élus Verts et communistes agirent. Ils défendirent notamment, entre 2001 et 2004, quatre «  vœux  » devant le Conseil de Paris dénonçant la mise au placard de Grand et Lainé et exigeant «  le rétablissement des deux fonctionnaires dans la plénitude de leurs fonctions  ». Le Mouvement des citoyens de Jean-Pierre Chevènement, représenté dans la majorité municipale par Georges Sarre, s’illustra en votant contre ces motions de soutien à Grand et Lainé.

Le parti socialiste observa le silence le plus complet. L’espoir d’un changement du régime infligé aux deux archivistes, né de l’élection du socialiste Bertrand Delanoë, fut de très courte durée. Le maire refusa de recevoir les deux archivistes. Selon Philippe Grand, il déclara un jour  : «  Ces deux-là, je ne veux plus en entendre parler  » [77]. Le nouveau maire de Paris resta parfaitement sourd aux interpellations et délégations reçues par ses services. Celle qui lui porta, en octobre 2002, la pétition lancée par François Nadiras fut fraîchement accueillie. Il ne donna pas suite aux «  vœux  » émis par l’aile gauche de sa majorité. L’une de ces adresses au nouveau maire, rédigée par une élue des Verts en 2004, s’intitulait  : «  La plaque et le placard  », allusion à la plaque commémorant les victimes algériennes du 17 octobre posée en 2001 sur un quai de Seine par Bertrand Delanoë [78], par laquelle ce dernier estimait manifestement avoir fait tout son devoir concernant cette affaire. Marie-Pierre Martinet y déplorait que les vœux du Conseil de Paris demandant l’ouverture du placard où étaient relégués Grand et Lainé soient restés sans effet. «  Nous avons salué la plaque, nous n’oublions pas le placard  » [79]. Mais Delanoë ne leva pas le petit doigt pour faire cesser les sanctions déguisées. Il aurait pourtant pu avoir une influence certaine sur le directeur des Archives de Paris.

Comme le notait Philippe Grand en 2002, «  on  » se charge de répandre à la mairie de Paris «  le gaz de la désinformation  »  : «  Notre placard n’en serait pas un  ; quand bien même, il ne tiendrait qu’à nous de tourner la page  » [80]. Surtout, cette cause valait-elle aux yeux du maire un conflit avec des Archives de Paris dépositaires de tant de dossiers «  sensibles  »  ? N’allait-on pas encourager leur divulgation par trop de clémence envers Grand et Lainé  ? Le secret municipal, à Paris, n’était-il pas toujours aussi un secret d’État  ?

Le gouvernement, lui aussi, fit le mort. En 2001, Grand et Lainé s’adressèrent au Premier ministre. Pas pour se plaindre de leur sort, mais pour lui dire le mal qu’ils pensaient de sa énième circulaire «  relative aux archives publiques, en relation avec la guerre d’Algérie  ». Lionel Jospin, on le sait, n’y remettait nullement en question l’arbitraire dans l’attribution des dérogations. Il se bornait à souhaiter qu’elles soient traitées «  avec diligence  » et sans même exiger que les refus soient motivés. Grand et Lainé dénonçaient un «  raccommodage de circulaires antérieures  » qui pérennisait une conception antidémocratique des archives. Ces dernières étaient pourtant en principe, selon l’esprit de la loi du 7 messidor an II, «  la propriété de tous les Français  », rappelaient-ils. De plus, ils pointaient le «  privilège exorbitant  » dont jouissait la préfecture de police de Paris qui ne versait toujours pas ses documents aux Archives, et le risque de voir se produire de nouvelles «  disparitions  » d’archives comme celles qui venaient d’être révélées par diverses commissions. Ils concluaient ainsi  :

« Monsieur le Premier ministre, ne rédigez plus d’instructions. Ayez le courage de présenter une loi qui stipule la communication des documents publics. Assez de propos convenus sur la transparence et le devoir de mémoire. Cela ne veut plus rien dire. Ce que le citoyen attend, c’est un libre accès à l’intégralité du patrimoine. »

Voilà qui n’arrangea guère leur image auprès du pouvoir et n’incita pas ce dernier à intervenir dans leur affaire. Comme l’écrivait Thibaudat le 17 octobre 2002, «  ni le ministère de la Culture […], ni la mairie de Paris […], ne semblent vouloir prendre à bras-le-corps cet aberrant dossier. Trautmann, Tasca, Aillagon, même non-combat. Tibéri et Delanoë, itou  » [81].

La presse, quant à elle, donna un certain écho à l’affaire, à ses tout débuts, parce qu’elle survenait en plein procès Papon contre Einaudi. On était encore, en effet, dans l’attente du verdict. Ce prolongement de la polémique sur le 17 octobre 1961 et sur la question des archives intéressa surtout la presse de gauche. Quelques radios et TV donnèrent la parole aux deux archivistes et à Einaudi, devenu leur principal défenseur. Le Monde et Le Parisien informèrent sobrement d’une «  menace de sanction  ». Le 25 février 2002, Libération annonça  : «  Une archiviste en disgrâce pour avoir éclairé la vérité  ». L’Humanité, plus explicite, dénonça également la sanction et situa bien les enjeux politiques de l’affaire en titrant  : «  Tibéri à la rescousse de Maurice Papon  ?  » et «  La question des archives une nouvelle fois posée  » [82]. Le Canard s’amusa des contradictions du gouvernement en écrivant  : «  Quand Papon fait ramer Trautmann  » [83].

Mais aussitôt après la relaxe d’Einaudi, la punition infligée à deux des artisans de sa victoire n’intéressa plus les médias français. Seul le journaliste de Libération, Jean-Pierre Thibaudat, suivit l’affaire avec constance. Les problèmes dans la carrière de deux archivistes n’étaient pas de nature à passionner les lecteurs. Et, après tout, c’est assez logiquement que «  l’héroïsme  » du geste de témoins ayant dit ce qu’ils savaient au tribunal, fussent-ils des archivistes, échappât assez largement à tous ceux qui restaient étrangers au «  monde mystérieux des archives  ».

Au début des années 2000, l’ouverture des archives, au moins sur le 17 octobre, pouvait paraître chose faite. Jean-Luc Einaudi, apprenait-on alors, avait finalement pu accéder aux archives du parquet de Paris. Puis, après un long bras de fer, à celles de la préfecture de police. Il publia en 2001 Octobre 1961. Un massacre à Paris, dans lequel il racontait, en guise de prologue à cette «  bataille de Paris  » revue et augmentée, son «  si long combat  » pour la vérité. Un rapport officiel supplémentaire, le rapport Geronimi, après enquête dans les archives judicaires, avait confirmé une fois de plus l’existence d’une tuerie à l’automne 1961. La reconnaissance du 17 octobre elle-même avait fait un pas de plus en 2001, avec la pose d’une plaque commémorative à Paris. La question paraissait réglée, ou en voie de l’être. Il n’y avait plus de «  secret à percer  » sur le 17 octobre, ou si peu. L’affaire des deux archivistes devenait donc, politiquement parlant, tout à fait résiduelle.

En 2003, le sort de Grand et Lainé connut pourtant un dernier pic d’audience et intéressa à nouveau brièvement la presse. Pas moins de quatre ans après le dépôt d’un recours par Brigitte Lainé, le tribunal administratif de Paris annulait en effet les deux notes de service qui avaient retiré aux deux archivistes leurs délégations et attributions. Son jugement les qualifiait de «  sanction disciplinaire déguisée  ». Pour Le Monde, les deux archivistes qui avaient «  rompu la loi du silence  » se voyaient ainsi «  réhabilités  » [84]. Libération, tout comme France-Soir, titrait, sous deux portraits de type anthropométriques de Lainé et Grand, «  L’honneur retrouvé des deux archivistes  » [85]. C’était oublier que le tribunal ne s’était prononcé que sur une décision administrative. Personne n’avait véritablement «  réhabilité  » les deux archivistes – qui, du reste, n’avaient jamais été condamnés. Pour le faire, il eût fallu qu’une parole officielle revienne sur leur rôle dans le procès de Jean-Luc Einaudi et reconnaisse publiquement que «  leur honneur  » aurait été «  perdu  » s’ils n’avaient pas témoigné. Cela, seul le pouvoir politique pouvait le faire, et il ne le fit jamais. Tout au contraire, celui qui s’exerçait à Paris refusa autant que possible d’appliquer le jugement du tribunal administratif. Comme le nota Libération, François Gasnault, sorti «  peu grandi de cette histoire  », était finalement muté aux archives départementales des Bouches-du-Rhône, mais non sans avoir été promu au grade le plus élevé dans le corps des conservateurs, celui de conservateur général.

À la veille de l’audience au tribunal administratif, la mairie de Paris avait opportunément pris deux arrêtés prétendant rendre à Brigitte Lainé ses attributions. Mais c’était un nouveau faux-semblant, dont elle espérait visiblement qu’il abuserait le juge et la presse. Le premier arrêté la chargeait en effet des archives judiciaires, mais de celles de … l’Ancien régime, dont le premier mérite était évidemment d’être assez peu «  sensibles  ». De plus, le plus gros de ces archives se trouvant aux Archives nationales et non aux Archives de Paris, la «  charge  » s’avérait quasi inexistante. Quant au deuxième arrêté du maire, il lui retirait sa délégation de signature, comme avait souhaité le faire Jean Tibéri en son temps [86].

Brigitte Lainé écrivit au maire de Paris pour obtenir l’exécution du jugement. À défaut, prévenait-elle, elle retournerait devant les juges. De fait, c’est ce qu’elle dut faire. Car, comme les deux archivistes le déclarèrent à la presse, malgré le jugement, ne leur étaient toujours «  confiées que des missions fantômes  : refaire un inventaire déjà publié, classer des fonds qui n’existent pas  » [87]. Sous la pression d’un nouveau «  vœu  » des Verts et des communistes au conseil de Paris, Delanoë s’engagea à appliquer cette décision de justice [88]. Mais il ne le fit pas. Il y eut donc une nouvelle condamnation.

Le 4 mars 2004, le tribunal administratif de Paris enjoignit au maire de Paris d’exécuter son précédent jugement en rétablissant Brigitte Lainé dans les fonctions qu’elle occupait avant 1999, sous astreinte de cent euros par jour. Quelques mois plus tard, Philippe Grand prenait sa retraite. En septembre 2005, Brigitte Lainé put à nouveau publier des travaux. Tous deux auront quitté les Archives de Paris sans être entièrement rétablis dans toutes leurs fonctions et surtout sans le moindre mot d’excuses de leur hiérarchie.

Qu’ont donc payé exactement les deux archivistes  ? Ils ont d’abord, à l’évidence, été victimes d’une sorte de vendetta ourdie dans l’ombre par ceux qui, dans les partis de droite et de gauche, au sein de la mairie de Paris, de la préfecture, des Archives et du gouvernement Jospin lui-même, ne leur pardonnèrent pas d’avoir contribué à éclabousser la Ve République en «  prouvant  » le massacre du 17 octobre, et d’avoir désobéi à une raison d’État dont ils étaient censés rester les serviteurs zélés.

Mais leur acte a bel et bien été jugé délictueux bien au-delà du cercle des partisans, déclarés ou non, du silence d’État sur le 17 octobre. Et ceci jusque dans les milieux directement concernés par l’usage public des archives, parmi lesquels beaucoup se montraient par ailleurs volontiers partisans d’une «  ouverture  ». Historiens, journalistes, politiques, syndicalistes et militants associatifs, pour ne rien dire des archivistes, se sont montrés le plus souvent fort embarrassés au moment de prendre position. Qu’on ouvre les archives, d’accord, mais «  dans les règles  » et pas à n’importe qui et non par un acte ayant toutes les apparences de la désobéissance, fût-elle civique. Car Grand et Lainé ont contribué à la vérité et à la justice, mais au prix de la transgression d’un tabou majeur de la République. Fonctionnaires, ils ont trahi le contrat de confiance avec l’État, ce qui, pour beaucoup, ne pouvait être défendu et encore moins revendiqué. N’étaient-ils pas allés un peu trop loin et, dès lors, n’avaient-ils pas mérité d’en supporter quelques conséquences  ?

Seize ans après le début de cette affaire, le 14 juillet 2015, Brigitte Lainé a, sans doute pour solde de tout compte, été faite chevalier de la légion d’honneur. Selon la loi, par cette décoration, l’État récompense «  les mérites acquis par les citoyens  ». L’avis officiel de sa décoration indique que son mérite personnel fut d’avoir «  servi  » 42 ans aux Archives, sans plus de précision. Parmi les mérites acquis par Brigitte Lainé, a-t-on compté son témoignage en faveur d’Einaudi devant la 17e chambre ainsi que les années de placard partagé avec Philippe Grand aux Archives de Paris  ? Cette question est toujours sans réponse.

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