Par l’homme isolé, j’entends celui qui s’individualise systématiquement dans l’esprit d’une caste ou d’une secte, qui se fait le chef, l’apôtre ou le disciple d’une théocratie ou d’un privilège.
La Cause du peuple est un journal créé par George Sand en 1848 en pleine fronde populaire parisienne. En voilà la première de couverture, un article intitulé "Introduction".
Au milieu des faits qui se pressent, les journaux quotidiens, forcés de suivre l’action jour par jour, heure par heure, n’ont pas le temps de s’occuper beaucoup des principes. Pourtant, à la veille de faire une Constitution, dont la responsabilité ne pèsera plus sur quelques-uns, mais sur chacun et sur tous, jamais le peuple n’a eu autant besoin de s’occuper des principes qui serviront de base a un nouvel ordre social.
Dans un écrit intitulé : Première lettre au peuple, écrit tracé sous l’influence des premières manifestations populaires depuis l’avènement de la République, nous avons posé un principe auquel nous avons eu foi toute notre vie et dont ces manifestations admirables ont été la réalisation frappante. Nous rappellerons ici ce principe avant d’entreprendre un travail périodique qui n’en sera que la déduction modeste et patiente : « L’homme isolé ne compte point devant Dieu et ne saurait agir sur les hommes. » Par l’homme isolé, j’entends celui qui se renferme systématiquement dans une retraite intellectuelle et morale, sans consulter les pulsations de la vie qui circule dans les veines du genre humain. Par l’homme isolé, j’entends celui qui s’individualise systématiquement dans l’esprit d’une caste ou d’une secte, qui se fait le chef, l’apôtre ou le disciple d’une théocratie ou d’un privilège.
Certains utopistes de ces derniers temps me paraissent des intelligences frappées de mort ou de maladie par l’isolement, tout aussi bien que les économistes de l’école aristocratique. Il faut dire bien vite que la différence morale est grande entre eux. Les premiers ont été abusés par un dérèglement de bonnes aspirations, par l’orgueil des
sentiments généreux. Les seconds ont eu le jugement perverti par l’égoïsme. — Avant le 24 février, les premiers marchaient dans la fièvre, les seconds s’arrêtaient dans la paralysie. II y a presque toujours de grandes et belles clartés dans l’âme troublée d’un fanatique sincère.
Il y a toujours des nuages obscurs et des exhalaisons mortelles dans la pensée d’un sceptique endurci. Il y a du respect mêlé a la douleur qu’inspirent certaines aberrations. Il y a toujours de la répulsion dans la pitié qu’inspire une prétendue raison qui, par la froideur et l’insensibilité, aboutit à l’absurde.
Ainsi donc, deux écueils dont il faut se préserver avec des sentiments cl des armes différentes, mais dont il faut se préserver sous peine de quitter le chemin de la vérité : l’erreur de la secte ou de l’orgueil individuel, l’erreur de la caste ou de l’intérêt personnel. Ces deux écueils ont été produits par la même erreur : c’est que la vérité pouvait être une révélation isolée dans le monde. Cette erreur repose fatalement sur un principe aristocratique ou théocratique. Le sentiment républicain, c’est-à-dire le sentiment égalitaire, la combat en nous et doit la combattre dans l’humanité transformée. La vérité n’est pas une faveur que Dieu accorde exclusivement a quelques-uns, en leur confiant la fonction de l’enseigner a tous. Celte croyance, prise d’une manière absolue, est un mensonge du passé, dont l’humanité libre s’affranchit.
Il diverses aux intelligences. A ceux-ci, il donne la forme ; à ceux-là, le fond. L’un conçoit mieux les idées qu’il ne les explique, et réciproquement. Chacun a sa manifestation particulière : l’un parle, l’autre écrit, un troisième chante, d’autres se manifestent dans l’art, d’autres encore dans la science : tantôt c’est le discours qui, dans la bouche de l’homme éloquent, sert d’organe à la vérité, tantôt c’est la simple conversation qui, dans la bouche de l’homme lucide et sympathique, éclaire les groupes. Les intelligences sont donc précieuses ; mais elles ne sont vraiment utiles qu’à la condition de chercher la vérité simultanément en elles-mêmes et hors d’elles-mêmes, c’est-à-dire dans la conscience du genre humain, en même temps que dans celle de l’individu.
La Première lettre au peuple, que nous remettons sous les yeux du lecteur dans ce premier numéro, développera davantage le principe que nous posons ici comme la profession de foi de notre publication. Il se résume personnellement pour nous en un mot : Nous ne regardons pas la vérité comme notre propriété personnelle. Cette formule indique assez que la Cause du peuple ne prétend pas être une doctrine élaborée d’avance, et imposée à la conscience et à la raison publiques du haut de notre infaillibilité. Un plaidoyer est fort différent d’un jugement en dernier ressort, il souffre la réplique, il appelle l’examen. Comme la sincérité et le courage sont les forces vitales de la cause du peuple, nous qui nous présentons avec le peuple, dans le peuple, et devant le peuple, pour la soutenir du mieux que nous pourrons, nous ne cacherons pas notre individualité sous le voile d’une prudence improvisée. Nous dirons, à l’occasion, tout ce que nous avons dans le cœur, parce que nous n’avons jamais cru à cette politique d’intrigues et à ces opportunités de franchise qui ont engendré tant de dissimulations.
Nous croyons la franchise toujours opportune, toujours nécessaire. Celui qui ne veut pas donner le plus complet témoignage de sa foi ne peut avoir de bonnes intentions. Si la loyauté n’est pas sur nos lèvres, comment oserions nous soutenir qu’elle est dans notre âme ? Ainsi, au risque de paraître nous établir sur un paradoxe, nous dirons que nous avons en nous même une forme idéale de la vérité qu’on ne nous arracherait qu’avec la vie. Et pourtant nous dirons aussi que nous ne croyons à cette forme que parce qu’elle nous semble réaliser le besoin et le vœu de tous ; que, si quelque chose pouvait nous y attacher plus que nous ne le sommes, ce serait l’assentiment croissant de tous nos semblables : de même que, si quelque chose pouvait nous en détacher, ce serait la preuve fournie par l’humanité elle-même d’une vérité meilleure et plus conforme à sa véritable aspiration. Cette forme idéale de la vérité, j’ignore encore si je serai appelé à la dire dans cette publication que j’entreprends avec l’espérance de m’éclairer moi-même en présentant au peuple des sujets d’examen et de méditation ; je l’ai fait pressentir assez clairement dans de nombreux ouvrages, alors qu’il y avait danger à le faire, pour ne me croire pas obligé ici à une profession de foi. Sous la menace des lois de septembre, c’était un devoir de proclamer sa croyance individuelle. Sous le régime de la liberté, ce qui était courage peut devenir du pédantisme, et la possibilité d’encourir ce reproche nous rendra très-circonspect à l’endroit des idées qui seraient seulement le fruit de nos éludes et de nos recherches personnelles. Ce n’est donc pas une inconséquence que de conserver la foi individuelle, et de la soumettre au concours de vérité qui va s’ouvrir, avec la volonté de ne pas chercher la sanction de celte foi en dehors du vœu et du besoin du peuple. Si nous n’apportions rien à ce concours, nous ne mériterions pas d’y entrer. Ce serait la preuve que nous avons vécu jusqu’à celle heure sans nous intéresser à la marche et au salut de l’humanité. Si nous y apportions un système préconçu et arrêté d’une façon assez absolue pour nous faire rejeter toute lumière venant du dehors, nous serions indigne ou incapable de prendre part à la vie collective. Notre vanité philosophique serait une protestation contre l’idée républicaine. L’esprit des sectes nous répugne personnellement. Nous admettons pourtant la diversité des croyances et la liberté absolue de toutes les recherches sérieuses. Nous voyons bien que l’unité de croyance ne sortira désormais que de celle diversité passagère. Ce n’est donc pas la secte en elle-même que notre esprit repousse, c’est le vice inhérent à toutes les sectes, c’est l’intolérance, l’orgueil, la vanité, la prétention d’accaparer la forme, la formule, l’application, l’organisation de la vérité. C’est le système devenant exclusif et se servant des armes qui peuvent tuer le principe. C’est l’apostolat de la vérité usant du mensonge comme d’un moyen, l’apostolat de la liberté voulant détruire chez les autres la liberté qu’il réclame pour soi-même, l’apostolat de l’égalité s’érigeant en théocratie superbe, l’apostolat de la fraternité pratiquant la haine, l’accusation, le sarcasme, le dédain, la rancune. Voila ce que nous appelons l’esprit de secte, vice fatal, à la destruction duquel est attaché le progrès qui peut et doit se manifester dans le monde, a tout prix, par les sectes, on malgré les sectes.
L’école est différente de la secte, et nous n’aimerions pas a nous vanter de n’avoir appartenu a aucune école. Le mot d’école est bon parce qu’il ne signifie pas autre chose, dans la maturité de la vie intellectuelle, que ce qu’il signifie a son début.
Nous allons a l’école et il est fort bon que nous y allions. Mais l’éducation que nous en rapportons n’enchaîne pas notre avenir. Nous y apprenons a réfléchir, à travailler. Notre individualité ne s’y absorbe pas ; le progrès que d’autres éludes nous
feront faire n’est pas détruit dans son germe par ce premier développement donné a nos facultés. Elle nous laisse les maîtres de former nous-mêmes entre nous des écoles nouvelles et d’y rappeler nos premières leçons pour les commenter, les développer ou les modifier. La secte est une petite église hors de laquelle il n’y a point de salut. Elle soumet le progrès a un homme, et ne souffre pas même l’initiative de plusieurs hommes. C’est l’isolement à sa plus haute puissance. Un élément nouveau tend désormais à rendre la lumière plus diffuse et plus générale. Cet élément c’est le club, l’assemblée populaire. Les écoles diverses peuvent y combattre en champ clos, et quand on aura trouvé l’art de parler pour dire quelque chose, il s’y fera d’excellentes études politiques, philosophiques, sociales et religieuses. A l’heure qu’il est, ces assemblées populaires si bonnes en principe, sont, en fait, insuffisantes et d’un effet vague. Ce premier inconvénient de l’essai d’une force nouvelle n’est inquiétant que pour ceux qui nient le progrès. Avant peu , l’éloquence creuse, l’insinuation perfide, la rodomontale vaniteuse y seront jugées sévèrement par l’admirable bon sens du peuple. L’esprit français est trop pénétrant pour rester dupe, et bientôt, a l’audition de tout discours inutile, le peuple, las de perdre son temps et son attention, répétera l’analyse railleuse du poète anglais : Des mots, des mots, des mots !
C’est pour hâter le retour de l’esprit de logique sur tous les points de la France ou une assemblée populaire se constitue, que nous avons entrepris ce recueil. Nous ne le donnons pas comme un corps de doctrine, comme un dogme politique élaboré au coin de notre feu et destiné infailliblement a sauver le monde. Nous l’apportons simplement comme un élément de discussion destiné à ramener de temps en temps les questions opportunes sur leur terrain véritable, et à les empêcher, autant qu’il dépendra de nous , de s’égarer dans des dissertations vaines et dangereuses par le
temps qu’elles font perdre. L’examen des candidatures absorbe notre temps, et pourtant le temps presse et l’heure approche. Nous en dépensons beaucoup en querelles sans résultat. Nous allons encore flotter et nous agiter pendant trois semaines autour des noms propres. Si nous étions fixés sur les choses que nous voulons, nous serions déjà fixés sur les hommes qui nous conviennent. Le malheur est que nous sommes aussi incertains sur le choix des idées et des institutions que sur celui des personnes chargées de nous représenter.
Vouloir trouver des hommes qui rallient les opinions les plus diverses est à peu près impossible. Nous nous recommandons bien les uns aux autres de choisir de vrais républicains ; mais savons-nous bien ce que c’est qu’une vraie république ? Si nous pouvions persuader à la France entière de laisser de côté, pour toute une semaine, les questions de personnes et de consacrer cette semaine à l’examen des principes, si nous pouvions obtenir que des opinions sérieuses, sincères, entièrement
dégagées de personnalité, fussent exposées, écoutées, discutées tous les j o u r s , sur tous les points de la France, et dans toutes les assemblées populaires , nous croyons que cette semaine nous avancerait d’une année, que nos choix seraient ensuite plus rapides, nos élections plus faciles, et le résultat plus significatif.
On s’accorde généralement pour demander des professions de foi aux candidats. On fait bien ; mais ne devrait-on pas préalablement, et pour procéder avec ordre, s’entendre sur les principes que ces professions de foi doivent consacrer ? il
nous semble que ces questions ont été jusqu’ici assez vagues, et laissent beaucoup de portes ouvertes au scepticisme ou à la trahison. Pendant quelques jours, on le croira avec peine dans l’avenir, la première question posée aux candidats des clubs d’ouvriers était celle-ci : Approuvez-vous ou blâmez-vous la circulaire du citoyen Ledru-Rollin ? L’on faisait ainsi d’une communication tout administrative une question de principes. Cependant, comme rien n’est insignifiant dans les manifestations générales, il y avait un principe caché sous cette formule, et si le principe eût été
formulé autrement, au lieu d’une simple émotion politique, nous aurions eu, de plus, une idée sociale.
Eh bien, puisque cette question a été posée, puisque beaucoup de candidats y ont répondu, puisqu’elle a servi de drapeau a des opinions sérieuses, nous la prendrons sérieusement et nous lâcherons de lui rendre son véritable sens, afin que ceux qui ont pris sur cette formule un engagement envers leurs commettants sachent bien à
quoi les mène leur acceptation ou leur refus. Ce sera la première question qui nous occupera, et le choix de cette question montrera tout d’abord dans quel ordre nous entendons procéder dans ce journal, destiné particulièrement à porter dans les assemblées populaires un essai de calme et de clarté.
Nous ne pouvions admettre un ordre régulier et systématique. D’excellents catéchismes républicains sont publiés ou vont l’être, et le peuple y trouvera l’ordre désirable. Pressés par le temps et les événements, nous ne saurions nous livrer
au développement des articles successifs de ces résumés de la religion politique. D’ailleurs, il est possible que plusieurs de ces articles ne soient pas absolument l’expression de notre sentiment, et si nous acceptons le jugement du peuple, nous nous réservons le droit de lui soumettre les propositions dans la forme où elles se présenteront à notre esprit. L’ordre que nous pouvons suivre est donc purement
chronologique, c’est-à-dire que l’événement complexe de chaque phase du temps qui s’écoule nous fournira le sujet d’examen, et nous mettra en rapport direct avec l’émotion du moment. En la partageant, cette émotion vivifiante, nous serons
sûr de rester dans la vie générale, et de nous inspirer du même sentiment que le peuple, dont nous plaidons la cause, aujourd’hui pendante devant le tribunal de la postérité.
George SAND.