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La science et le mouvement marxiste : le legs de Freud

gepost op 16/01/14 door Un sympathisant du CCI Trefwoorden  réflexion / analyse 

Le CCI a publié récemment, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Charles Darwin, plusieurs articles à propos de ce grand scientifique et de sa théorie sur l’évolution des espèces. 1 Ces articles s’inscrivaient dans ce qui a toujours été présent dans le mouvement ouvrier, l’intérêt pour les questions scientifiques, et qui s’exprime au plus haut niveau dans la théorie révolutionnaire du prolétariat, le marxisme. Celui-ci a développé une critique des visions religieuses et idéalistes de la société humaine et de l’histoire qui avaient cours dans les sociétés féodale et capitaliste mais qui imprégnaient aussi les théories socialistes qui ont marqué les premiers pas du mouvement ouvrier, au début du 19e siècle. A l’encontre de ces dernières, il s’est donné comme un de ses objectifs de fonder la perspective de la future société qui délivrera l’être humain de l’exploitation, de l’oppression et de l’ensemble des maux qui l’accablent depuis des millénaires non pas sur une "réalisation des principes d’égalité et de justice" mais d’une nécessité matérielle découlant de l’évolution même de l’histoire humaine, et de la nature dont elle fait partie, elle-même mue, en dernier ressort, par des forces matérielles et non par des forces spirituelles. C’est pour cela que le mouvement ouvrier, à commencer par Marx et Engels eux-mêmes, à toujours porté une attention toute particulière à la science.

La science a précédé de beaucoup l’apparition du mouvement ouvrier et même de la classe ouvrière. On peut même dire que cette dernière n’a pu se développer à large échelle qu’avec le progrès des sciences qui constituèrent une des conditions de l’essor du capitalisme, mode de production basé sur l’exploitation du prolétariat. En ce sens, la bourgeoisie est la première classe de l’histoire qui ait eu besoin, de façon inéluctable, de la science pour son propre développement et l’affirmation de son pouvoir sur la société. C’est en faisant appel à la science qu’elle a combattu l’emprise de la religion qui constituait l’instrument idéologique fondamental de défense et de justification de la société féodale. Mais plus encore, la science a constitué le soubassement de la maîtrise des technologies de la production et des transports, condition de l’épanouissement du capitalisme. Lorsque celui-ci a atteint son apogée, permettant de ce fait le surgissement sur la scène sociale de ce que le Manifeste Communiste appelle son "fossoyeur", le prolétariat moderne, la bourgeoisie s’est empressée de renouer avec la religion et les visions mystiques de la société qui ont le grand mérite de justifier le maintien d’un ordre social basé sur l’exploitation et l’oppression. Ce faisant, si elle a continué à promouvoir et à financer, toutes les recherches qui lui étaient indispensables pour garantir ses profits, pour accroitre la productivité de la force de travail et l’efficacité de ses forces militaires, elle s’est détournée de l’approche scientifique pour ce qui relève de la connaissance de la société humaine.

Il revient au prolétariat, dans sa lutte contre le capitalisme et pour le renversement de ce dernier, de reprendre le flambeau sur des terrains de la connaissance scientifique abandonnés par la bourgeoisie. C’est ce qu’il a fait dès le milieu du 19e siècle en opposant à l’apologétique dans laquelle s’était convertie l’étude de l’économie, c’est-à-dire du "squelette de la société", une vision critique et révolutionnaire de cette étude, une vision nécessairement scientifique telle qu’elle s’exprime, par exemple, dans Le capital de Karl Marx. C’est pourquoi les organisations révolutionnaires du prolétariat ont la responsabilité d’encourager l’intérêt pour les connaissances et recherches scientifiques, notamment dans les domaines qui se rapportent à la société humaine, à l’être humain et son psychisme, domaines par excellence où la classe dominante a intérêt à cultiver l’obscurantisme. Cela ne signifie pas que pour faire partie d’une organisation communiste, il soit nécessaire d’avoir fait des études scientifiques, d’être en mesure de défendre la théorie de Darwin ou de résoudre une équation du second degré. Les bases d’adhésion à notre organisation sont consignées dans notre plate-forme avec laquelle tout militant doit être en accord et qu’il a pour responsabilité de défendre. De même, sur toute une série de questions, comme par exemple l’analyse que nous faisons de tel ou tel aspect de la situation internationale, l’organisation se doit d’avoir une position laquelle est consignée, en général, dans les résolutions adoptées par chacun de nos congrès ou par les réunions plénières de notre organe central. Dans ces cas-là, il n’est pas obligatoire que chaque militant partage une telle prise de position. Le simple fait que ces résolutions soient adoptées suite à une discussion et un vote indique qu’il peut parfaitement exister des points de vue différents lesquels, s’ils se maintiennent et lorsqu’ils sont suffisamment élaborés, s’expriment publiquement dans notre presse comme on peut le constater avec le débat sur la dynamique économique du boom qui a suivi la Seconde Guerre mondiale.

Concernant les articles abordant des questions culturelles (critique de livre ou de film, par exemple) ou scientifiques, non seulement ils n’ont pas vocation à rencontrer l’adhésion de chaque militant (comme c’est le cas avec la plate-forme), mais ils ne sauraient, en général, être considérés comme représentant la position de l’organisation comme c’est le cas pour les résolutions adoptées par les congrès. Ainsi, tout comme les articles que nous avons publiés sur Darwin, l’article qui suit, rédigé à l’occasion des 70 ans de la disparition de Sigmund Freud, n’engage pas le CCI comme tel. Il doit être considéré comme une contribution à une discussion ouverte non seulement aux militants du CCI qui ne partagent pas son contenu, mais également à l’extérieur de notre organisation. Il s’inscrit dans une rubrique de la Revue Internationale, que le CCI tient à rendre la plus vivante possible, et qui a pour vocation de rendre compte des réflexions et discussions touchant aux questions culturelles et scientifiques. En ce sens, il constitue un appel aux contributions pouvant défendre un point de vue différent que celui qui y est exprimé.

CCI

Le legs de Freud

Le 23 septembre 1939, Sigmund Freud mourait à Hampstead, dans ce qui est aujourd’hui le Musée Freud à Londres. Quelques semaines auparavant avait débuté la Seconde Guerre mondiale. Il y a une histoire qui raconte que Freud, écoutant la radio ou parlant à son petit-fils (les versions varient), et répondant à la question brûlante : "est-ce que ce sera la dernière guerre ?", aurait laconiquement répondu : "En tous cas, ce sera ma dernière guerre".

Freud s’était exilé de sa maison et de son cabinet de Vienne peu après que les nervis nazis eurent pénétré dans son appartement et arrêté sa fille, Anna Freud, relâchée peu après. Freud faisait face à la persécution du pouvoir nazi mis en place après l’Anschluss entre l’Allemagne et l’Autriche, non seulement parce qu’il était juif, mais aussi parce qu’il était la figure fondatrice de la psychanalyse, discipline condamnée par le régime comme un exemple de la "pensée juive dégénérée" : les travaux de Freud, au même titre que ceux de Marx, d’Einstein, de Kafka, de Thomas Mann et d’autres, ont eu l’honneur d’être parmi les premiers livrés aux flammes des autodafés en 1933.

Mais les Nazis n’étaient pas les seuls à haïr Freud. Leurs homologues staliniens avaient également décidé que les théories de Freud devaient être dénoncées du haut des chaires de l’État. Tout comme il mit un terme à toute expérimentation dans l’art, l’éducation et dans d’autres sphères de la vie sociale, le stalinisme triomphant mena une chasse aux sorcières contre les tenants de la psychanalyse en Union soviétique et, en particulier, contre ceux qui estimaient que les travaux de Freud étaient compatibles avec le marxisme. Le pouvoir des soviets avait eu, au départ, une tout autre attitude. Bien que les bolcheviks n’aient nullement adopté une démarche homogène vis-à-vis de cette question, nombre de bolcheviks connus comme Lounatcharski, Boukharine et Trotsky lui-même avaient des sympathies pour les buts et les méthodes de la psychanalyse ; de ce fait, la branche russe de l’Association internationale de Psychanalyse avait été la première au monde à obtenir le soutien, y compris financier, d’un État. Au cours de cette période, l’un des buts fondamentaux de cette branche a été de créer une "école pour les orphelins" qui devait élever et soigner les enfants traumatisés par la perte de leurs parents au cours de la guerre civile. Freud lui-même portait un grand intérêt à ces expériences : il était particulièrement curieux de savoir jusqu’à quel point les différents efforts pour élever les enfants de façon collective, et non sur la base confinée et tyrannique du noyau familial, joueraient sur le complexe d’Œdipe qu’il avait identifié comme une question centrale dans l’histoire psychologique de l’individu. En même temps, des bolcheviks comme Lev Vygotsky, Alexander Luria, Tatiana Rosenthal et M.A. Reisner apportaient des contributions à la théorie psychanalytique et exploraient ses relations avec le matérialisme historique. 2

Tout cela prit fin lorsque la bureaucratie stalinienne eut assuré son emprise sur l’État. Les idées de Freud furent de plus en plus dénoncées comme petite-bourgeoises, décadentes et avant tout idéalistes, alors que la démarche plus mécaniste de Pavlov et sa théorie du "réflexe conditionné" étaient promues comme exemple de la psychologie matérialiste. À la fin des années 1920, il y eut une formidable inflation de textes rédigés par les porte-parole du régime s’opposant à Freud de façon pernicieuse, une série de "défections" de ses anciens adeptes comme Aron Zalkind, et même des attaques hystériques contre une "morale relâchée" crapuleusement associée aux idées de Freud dans ce qui fut plus généralement le "Thermidor de la famille" (selon l’expression de Trotsky).

La victoire finale du stalinisme contre le "Freudisme" fut entérinée au Congrès sur le Comportement humain de 1930, en particulier à travers le discours de Zalkind qui ridiculisa l’ensemble de la démarche freudienne et avança que sa vision du comportement humain était totalement incompatible avec "la construction du socialisme" : "Comment pouvons-nous utiliser la conception freudienne de l’homme dans la construction socialiste ? Nous avons besoin d’un homme socialement "ouvert", qui soit facile à collectiviser, à transformer rapidement et en profondeur dans son comportement – un homme qui sache se montrer solide, conscient et indépendant, bien formé politiquement et idéologiquement…" (cité dans Miller, Freud and the Bolsheviks, Yale, 1998, p. 102, traduit par nous). Nous savons très bien ce que cette "formation" et cette "transformation" signifiaient réellement : briser la personnalité humaine et la résistance des travailleurs au service du capitalisme d’État et de son impitoyable Plan quinquennal. Dans cette vision, il n’y avait évidemment pas de place pour les subtilités et la complexité de la psychanalyse, qui pouvait être utilisée pour montrer que le "socialisme" stalinien n’avait guéri aucune des maladies de l’humanité. Et, bien entendu, le fait que la psychanalyse avait joui d’un certain degré de soutien de la part de Trotsky, à présent exilé, était monté en épingle dans l’offensive idéologique contre les théories de Freud.

Et dans le monde "démocratique" ?

Mais qu’en est-il des représentants du camp démocratique du capitalisme ? L’Amérique de Roosevelt n’a-t-elle pas fait pression pour que Freud et sa famille proche puissent quitter Vienne. Et la Grande-Bretagne n’a-t-elle pas attribué une confortable demeure à l’éminent Professeur et Docteur Freud ? La psychanalyse n’est-elle pas devenue en Occident, notamment aux États-Unis, une sorte de nouvelle église orthodoxe de psychologie, certainement rentable pour beaucoup de ses praticiens ?

En fait, la réaction des intellectuels et des scientifiques aux théories de Freud dans les démocraties a toujours été très mélangée, faite de vénération, de fascination et de respect, combinés à l’indignation, la résistance et le mépris.

Mais au cours des années qui ont suivi la mort de Freud, on a vu deux tendances majeures dans la réception de la théorie psychanalytique : d’un côté, une tendance parmi ses propres porte-parole et praticiens à diluer certaines de ses implications les plus subversives (comme l’idée que la civilisation actuelle est nécessairement fondée sur la répression des instincts humains les plus profonds) au profit d’une démarche plus pragmatique et révisionniste, plus apte à se faire accepter socialement et politiquement par cette même civilisation ; et, d’un autre côté, chez un certain nombre de philosophes, de psychologues appartenant à des écoles rivales et d’auteurs ayant plus ou moins de réussite commerciale, une tendance à rejeter de plus en plus l’ensemble du corpus des idées freudiennes parce qu’elles auraient été subjectives, invérifiables et fondamentalement non-scientifiques. Les tendances dominantes de la psychologie moderne (il y a des exceptions, comme dans la "neuro-psychanalyse" qui réexamine le modèle freudien de la psyché en fonction de ce que nous connaissons aujourd’hui de la structure du cerveau) ont abandonné le voyage de Freud sur la "route royale vers l’inconscient", son effort pour explorer la signification des rêves, des mots d’esprit, des lapsus et autres manifestations immatérielles, au profit de l’étude de phénomènes plus observables et mesurables : les manifestations physiologiques, externes des états mentaux, et les formes concrètes de comportement chez les êtres humains, les rats et d’autres animaux observés dans des conditions de laboratoire. En matière de psychothérapie, l’État-providence, très intéressé à réduire les coûts potentiellement énormes induits par le traitement de l’épidémie grandissante de stress, de névroses et de maladies mentales classiques engendrée par le système social actuel, favorise les solutions rapides telles que les "thérapies cognitives et comportementales" plutôt que les efforts de la psychanalyse pour pénétrer aux racines profondes des névroses 3. Surtout, et c’est particulièrement vrai pour les deux dernières décennies, on a vu un véritable torrent de livres et d’articles tenter de faire passer Freud pour un charlatan, un fraudeur ayant fabriqué ses preuves, un tyran vis-à-vis de ses disciples, un hypocrite et (pourquoi pas ?) un pervers. Cette offensive a beaucoup de traits en commun avec la campagne anti-Marx lancée au lendemain de l’effondrement du prétendu "communisme" à la fin des années 80 et, tout comme cette dernière campagne avait donné naissance au Livre noir du communisme, on nous a servi maintenant un Livre noir de la psychanalyse 4 qui consacre pas moins de 830 pages à traîner Freud et tout le mouvement psychanalytique dans la boue.

Le marxisme et l’inconscient

L’hostilité à la psychanalyse n’a pas surpris Freud : elle a confirmé qu’il avait visé juste. Après tout, pourquoi aurait-il été populaire en développant l’idée que la civilisation (au moins la civilisation actuelle) est antithétique aux instincts humains et en infligeant une blessure, en portant un nouveau coup à "l’amour-propre naïf" de l’homme – selon son expression ?

"C’est en attribuant une importance pareille à l’inconscient dans la vie psychique que nous avons dressé contre la psychanalyse les plus méchants esprits de la critique. Ne vous en étonnez pas et ne croyez pas que la résistance qu’on nous oppose tienne à la difficulté de concevoir l’inconscient ou à l’inaccessibilité des expériences qui s’y rapportent. Dans le cours des siècles, la science a infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu’elle a montré que la terre, loin d’être le centre de l’univers, ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Charles Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique." (Introduction à la psychanalyse, Troisième partie, Conférence 18, "Rattachement à une action traumatique – l’inconscient", 1917 5)

Pour les marxistes, cependant, il n’y a rien de choquant dans l’idée que la vie consciente de l’homme soit – ou ait été jusqu’ici – dominée par des motifs inconscients. Le concept marxiste d’idéologie (qui englobe toutes les formes de conscience sociale avant l’émergence de la conscience de classe du prolétariat) est ancré exactement sur cette notion.

"Chaque idéologie, une fois constituée, se développe sur la base des éléments de représentation donnés et continue à les élaborer ; sinon elle ne serait pas une idéologie, c’est-à-dire le fait de s’occuper d’idées prises comme entités autonomes, se développant d’une façon indépendante et uniquement soumises à leurs propres lois. Que les conditions d’existence matérielles des hommes, dans le cerveau desquels se poursuit ce processus mental, en déterminent en fin de compte le cours, cela reste chez eux nécessairement inconscient, sinon c’en serait fini de toute idéologie." (Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie allemande classique, 1888, IV "Le matérialisme dialectique" 6)

Le marxisme reconnaît donc que, jusqu’à aujourd’hui, la conscience que l’homme a de sa position réelle dans le monde a été inhibée et déformée par des facteurs dont il n’est pas conscient, que la vie sociale telle qu’elle a été constituée jusqu’ici a créé des blocages fondamentaux dans les processus mentaux de l’homme. Un clair exemple en est l’incapacité historique de la bourgeoisie d’envisager une forme de société supérieure, autre que le capitalisme, du fait que cela impliquerait sa propre disparition. C’est ce que Lukács appelait un "inconscient conditionné de classe" (Histoire et conscience de classe). Et on peut aussi envisager la question du point de vue de la théorie de Marx sur l’aliénation : l’homme aliéné est séparé de son semblable, de la nature et de lui-même, tandis que le communisme dépassera cette dichotomie et que l’homme y sera pleinement conscient de lui-même.

Trotsky défend la psychanalyse

Parmi tous les marxistes du 20e siècle, c’est probablement Trotsky qui a contribué le plus à l’ouverture d’un dialogue avec les théories de Freud, qu’il avait rencontrées au cours de son séjour à Vienne en 1908. Alors qu’il était toujours impliqué dans l’État soviétique mais de plus en plus marginalisé, Trotsky insistait sur le fait que la démarche de Freud envers la psychologie était fondamentalement matérialiste. Il s’opposait à ce qu’une école particulière de psychologie devienne la ligne "officielle" de l’État ou du parti, mais au contraire appelait à un débat large et ouvert. Dans Culture et socialisme, écrit en 1925/26, Trotsky évalue les démarches différentes des écoles freudienne et pavlovienne, et esquisse ce qu’il pense que devrait être l’attitude du parti vis-à-vis de ces questions :

"La critique marxiste de la science doit être non seulement vigilante mais également prudente, sinon elle pourrait dégénérer en un véritable sycophantisme, en une famousovtchina. Prenons par exemple la psychologie. L’étude des réflexes de Pavlov se situe entièrement sur la voie du matérialisme dialectique. Elle renverse définitivement le mur qui existait entre la physiologie et la psychologie. Le plus simple réflexe est physiologique, mais le système des réflexes donnera la "conscience". L’accumulation de la quantité physiologique donne une nouvelle qualité, la qualité "psychologique". La méthode de l’école de Pavlov est expérimentale et minutieuse. La généralisation se conquiert pas à pas depuis la salive du chien jusqu’à la poésie (c’est-à-dire jusqu’à la mécanique psychique de celle-ci et non sa teneur sociale), bien que les voies vers la poésie ne soient pas encore en vue.

C’est d’une manière différente que l’école du psychanalyste viennois Freud aborde la question. Elle part, tout d’abord, de la considération que les forces motrices des processus psychiques les plus complexes et les plus délicats s’avèrent être des nécessités physiologiques. Dans ce sens général, cette école est matérialiste, si l’on écarte la question de savoir si elle ne donne pas une place trop importante au facteur sexuel au détriment des autres facteurs (mais c’est déjà là un débat qui s’inscrit dans le cadre du matérialisme). Pourtant, le psychanalyste n’aborde pas expérimentalement le problème de la conscience, depuis les phénomènes primaires jusqu’aux phénomènes les plus élevés, depuis le simple réflexe jusqu’au réflexe le plus complexe; il s’évertue à franchir d’un seul bond tous les échelons intermédiaires, de haut en bas, du mythe religieux, de la poésie lyrique ou du rêve, directement aux bases physiologiques de l’âme.

Les idéalistes enseignent que l’âme est autonome, que la ’pensée’ est un puits sans fond. Pavlov et Freud, par contre, considèrent que le fond de la ’pensée’ est constitué par la physiologie. Mais tandis que Pavlov, comme un scaphandrier, descend jusqu’au fond et explore minutieusement le puits, de bas en haut, Freud se tient au-dessus du puits et d’un regard perçant, s’évertue, au travers de la masse toujours fluctuante de l’eau trouble, de discerner ou de deviner la configuration du fond. La méthode de Pavlov, c’est l’expérimentation. La méthode de Freud, la conjecture, parfois fantastique. La tentative de déclarer la psychanalyse ’incompatible’ avec le marxisme et de tourner le dos sans cérémonie au freudisme est trop simpliste, ou plutôt trop ’simplette’. En aucun cas nous ne sommes tenus d’adopter le freudisme. C’est une hypothèse de travail qui peut donner — et qui incontestablement donne — des hypothèses et des conclusions qui s’inscrivent dans la ligne de la psychologie matérialiste. La voie expérimentale amène, en son temps, la preuve. Mais nous n’avons ni motif ni droit d’élever un interdit à une autre voie, quand bien même elle serait moins sûre, qui s’efforce d’anticiper des conclusions auxquelles la voie expérimentale ne mène que bien plus lentement." 7

En fait, Trotsky a très rapidement mis en question la démarche quelque peu mécaniste de Pavlov, qui tendait à réduire l’activité consciente au fameux "réflexe conditionné". Dans un discours prononcé peu après la publication du texte cité plus haut, Trotsky se demandait si on pourrait vraiment parvenir à une connaissance des sources de la poésie humaine à travers l’étude de la salivation canine (voir Notebooks de Trotsky, 1933/35, Writings on Lenin, Dialectics and Evolutionism, traduits en anglais et introduits par Philip Pomper, New York, 1998, p. 49). Et dans les réflexions ultérieures sur la psychanalyse contenues dans ces "carnets philosophiques", composés en exil, il insiste bien plus sur la nécessité de comprendre le fait que reconnaître une certaine autonomie de la vie psychique, si elle est conflictuelle avec une version mécaniste du matérialisme, est en réalité parfaitement compatible avec une vision plus dialectique du matérialisme :

"Il est bien connu qu’il existe toute une école de psychiatrie (la psychanalyse, Freud) qui en pratique ne tient aucun compte de la physiologie, se basant sur le déterminisme interne des phénomènes psychiques tels qu’ils sont. Certaines critiques accusent donc l’école freudienne d’idéalisme. […] Mais en elle-même la méthode de la psychanalyse, qui prend comme point de départ ’l’autonomie’ des phénomènes psychologiques, ne contredit nullement le matérialisme. Tout au contraire, c’est précisément le matérialisme dialectique qui nous amène à l’idée que la psyché ne pourrait même pas se former si elle ne jouait pas, dans certaines limites il est vrai, un rôle autonome et indépendant dans la vie de l’individu et de l’espèce.

Tout de même, nous approchons ici une question en quelque sorte cruciale, une rupture dans le gradualisme, une transition de la quantité en qualité : la psyché, qui émerge de la matière, est ’libérée’ du déterminisme de la matière et peut de façon indépendante, par ses propres lois, influencer la matière."

(Carnets de Trotsky, op.cit., p. 106, notre traduction)

Trotsky affirme ici qu’il existe une véritable convergence entre le marxisme et la psychanalyse. Pour les deux, la conscience, ou plutôt l’ensemble de la vie psychique, est un produit matériel du mouvement réel de la nature et non une force existant en-dehors du monde ; elle est le produit de processus inconscients qui la précèdent et la déterminent. Mais elle devient à son tour un facteur actif qui, dans une certaine mesure, développe sa dynamique propre et qui, plus important, est capable d’agir et de transformer l’inconscient. C’est là la seule base d’une démarche qui fait de l’homme plus qu’une créature des circonstances objectives, et qui le rend capable de changer le monde autour de lui.

Et nous en arrivons ici à ce qui est, peut-être, la plus importante conclusion que tire Trotsky de son investigation dans les théories de Freud. Freud, rappelons-le, avait affirmé que la principale blessure infligée par la psychanalyse au "narcissisme naïf" de l’homme, était la confirmation que l’ego n’est pas maître dans sa propre maison, que dans une large mesure sa vision et son approche du monde sont conditionnées par des forces instinctives qui ont été refoulées dans l’inconscient. Freud lui-même, à une ou deux occasions, a été jusqu’à envisager une société qui aurait dépassé la lutte sans fin contre les privations matérielles et ainsi n’aurait plus à imposer cette répression à ses membres 8. Mais dans l’ensemble, son point de vue restait prudemment pessimiste du fait qu’il ne voyait pas de voie pouvant mener à une telle société. Trotsky, en tant que révolutionnaire, était tenu de soulever la possibilité d’une humanité pleinement consciente qui deviendrait ainsi maîtresse dans sa propre maison. En fait, pour Trotsky, la libération de l’humanité de la domination de l’inconscient devient le projet central de la société communiste : "Enfin, l’homme commencera sérieusement à harmoniser son propre être. Il visera à obtenir une précision, un discernement, une économie plus grands, et par suite, de la beauté dans les mouvements de son propre corps, au travail, dans la marche, au jeu. Il voudra maîtriser les processus semi-conscients et inconscients de son propre organisme : la respiration, la circulation du sang, la digestion, la reproduction. Et, dans les limites inévitables, il cherchera à les subordonner au contrôle de la raison et de la volonté. L’homo sapiens, maintenant figé, se traitera lui-même comme objet des méthodes les plus complexes de la sélection artificielle et des exercices psycho-physiques.

Ces perspectives découlent de toute l’évolution de l’homme. Il a commencé par chasser les ténèbres de la production et de l’idéologie, par briser, au moyen de la technologie, la routine barbare de son travail, et par triompher de la religion au moyen de la science. Il a expulsé l’inconscient de la politique en renversant les monarchies auxquelles il a substitué les démocraties et parlementarismes rationalistes, puis la dictature sans ambiguïté des soviets. Au moyen de l’organisation socialiste, il élimine la spontanéité aveugle, élémentaire des rapports économiques. Ce qui permet de reconstruire sur de tout autres bases la traditionnelle vie de famille. Finalement, si la nature de l’homme se trouve tapie dans les recoins les plus obscurs de l’inconscient, ne va-t-il pas de soi que, dans ce sens, doivent se diriger les plus grands efforts de la pensée qui cherche et qui crée ?" (Littérature et révolution, 1924, Ed. La Passion)

Évidemment, dans ce passage, Trotsky regarde vers un futur communiste très lointain. La priorité de l’humanité dans les premières phases du communisme portera sûrement sur les couches de l’inconscient où les origines des névroses et des souffrances mentales peuvent être dépistées, tandis que la perspective de contrôler des processus physiologiques encore plus fondamentaux soulève d’autres questions qui vont au delà de cet article et qui, de toutes façons, ne seront probablement posées que dans une culture communiste d’un niveau plus avancé.

Les communistes aujourd’hui peuvent être d’accord ou pas avec beaucoup d’idées de Freud. Mais il est sûr que nous devons exprimer la plus grande méfiance vis-à-vis des campagnes actuelles contre Freud et conserver une démarche la plus ouverte possible, comme le défendait Trotsky. Et, au minimum, nous devons admettre que tant que nous vivrons dans un monde où les "mauvaises passions" de l’humanité peuvent exploser avec une force terrifiante, où les relations sexuelles entre les êtres humains, qu’elles soient emprisonnées dans des idéologies médiévales, ou dévaluées et prostituées sur le marché, continuent à être une source de misère humaine indicible, où, pour la grande majorité des hommes, les forces créatrices de l’esprit restent largement étouffées et inaccessibles, les problèmes abordés par Sigmund Freud restent non seulement aussi pertinents aujourd’hui que lorsqu’ils furent soulevés pour la première fois, mais aussi que leur résolution sera certainement un élément irremplaçable dans la construction d’une société réellement humaine.

Courant Communiste International - http://fr.internationalism.org

1 Voir "Darwinisme et marxisme" d’Anton Pannekoek dans les numéros 137 et 138 de la Revue Internationale, de même que les articles "Darwin et le mouvement ouvrier", "A propos du livre L’effet Darwin : une conception matérialiste des origines de la morale et de la civilisation" et "Le ’darwinisme social’, une idéologie réactionnaire du capitalisme", respectivement dans les numéros 399, 400 et 404 de Révolution Internationale.

2 Les paroles suivantes de Lénine, rapportées par Clara Zetkin, montrent que les bolcheviks n’avaient pas une démarche unilatérale envers les théories de Freud –même si on peut aussi penser que les critiques de Lénine portaient plus sur les défenseurs de ces théories que sur les théories elles-mêmes : "La situation en Allemagne même exige la concentration extrême de toutes les forces révolutionnaires, prolétariennes, pour la lutte contre la réaction de plus en plus insolente ! Mais les militantes discutent de la question sexuelle, et des formes du mariage dans le passé, le présent et le futur. Elles considèrent que leur tâche la plus importante est d’éclairer les travailleuses sur ce point. L’écrit le plus répandu en ce moment est la brochure d’une jeune camarade de Vienne sur la question sexuelle. C’est de la foutaise ! Ce qu’il y a là-dedans, les ouvriers l’ont lu depuis longtemps dans Bebel. Cela n’est pas exprimé d’une façon aussi ennuyeuse, comme dans cette brochure, mais avec un caractère d’agitation, d’attaque contre la société bourgeoise. La discussion sur les hypothèses de Freud vous donne un air ’cultivé’ et même scientifique, mais ce n’est au fond qu’un vulgaire travail d’écolier. La théorie de Freud est également une ’folie’ à la mode. Je me méfie des théories sexuelles et de toute cette littérature spéciale qui croît abondamment sur le fumier de la société bourgeoise. Je me méfie de ceux qui ne voient que la question sexuelle, comme le prêtre hindou ne voit que son nuage. Je considère cette surabondance de théories sexuelles, qui sont pour la plupart des hypothèses, et souvent des hypothèses arbitraires, comme provenant d’un besoin personnel de justifier devant la morale bourgeoise sa propre vie anormale ou hypertrophique, ou du moins l’excuser. Ce respect déguisé de la morale bourgeoise m’est aussi antipathique que cette importance accordée aux questions sexuelles. Cela peut paraître aussi révolutionnaire que cela voudra, c’est, au fond, profondément bourgeois. C’est surtout une mode d’intellectuels. Il n’y a pas de place pour cela dans le parti, dans le prolétariat conscient." ("Souvenirs sur Lénine", Clara Zetkin, Janvier 1924).

3 Nous voulons cependant préciser que cet article n’a pas pour objet de juger de l’efficacité thérapeutique de la démarche de Freud. Nous ne sommes pas qualifiés pour cela et, de toutes façons, il n’y a pas de lien mécanique entre l’application pratique de la théorie freudienne et la théorie de l’esprit qui la sous-tend – encore plus du fait que "soigner" les névroses dans une société qui les engendrent en permanence, est un problème qui se pose en fin de compte sur un plan social et non individuel. Ce sont les fondements de la théorie de l’esprit de Freud que nous envisageons ici, et c’est avant tout ces fondements que nous considérons comme un vrai héritage pour le mouvement ouvrier.

4 Le livre noir de la psychanalyse, Catherine Meyer, Mikkel Borch-Jacobsen, Jean Cottraux, Didier Pleux et Jacques Van Rillaer, Les Arènes, Paris, France, 2005

5 http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/intro_a_la_psychanalyse/intro_psychanalyse_2.rtf

6 http://marxists.org/francais/engels/works/1888/02/fe_18880221_4.htm

7 http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/litterature/culture.htm#ftn*

8 Contrairement au cliché si souvent répété selon lequel Freud "réduirait tout au sexe", il a clairement affirmé que "la base sur laquelle repose la société humaine est, en dernière analyse, de nature économique : ne possédant pas assez de moyens de subsistance pour permettre à ses membres de vivre sans travailler, la société est obligée de limiter le nombre de ses membres et de détourner leur énergie de l’activité sexuelle vers le travail. Nous sommes là en présence de l’éternel besoin vital qui, né en même temps que l’homme, persiste jusqu’à nos jours." (Introduction à la psychanalyse, Conférence 20, La vie sexuelle de l’homme).

En d’autres termes : la répression est le produit d’organisations sociales des hommes dominées par la pénurie matérielle. Dans un autre passage, dans L’avenir d’une illusion (1927), Freud a montré une compréhension de la nature de classe de la société "civilisée" et s’est même permis au passage d’en envisager le stade ultérieur : "Mais lorsqu’une culture n’est pas parvenue à dépasser l’état où la satisfaction d’un certain nombre de participants présuppose l’oppression de certains autres, de la majorité peut-être - et c’est le cas de toutes les cultures actuelles -, il est alors compréhensible que ces opprimés développent une hostilité intense à l’encontre de la culture même qu’ils rendent possible par leur travail, mais aux biens de laquelle ils n’ont qu’une part trop minime. […] L’hostilité à la culture manifestée par ces classes est si patente qu’en raison d’elle on n’a pas vu l’hostilité plutôt latente des couches sociales mieux partagées. Il va sans dire qu’une culture qui laisse insatisfaits un si grand nombre de participants et les pousse à la révolte n’a aucune chance de se maintenir durablement et ne le mérite pas non plus. » (L’avenir d’une illusion, chapitre 2 p. 12, Quadrige/PUF, 1995). Ainsi l’ordre actuel non seulement n’a "aucune perspective d’existence durable", mais il pourrait peut-être y avoir une culture qui aurait "dépassé l’état" à partir duquel toute division de classe (et, par conséquent, les mécanismes de répression mentale existant jusqu’ici) deviendrait superflue.


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