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Montée et chute des mouvements radicaux noirs américains : Les choses étaient allées trop loin…

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Montée et chute des mouvements radicaux noirs américains : Les choses étaient allées trop loin…
Oiseau-tempête, N°6, Hiver 1999-2000, p. 19-23.
jeudi 24 décembre 2015
par Archives Autonomies

Deux livres récents traitent de divers aspects du Mouvement de libération des Noirs américains dans les années 60, mouvement dont l’histoire reste relativement méconnue, même si les événements décrits ont eu lieu il y a tout juste vingt ans. Si le mouvement radical des prisons et les Black Panthers sont des phénomènes différents, ils se recoupent en grande partie et, fait significatif, lorsque l’un deux s’effondra, l’autre fit de même.

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Peut-être nulle part ailleurs qu’aux États-Unis le mouvement des prisons n’a été aussi puissant qu’en Californie. The Rise and Fall of California’s Radical Prison Movement d’Eric Cummins [1] examine la façon dont le système carcéral de l’après-guerre créa involontairement une intelligentsia de prisonniers. Pendant les années qui suivirent, cette couche d’intellectuels-prisonniers eut un impact important sur le système carcéral d’État.
Jusqu’au début des années 50, les prisonniers de la plupart des États américains relevaient du statut de la "mort civile". Pour les détenus, cela signifiait qu’ils n’avaient aucun droit de communiquer avec le monde extérieur, ni aucune liberté d’expression. À la suite de la grande vague d’émeutes qui éclatèrent dans plusieurs prisons en 1951-52, pendant les années qui suivirent, la notion de "mort civile" fut progressivement remplacée par le langage de la thérapie, avec le but ultime de "réformer" le condamné en vue de sa réintégration dans la société. À San Quentin, grâce au zèle missionnaire du bibliothécaire de la prison, la notion de "bibliothérapie" devint à la mode. Sous ce régime thérapeutique, la bibliothèque de la prison fonctionnait comme une sorte d’"hôpital de l’esprit", où les détenus, sous l’œil vigilant du bibliothécaire, se réhabilitaient selon un processus de lectures dirigées et de réflexion personnelle. L’augmentation du savoir devait aboutir à l’"adaptation" à la société. Le contenu de ces lectures était strictement contrôlé ; aucun matériau "athée", "subversif" ou "antipatriotique" n’était autorisé. Mais le loup était déjà dans la bergerie. Malgré les intentions des autorités, en quelques années, les détenus subvertirent la bibliothérapie en une critique des prisons et des structures répressives de la société dans son ensemble qui les avait emprisonnés.
À commencer par Caryl Chessman, qui fut un des premiers détenus à faire parvenir clandestinement des manuscrits à des éditeurs de l’extérieur, de plus en plus de détenus se mirent à rédiger des attaques très personnalisées mais étayées contre la prison. Même si une bonne part de ces écrits de détenus étaient très centrés sur leurs auteurs eux-mêmes et servaient à créer une aura individualiste de "héros hors-la-loi, à la fin des années 60, par exemple avec Soul in Ice de Eldridge Cleaver [2] ; la littérature de prisonniers trouva un public de plus en plus large chez les lecteurs de l’extérieur, où les mouvements en faveur des droits civiques et contre la guerre créaient un terrain fertile pour la critique de la société américaine. La dissidence bouillonnait également dans le système carcéral, et un mouvement de prisonniers commença à émerger, surtout après les émeutes de 1967 et 1968, où les sentiments nationalistes noirs se répandaient chez les jeunes Noirs des ghettos.
En 1971, l’idéologie "révolutionnaire" auto-proclamée était si répandue parmi les détenus des prisons californiennes que l’administration pénitentiaire se retrouva sur la défensive. Plusieurs récits de témoins oculaires contenus dans le livre le montrent : les visiteurs étaient étonnés de voir des quartiers de détention entiers couverts d’affiches de Che Guevara, Mao Tsé-toung et Malcolm X et des détenus se livrer à un entraînement semi-militaire dans les cours. Le Manifeste communiste fut réécrit à la main en un anglais simple et servit dans les groupes d’alphabétisation de base ainsi que pour l’éducation politique des détenus. Pendant plusieurs années, un journal radical fut publié par des détenus qui avaient mis au moins un système élaboré pour faire sortir des matériaux ; ces textes étaient composés et imprimés par des sympathisants de l’extérieur, puis réintroduits clandestinement dans les prisons et diffusés parmi les détenus malgré l’interdiction officielle du journal par les autorités. À un moment, les fonctionnaires de la prison de San Quentin furent si inquiets que des manifestants extérieurs n’envahissent la prison que des plans secrets furent élaborés pour envisager la possibilité d’utiliser en dernier ressort des armes à feu pour repousser une attaque.

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Toutefois, vers 1977, le mouvement radical des prisons en Californie était pour ainsi dire mort et l’administration en mesure de reprendre le contrôle des prisons. Dans une large mesure, cela résultait du reflux des mouvements de protestation de la fin des années 60 et de la montée proportionnelle des idées conservatrices qui se produisit dans son sillage. Mais il y avait aussi des limites graves dans les perspectives du mouvement des prisonniers lui-même. Le mouvement était dominé par un hyper-léninisme et un avant-gardisme paramilitaire qui avaient été adoptés tels quels tant par les détenus que par leurs soutiens à l’extérieur. Dans ces perspectives, la révolution était réduite à une série de tactiques de guérilla menées par une élite politiquement consciente au nom des masses. L’analyse sous-jacente était simpliste, considérant la société dans son ensemble comme un simple reflet de la prison, avec un État "fasciste" pareil à l’administration pénitentiaire en plus grand.
Les conséquences furent catastrophiques, comme le montre le livre. L’accent exclusif mis sur la lutte armée, avec la nécessité implicite d’une direction hiérarchisée et n’ayant de compte à rendre à personne permit à des opportunistes astucieux d’exploiter le mouvement à des fins personnelles. Des voix discordantes, comme James Carr [3], qui avait lu Korsch et les situationnistes et ne craignait pas de critiquer ouvertement le mouvement, finirent mystérieusement assassinés, ainsi que des avocats du mouvement comme Fay Stender, qui essuya des coups de feu et resta paralysée parce qu’elle avait été jugée "contre-révolutionnaire". Si l’on ne peut écarter la main de l’État pour avoir semé la suspicion et répandu les rumeurs qui conduisirent à ces agressions, la plupart étaient des actes de rétorsion internes opérés par des collectifs du mouvements des prisonniers et ouvertement reconnus comme tels.

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À la fin des années 70, profitant de l’idée que "les choses étaient allées trop loin" et soutenue par une législation californienne plus conservatrice, l’administration pénitentiaire reprit la haute main sur les prisons et restreignit considérablement les capacités d’organisation des détenus. D’une manière générale, cela consista en une stratégie "dure" de répression accrue comme l’embauche de gardiens supplémentaires, les enfermements et l’emploi de cellules d’isolement pour les détenus fauteurs de troubles. Curieusement, l’une des stratégies "douces" les plus efficaces utilisées pour saper l’organisation fut l’introduction des télévisions privées dans les cellules, l’administration prévoyant avec machiavélisme que cela découragerait la lecture chez les détenus.
De nos jours, la Californie dépense pour l’enfermement plusieurs fois la somme qu’elle consacre à l’enseignement ; la construction de prisons dans l’État s’est considérablement développée, comme ailleurs dans le reste du pays et il y a plus de gens incarcérés qu’il n’y en a jamais eu dans l’histoire des États-Unis, avec des taux d’incarcération supérieurs à ceux de la Chine et même de l’Afrique du Sud au pire moment de l’apartheid [4]. Selon une estimation, le taux de chômage des États-Unis augmenterait de 2 à 3 % si les détenus actuellement emprisonnés étaient comptés parmi les "chômeurs". Pourtant, comme le montre la conclusion du livre, si l’organisation des prisonniers s’est beaucoup affaiblie, elle n’a pas été totalement éliminée ; des groupes d’étude secrets se forment même dans les établissements de haute sécurité où les contacts entre les détenus sont étroitement surveillés.

Depuis sa formation en 1966 jusqu’à sa chute en 1982, le Parti des Panthères noires joua un rôle crucial dans la radicalisation de toute la génération de jeunes Noirs des ghettos qui étaient arrivés à l’âge adulte à la fin des années 60. Mais malgré la grande visibilité des Panthères pendant près de vingt ans, depuis cette époque, il y a eu étonnamment peu d’analyses sérieuses sur l’action du parti. The Black Panthers Party Reconsidered, recueil d’articles d’anciens membres et d’universitaires sympathisants réunis par Charles Jones [5], est la première tentative importante d’évaluer l’héritage du parti.

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Une étude précise des Panthères doit commencer par le contexte social dans lequel le parti apparut. À la fin des années 60, le mouvement traditionnel en faveur des droits civiques, qui était né des luttes contre la ségrégation dans le Sud rural, était épuisé. Cet épuisement était apparu dans la réaction des organisations de lutte pour les droits civiques face à la vague de révoltes urbaines qui avait éclaté dans des dizaines de villes américaines, en commençant par la grande série d’émeutes qui avaient suivi l’assassinat de Martin Luther King, incitant le vice-président Humphrey à déclarer que "la plus grande bataille que nous livrons aujourd’hui n’est pas au Viêt-nam du Sud mais dans nos propres villes". L’assassinat de King sonnait le glas de l’ancienne stratégie réformiste de résistance passive et de désobéissance civique. Les actions spontanées des jeunes Noirs des villes qui étaient à l’avant-garde des émeutes avaient été au-delà de ces tactiques, laissant sur place les organisations traditionnelles. C’est ce vide que les Panthères comblèrent. Comme le fait remarquer un observateur, "les révoltes de 1967 marquèrent l’entrée des jeunes radicaux des ghettos dans la bataille raciale, et les organisations existantes, dirigées par des intellectuels ou des gens de la classe moyenne, ne purent pas faire face - il fallait que les Panthères voient le jour." Autrement dit, comme on le note généralement dans les articles sur les Panthères, ce ne fut pas le rôle de dirigeants indéniablement charismatiques, talentueux et connus, comme Huey Newton, Bobby Seale et Eldridge Cleaver, mais la pression des événements sociaux qui imposa la création du parti.
D’abord organisation locale basée à Oakland, en Californie, les Panthères devinrent bientôt un mouvement national à mesure qu’elles répondaient à la frustration et à la colère générales des Noirs. Une bonne part de sa croissance fut également spontanée ; plusieurs chapitres de ce livre montrent que les instances nationales furent surprises de recevoir des appels de villes où elles n’avaient pas de présence continue leur annonçant la création d’une section locale. Se revendiquant comme "marxiste-léniniste", le parti se distinguait aussi des organisations traditionnelles de défense des droits civiques et groupes noirs nationalistes et séparatistes existants comme la Nation de l’Islam. Le parti mettait l’accent sur l’autodéfense armée contre la brutalité policière, les appels à la "révolution" et au "socialisme" et une volonté d’agir en association avec les organisations anti-guerre, de gauche et de libération des femmes et des homosexuels. Même si, à son apogée, le parti n’eut jamais un effectif supérieur à 5 ou 7000 membres, il exerça une influence hors de proportion par rapport à ces chiffres, le journal Black Panther, par exemple, se vendant à plus de 100 000 exemplaires par semaine. En outre, dans de nombreux quartiers de ghettos, les sections locales des Panthères mirent sur pied des "programmes de survie communautaire" et des services gratuits comme les dispensaires, écoles, transports vers les prisons et escortes anti-agressions pour les vieux.

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Dès le début, les Panthères attirèrent l’attention de l’État. En 1969, le dictateur du FBI, J. Edgar Hoover, déclara que le parti était la menace numéro un qui pesait sur la société américaine, et, au cours des dix années qui suivirent, on assista à une tentative systématique de détruire les panthères grâce à une combinaison de répression ouverte et de tactiques clandestines comme l’usage d’indicateurs et d’agents provocateurs. Au cours de cette campagne de contre-espionnage, intitulée COINTELPRO et révélée des années plus tard, des dizaines de Panthères furent tuées lors de fusillades provoquées par la police, des centaines de membres et de sympathisants furent emprisonnés, certains étant lourdement condamnés. Un grand nombre d’anciens dirigeants de sections locales continuent de moisir en prison, vingt-cinq ans plus tard. Il est indéniable que cet effort prolongé de l’État pour détruire les Panthères porta un rude coup à l’organisation et joua un rôle significatif dans sa disparition.
Au début des années 70, une scission grave se produisit. Il y avait d’un côté Huey Newton qui réclamait une réorientation des efforts du parti sur les programmes de survie communautaires et la prise du pouvoir politique à l’échelon local, et, de l’autre côté, Eldridge Cleaver, en exil, qui voulait faire porter l’accent sur la "lutte armée". L’aile minoritaire pro-Cleaver fut bientôt réduite à de petits groupes armés clandestins tels que l’Armée de libération noire et disparut de la scène publique, du moins en terme de présence politique ouverte. Opérant un revirement désastreux en 1972, Newton ordonna subitement aux sections locales des Panthères de se dissoudre et aux survivants de se replier sur Oakland dans le but de concentrer l’activité du parti sur la prise du pouvoir politique local afin de faire élire la Panthère Elaine Brown mairesse d’Oakland. Cette tentative échoua misérablement et dans les années qui suivirent, alors que Newton accumulait les conflits avec la loi et concentrait le pouvoir entre ses mains, des dirigeants de longue date comme Brown et Seale rompirent avec le parti. Quand le parti des Black Panthers fut officiellement dissous en 1980, les effectifs ne comptaient plus que 50 personnes. Quelques années plus tard, Newton était abattu dans la rue lors d’un deal de cocaïne foireux.

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Les articles réunis dans The Black Panthers Party Reconsidered tendent à remettre en cause la tendance à "démoniser" ou à "romanticiser" les Panthères pour en faire des héros immaculés et à faire un bilan "équilibré" et "critique" de la force et des faiblesses du parti.
Ce choix n’est pas accidentel. Depuis le début des années 90, plusieurs livres sont parus aux États-Unis affirmant que les Panthères n’étaient rien d’autre qu’une bande de criminels déguisés en activistes révolutionnaires. La plupart de ces livres sont des attaques diffamatoires rédigées par d’anciens radicaux repentis qui font des généralisations expéditives et dénuées de fondements à partir de on-dit et d’informateurs anonymes de troisième main. Toutefois, des mémoires récents d’anciens dirigeants non repentis comme Elaine Brown [6] et David Hilliard donnent aussi à penser que tout au long de l’histoire des Panthères, il existait une ligne ténue entre la politique révolutionnaire tournée vers les "frères des quartiers" et les activités criminelles et marchandes, ligne qui fut fréquemment franchie.
La question de savoir si les Panthères étaient une organisation de lumpen est posée plusieurs fois dans le livre, tout particulièrement dans un chapitre intitulé "La lumpénisation : erreur critique du parti des Panthères noires". L’auteur de ce texte estime que même si les Panthères n’étaient pas au sens strict des lumpen de par leur composition, ils l’étaient dans leur orientation. Cette orientation créa "un milieu hostile à une organisation politique stable" qui "alimenta le problème durable de la rhétorique enflammée et exagérée des Panthères" et "mit également l’organisation à la merci de la répression étatique". Si c’est vrai, cela ne constitue pas un tableau complet. La faiblesse de cet argument, c’est qu’il considère l’état de "lumpen" comme identité statique avec des caractéristiques cohérentes et immuables et non soumises aux influences générales de la lutte.
Un autre chapitre examine le rôle des facteurs internes dans la chute finale du parti. Il associe la montée de l’autoritarisme et du culte de la personnalité au manque de démocratie interne dans une structure de commandement hiérarchique, de haut en bas, qui entraînait de constants abus de pouvoir et une tendance à la bureaucratisation chez les dirigeants des Panthères. Si cela est vrai, cette bureaucratisation ne fut pas un processus organisationnel coupé de la base politique. L’avant-gardisme des Panthères, dérivé qu’il était du cadre léniniste donnant la primauté au rôle d’une minorité révolutionnaire pour "conduire" les masses, ne contribua pas peu à l’indéniable concentration du pouvoir entre les mains de quelques individus. Même si les sections locales jouissaient parfois d’une autonomie considérable, c’était plus souvent le résultat de fréquents vides du pouvoir créés par de soudaines arrestations de dirigeants nationaux inamovibles plutôt qu’à un attachement de principe à un processus interne de prise de décision par la base. Et si la bureaucratisation exista dès le début, elle s’accentua à mesure du reflux du militantisme de la communauté noire.

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Comme le montre le chapitre de conclusion du livre, malgré plusieurs années de prétendue prospérité économique, les conditions de vie de l’Amérique noire continuèrent à s’aggraver au cours des années 90. Plusieurs villes affichent des chiffres d’espérance de vie dans les ghettos comparables à ceux des pays du tiers-monde, des taux de chômage à deux chiffres chez les jeunes hommes noirs. Les effets de la réforme de l’aide sociale se conjuguent pour opérer un recul dévastateur des acquis sociaux des années 60. Même si aucun nouveau mouvement n’est encore apparu pour remettre en cause ces conditions, la réévaluation de l’héritage des Panthères constituera une tâche indispensable dès qu’un tel mouvement verra le jour.

Curtis Price
(Traduction Gobelin)

[1] Eric Cummins, "The Rise and fall of California’s Radical Prison Movement", Stanford University Press, 1994.

[2] Eldridge Cleaver, "Sur la révolution américaine", Seuil, 1970.

[3] Un seul livre de James Carr a été traduit en français : "Crève", Ivréa, 1994. Il a écrit une autobiographie : "Bad".

[4] Sur le sujet voir Mike Davis, "Contrôle urbain, l’écologie de la peur", Ab Irato, 1996 (http://abirato.internetdown.org/)

[5] "The Black Panther Party Reconsidered", sous la dir. de Charles Jones, Black Classic Press, 1998.


[6] Eleine Brown, "Sortir du ghetto", NIL, 1997.


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