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Mouvement social en Turquie : le remède à la terreur d’État n’est pas la démocratie

posté le 15/07/13 par Un sympathisant du CCI Mots-clés  luttes sociales 

L’année 2011 a été marquée par une énorme vague de révoltes sociales qui se sont étendues de la Tunisie et l’Égypte à d’autres pays du Moyen-Orient – y compris Israël – et aux principaux pays d’Europe, en particulier la Grèce et l’Espagne, comme aux États-Unis avec le mouvement des Occupy. Ces mouvements ont tous leurs propres particularités dépendant de conditions locales, et ils ont tous souffert de fortes illusions dans la démocratie comme réponse aux maux de la société. Ce qui a été le plus important dans ces mouvements tient dans ce qu’ils ont exprimé au niveau le plus profond : la réponse d’une nouvelle génération de prolétaires à l’approfondissement de la crise mondiale du système capitaliste ; et malgré toutes leurs illusions, malgré toutes leurs difficultés à comprendre leurs propres origines et leur nature, ils appartiennent à la classe ouvrière et à son effort patient, douloureux pour retrouver une conscience de ses méthodes et de ses buts réels.

Les révoltes en Turquie et au Brésil de 2013 font la preuve que la dynamique créée par ces mouvements ne s’est pas épuisée. Bien que les médias masquent le fait que ces rébellions ont surgi dans des pays qui étaient dans une phase de "croissance" ces dernières années, elles ont répercuté la même "indignation" des masses de la population contre la façon dont ce système opère : inégalité sociale grandissante, l’avidité et la corruption de la classe dominante, la brutalité de la répression étatique, la faillite des infrastructures, la destruction de l’environnement. Et surtout, l’incapacité du système à offrir un futur à la jeune génération.

Un aspect particulièrement significatif de la révolte en Turquie est sa proximité avec la guerre meurtrière en Syrie. La guerre en Syrie fut aussi initiée par des manifestations populaires contre le régime en place, mais la faiblesse du prolétariat dans ce pays, l’existence de profondes divisions ethniques et religieuses au sein de la population, permirent au régime de répondre avec la plus brutale des violences. Les fissures au sein de la bourgeoisie se sont élargies et la révolte populaire – comme en Libye en 2011 – a sombré dans une guerre "civile" qui est devenue une guerre par procuration entre puissances impérialistes. La Syrie s’est transformée aujourd’hui en cas d’école de la barbarie, un rappel effrayant de l’alternative que le capitalisme a en magasin pour toute l’humanité. La Turquie, d’un autre côté, comme le Brésil et les autres révoltes sociales, montre le chemin qui s’est ouvert à l’humanité : le chemin vers le refus du capitalisme, vers la révolution prolétarienne et la construction d’une nouvelle société basée sur la solidarité et les besoins humains.

L’article qui suit a été écrit par les camarades de notre section en Turquie – une jeune section, à la fois dans l’histoire du CCI et du fait de l’âge de ses membres. En tant que révolutionnaires et partie de la génération qui a conduit la révolte, ces camarades se sont activement impliqués dans le mouvement et cet article est un premier rapport "sur le vif" et une première tentative d’analyser la signification du mouvement.

Courant Communiste International

"Nous avons fait aujourd’hui une grève générale avec nos larmes pour un ami,

Nous avons descendu son cadavre souriant d’un arbre

Comme il l’avait serré dans ses bras, comme il a fait son devoir, comme il a donné des branches1…"

Le mouvement a commencé contre l’abattage des arbres effectué en vue de détruire le parc Gezi de la place Taksim2 à Istanbul, et il a pris une ampleur inconnue dans l’histoire de la Turquie jusqu’à ce jour et il se poursuit encore. Analyser ce mouvement est d’une importance vitale pour la lutte de classe. Pour cette raison, il nous est nécessaire de nous baser sur une perspective de classe pour définir et comprendre politiquement ce mouvement. Il est nécessaire aussi de tirer le bilan du processus engagé. Quand on analyse le mouvement et que l’on en tire le bilan, malgré l’indignation que nous ressentons à l’égard de la terreur d’État mise en œuvre et l’assassinat de trois manifestants, nous ne pouvons nous permettre le luxe d’abandonner la prudence et la lucidité. Se laisser prendre à l’atmosphère créée par le mouvement et faire des analyses hâtives risquerait de nous faire faire des erreurs sérieuses au regard des positions de la lutte de classe. De plus, l’évaluation saine et objective du mouvement sert par-dessus tout ses propres intérêts.

Incontestablement, puisque le mouvement est encore en cours, ce que nous faisons n’est, par essence, qu’une première évaluation. En outre, nous devons souligner que nous continuons nos discussions sur le mouvement parmi nous.

L’arrière-fond du mouvement

L’AKP3 et son gouvernement, avec le prétexte du développement urbain dans cette zone, ont voulu empêcher que désormais les manifestations puissent se tenir sur la place Taksim. Un autre point de contestation de ces projets concernait la démolition du Cinéma du Travail, également dans le quartier de Taksim. Durant cette période, la police s’est attirée la réaction de célébrités de la culture suite aux attaques menées contre les manifestants qui tentaient d’empêcher la destruction du cinéma. Le réaménagement du parc Gezi en centre commercial et la reconstruction de la caserne d’artillerie historique démolie il y a des dizaines d’années, de même que l’abattage des arbres étaient aussi à l’ordre du jour. Sur ces bases, certaines associations de quartier dissidentes, des organisations non-gouvernementales, des syndicats et des partis de gauche avaient formé la Plate-forme de Solidarité de Taksim avec le slogan : "Taksim est à nous". La volonté de maintenir les manifestations du Premier Mai à Taksim avait aussi provoqué une contestation focalisée sur ce lieu.

Dans ce contexte, les dirigeants de l’État bourgeois devaient déclarer que Taksim n’était pas adapté pour les manifestations du Premier Mai et qu’ils ne permettraient pas que les manifestants s’y rassemblent, prétendant que les travaux d’excavation mettaient en danger la sécurité des gens qui y participeraient. La manifestation du Premier Mai à Taksim a été empêchée par la terreur étatique mise en œuvre par la police anti-émeute. La question "zone et manifestation" utilisée par la gauche bourgeoise comme politique de sortie de son impasse politique a, une fois de plus dominé, l’ordre du jour après 2007. L’insistance pour maintenir les manifestations du Premier Mai à Taksim au lieu d’un autre endroit avait un caractère hautement symbolique du fait du souvenir de la fameuse manifestation du Premier Mai tenue sur cette place en 1977 et où 77 personnes avaient été tuées. De plus, de nouvelles restrictions introduites par l’AKP contre la législation sur l’avortement et l’interdiction des ventes d’alcool entre 22h et 18h ont également provoqué des réactions. De même, la démarche du gouvernement actuel concernant l’art et l’histoire a suivi un cours similaire, avec la démolition de la "statue insolite" à Kars, la réouverture au culte musulman de la Basilique Sainte-Sophie et autres politiques semblables de domination de l’esprit des gens. En particulier à Istanbul, les plans de construction réalisés dans le cadre de la politique de transformation urbaine, les démolitions et l’intention d’appeler le troisième pont prévu pour enjamber le Bosphore Yavuz Sultan Selim, un sultan ottoman notoirement connu pour les massacres de membres de la secte Alevi en Turquie, ont provoqué une grande colère. De plus, le sentiment anti-guerre contre la politique syrienne d’Erdogan et de son gouvernement s’est étendu de plus en plus, particulièrement après le bombardement de Reyhanli et la faillite de la thèse du gouvernement AKP en attribuant la responsabilité au gouvernement syrien. Et enfin, la "disproportion", suivant le terme courant en Turquie, de la terreur d’État et de la violence policière a commencé à provoquer une énorme indignation. De plus, la jeunesse, désignée comme la génération des années 1990, et décrite comme apolitique et ne voulant s’engager dans rien jusqu’à ces manifestations, a commencé à ressentir qu’elle n’avait pas de futur en tant que partie de la société la plus affectée par l’impact de la crise économique mondiale en Turquie.

L’émergence du mouvement

Le 28 mai, un groupe d’environ 50 écologistes a commencé à manifester pour empêcher les bulldozers de pénétrer dans le parc Gezi et d’y couper des arbres. La réponse de la police à l’égard des manifestants a été violente dès le début. Une réaction importante s’est développée, particulièrement après que la police eût brûlé les tentes des manifestants. Le 31 mai, les manifestations organisées au moyen des médias sociaux contre la terreur policière ont développé une tonalité globalement anti-gouvernementale dépassant la question des arbres. Elles se sont étendues pratiquement à toutes les grandes villes du pays et sont devenues de plus en plus massives. Avec les manifestations dans de nombreuses villes comportant des affrontements massifs avec les forces de l’État, le mot d’ordre : "Taksim est partout, résistance partout", a pris un vrai sens pour la première fois. Comme l’a dit Recep Tayyip Erdogan le 1er juin : "Là où l’opposition rassemble cent mille personnes, nous pouvons en rassembler des millions », et une masse de deux millions de gens a pris la place Taksim, forçant la police à battre en retraite. En plus de la terreur d’État, l’attitude arrogante du premier ministre Erdogan et la censure des médias bourgeois ont également provoqué une grande indignation dans la population. Les jours suivants, des manifestations se sont tenues dans 78 des 81 provinces de Turquie et des manifestations de solidarité se sont déroulées aux quatre coins du monde. De plus, le mouvement qui a surgi au Brésil contre l’augmentation du prix des transports et qui a pris un caractère anti-gouvernemental devait s’inspirer des manifestants de Turquie avec le slogan : « L’amour est fini, la Turquie est arrivée ». Le mouvement en Turquie ne s’est pas limité à l’occupation des places et aux manifestations, avec des milliers, voire des dizaines de milliers de gens les soutenant en frappant bruyamment des pots et des casseroles. Le mouvement qui a commencé à Istanbul s’est exprimé lui-même comme une réaction contre le massacre résultant des bombardements de Reyhanli à Antakya. A Izmir, les manifestations se sont déroulées sous la domination d’une tendance nationaliste. A Ankara, du fait que la ville est le centre bureaucratique et administratif de l’État bourgeois, la combativité des masses s’est confrontée à une intense terreur policière. L’expression « crapules » utilisée par Erdogan pour décrire les manifestants a été largement considérée comme bienvenue par ces derniers. Sans aucun doute, une des scènes les plus hautes en couleurs des affrontements à travers le pays a été celle qui s’est produite lorsque des fans de football en train de manifester ont pris un bulldozer et ont pourchassé les véhicules de la police pendant 4 heures, ceux-là même qui avaient terrorisé les masses. Les manifestants ont d’ailleurs baptisé de façon significative le bulldozer qu’ils avaient emprunté du nom de IVPE (Intervention Vehicle to Police Events).

Un autre facteur important qui a influencé le cours des choses et les slogans du mouvement s’est trouvé dans le fait que la police et la terreur étatique se sont rendues responsables de la mort de trois manifestants. Le 1er juin, Ethem Sarisuluk, ouvrier de l’industrie, recevait une balle réelle dans la tête à Ankara. Ethem devait décéder à l’hôpital peu après. Le 3 juin, dans le quartier du Premier Mai à Istanbul, un jeune ouvrier nommé Mehmet Ayvalitas était tué par un véhicule fonçant délibérément sur les manifestants. Le même jour, un étudiant, Abdullah Comert, était également tué par la police d’une balle réelle. Ces trois manifestants assassinés par l’État étaient revendiqués par tout le mouvement et salué comme des martyrs de la lutte. Les dizaines de milliers de manifestants qui criaient "Mère, ne pleure pas, tes enfants sont là" devant la maison de la mère d’Ethem après ses funérailles à Ankara, qui chantaient "Les meurtriers de l’État paieront" pendant l’enterrement de Mehmet à Istanbul et qui déposèrent des giroflées là où Abdullah avait été tué à Antakya, en disant "Nous n’oublierons pas, nous ne laisserons personne oublier", étaient là pour le prouver. A côté des meurtres d’Ethem, Mehmet et Abdullah, plus de dix manifestants ont perdu la vue à cause de l’utilisation des grenades lacrymogènes au poivre et des balles en plastique tirées au visage. Dix mille personnes ont été blessées, des douzaines d’entre elles sont dans un état critique. Des milliers sont en prison.

La grève du 5 juin

Après que les masses aient repris à la police la place Taksim, le 1er juin, la question de la poursuite du mouvement a commencé à se poser au sein de celui-ci. La question principale, exprimée dans les médias sociaux, était : "Irons-nous travailler demain après tous ces événements ?" De plus, à côté de ceux qui posaient la question, une proportion significative a commencé à ressentir le besoin d’une force plus grande que les manifestations de rue contre la terreur d’État encore utilisées dans les villes comme Ankara, Antakya, İzmir, Adana, Muğla, Mersin, Eskişehir et Dersim de même que dans certaines parties d’Istanbul, bien que la présence policière ait cessé dans le secteur de Taksim. Ces deux facteurs se sont rencontrés dans un appel spontané à une grève générale qui a surgi et s’est répandu rapidement, en particulier le 2 juin, sur les réseaux sociaux. Le premier impact de cet appel s’est exprimé chez les employés d’université d’Ankara et Istanbul qui se sont déclarés en grève pour le 3 juin. Également à Ankara, où les affrontements ont continué de façon intense, les infirmières et les médecins de certains hôpitaux ont déclaré ne plus soigner que les urgences et les manifestants. Le même jour, la Bourse d’Istanbul a chuté de 10,47 %, la pire descente des dix dernières années. Ce même jour encore, la Plateforme de Solidarité de Taksim a mis en avant certaines revendications. Il s’agissait de revendications démocratiques comme la demande que le Parc Gezi soit préservé comme parc, que le gouverneur et les chefs de la police soient remplacés, que l’usage des gaz lacrymogènes et de moyens similaires soient interdits, que les emprisonnés soient libérés et que les obstacles à la liberté d’expression soient réduits.

De fait, le KESK4 a réorganisé la grève des salariés du secteur public planifiée pour le 5 juin et l’a appelée pour les dates du 4 et du 5 juin suite à la pression des ouvriers en son propre sein. Le 4 juin, DISK5, TMMOB et TTB déclarèrent qu’ils soutenaient aussi la grève du 5 juin. Celle-ci a eu lieu avec une participation significative des employés du secteur public. Uniquement à Istanbul, 150 000 travailleurs ont marché vers Taksim et environ 200 000 ont cessé le travail. On estime qu’entre 400 000 et 500 000 travailleurs ont participé à cette grève dans tout le pays. Cependant, la tonalité générale de cette dernière était sous le contrôle des syndicats et les revendications démocratiques du groupe de la Plateforme de Solidarité de Taksim ont permis de dévoyer la perspective ouvrière, éclipsant des revendications telles que : "Non à la loi sur les performances" et "Droit de grève même quand il y a accord collectif". Sur ce point, il vaut la peine de donner les détails d’un incident qui s’est produit à Ankara pendant la grève du 5 juin et a montré les vraies couleurs du KSEK. Lors de la manifestation se déroulant sur la place Kizilay à Ankara, le KSEK a conclu un accord avec la police selon lequel celle-ci n’attaquerait pas les manifestants tant que le KSEK serait là, et il a obtenu la permission de manifester jusqu’à 6h du matin. Cependant, à environ 6h30 du soir, le KSEK, de peur de perdre le contrôle à cause de l’interaction des ouvriers avec les larges masses qui arrivaient sur la place après le travail, s’est soudainement retiré sans en informer quiconque et une violente attaque policière a alors eu lieu après ce départ du KSEK. Le KSEK avait livré à la violence de la police les masses qui étaient venu manifester pour la grève.

L’attitude du gouvernement

Au moment où le mouvement atteignait une échelle importante, le premier ministre Tayyip Erdogan est allé rendre visite à des pays d’Afrique du Nord après avoir donné la directive aux responsables de la police anti-émeute de "Mettre fin à cette affaire avant mon retour". Alors qu’Erdogan était au loin, le président Abdullah Gül répondit "Nous avons reçu le message" à l’adresse des manifestants et le vice-premier ministre, Bulent Arinc, dit que les défenseurs de l’environnement avaient raison et s’est déclaré d’accord pour discuter avec le groupe de la Plateforme de Solidarité de Taksim, donnant les signes d’une approche différente de celle d’Erdogan, stricte et arrogante. De violentes attaques de la police contre les manifestants ont continué dans beaucoup de villes, surtout à Ankara, alors que la Plateforme de Solidarité de Taksim rencontrait Arinc et Sirri Sureyya Onder, un député du BDP, et un des supposés noms "symboliques" du mouvement rencontrait Gül dans la capitale. Une partie significative des manifestants n’avait aucune confiance dans la sincérité des gens comme Gül et Arinc et avait l’impression que le gouvernement appliquait la tactique "du flic gentil et du flic méchant".

Cela dit, avant que le processus de négociation n’ait provoqué une perte significative de la dynamique au sein du mouvement, Erdogan, qui avait poursuivi ses remarques brutales depuis l’Afrique du Nord, critiquant subtilement même le président Gül, est rentré en Turquie. Avec son retour, l’attitude du gouvernement devint plus intransigeante. De plus, à la lumière de ce qu’il avait dit, "Nous ne faisons que retenir 50% des gens à la maison", ses supporters de l’AKP commencèrent à organiser des manifestations de bienvenue qui voulaient apparaître comme spontanées. Cependant, le fait que ces démonstrations de bienvenue eurent lieu avec la participation de quelques milliers de personnes, qu’elles furent organisées avec beaucoup d’amateurisme devait montrer que la moitié de la population n’avait pas de difficulté réelle à rester chez elle. Dans ces manifestations de solidarité, Erdogan annonça que deux grands rassemblements seraient organisés le 15 et le 16 juin, respectivement à Ankara et Istanbul. Pourtant, malgré les appels plutôt scandaleux des représentants du gouvernement, le nombre de personnes présentes à Sincan, dans Ankara, fut de moins de 40 000, et à Kazlicesme, dans Istanbul, au-dessous de 295 000.

Dans cette situation, la question se posa de savoir si une rupture au sein du gouvernement n’était pas à l’ordre du jour. Malgré le fait qu’on ne puisse pas réellement parler de rupture, puisque l’AKP est en fait une coalition constituée de différents groupes d’intérêts, factions, sectes et cultes, on peut dire que ce mouvement social a créé le potentiel d’une telle rupture pour la première fois au sein de l’AKP. Erdogan a donné ordre après ordre pour des attaques de la police contre un mouvement qui pouvait mourir de sa propre mort, être absorbé ou on pouvait au moins éviter qu’il se radicalise, et cela au risque qu’Istanbul ne perde les JO de 2020 qui sont si importants pour le gouvernement AKP, ce dernier devenant la cible de moqueries partout dans le monde, y compris de la part de l’État syrien qui a averti ses ressortissants de ne pas aller en Turquie car c’est dangereux. Cette attitude, qui semble irrationnelle, ne peut être expliquée en considérant seulement la personnalité d’Erdogan. Erdogan a été capable jusqu’à ce jour de tenir l’AKP ensemble grâce à une attitude autoritaire consistant à ne jamais reculer ou, s’il devait battre en retraite, de le faire de façon agressive, ce qui lui donnait une image d’invincibilité. Si on le voyait maintenant ravaler les mots qu’il a crachés au visage d’un tel mouvement et céder devant les manifestants, il perdrait en même temps son invincibilité. Le résultat d’un tel échec serait, tôt ou tard, sa disparition au sein de l’AKP. C’est pourquoi Erdogan n’ose pas faire marche arrière : Non pas parce qu’il est certain qu’il va vaincre le mouvement qu’il maintient sous pression, mais parce qu’il est certain que s’il recule il va perdre, tôt ou tard.

Les négociations, les attaques et l’arrêt de travail du 17 juin

Pendant la semaine précédant les rassemblements des 15 et 16 juin, Erdogan a déclaré qu’il acceptait de parler avec une délégation des manifestants tout en continuant à envoyer des messages intransigeants. Au même moment, les attaques contre Taksim étaient relancées à Istanbul en lien avec les tentatives du gouvernement de semer les graines de la division entre les protestataires en prétendant qu’il y avait des "provocateurs extérieurs" parmi eux.

Le fait que parmi ceux qu’Erdogan reçut en premier au sujet des manifestations se trouvaient des célébrités comme Necati Sasmaz et Hulya Avsar qui n’avaient rien à voir avec ce qui se passait ainsi que des personnes qui étaient connues pour leur position pro-gouvernementale a provoqué une forte réaction et a finalement contraint Erdogan à rencontrer des représentants de la Plateforme de Solidarité de Taksim. Bien que ce fut une rencontre difficile, la Plateforme de Solidarité de Taksim et une majorité de ses éléments se sont employés à en sorte que les manifestants rentrent chez eux tout en "continuant" symboliquement la lutte dans le parc Gezi, avec une seule tente. Cependant, ces tentatives ont été rejetées par les masses. Ainsi Erdogan déclarait le 15 juin lors de la manifestation d’Ankara que, si les manifestants ne quittaient pas le parc Gezi, la police les attaquerait et les évacuerait, prétextant de sa propre manifestation du lendemain. La nuit du même jour, le parc Gezi fut attaqué et les occupants à nouveau dispersés par une brutale terreur policière. Cette fois, la police militaire était également mobilisée pour soutenir ouvertement les effectifs de la police.

Surtout du fait que la perspective d’une attaque policière était revenue à l’ordre du jour, on a vu se réactiver les appels à la grève générale en réaction à l’insuffisance de la grève du 5 juin et contre les syndicats. Finalement, cette réaction a obligé le KSEK à déclarer qu’il y aurait une autre grève générale en cas d’attaque contre le parc Gezi. Après l’évacuation de celui-ci le 15 juin, cette réaction a augmenté et le KSEK, le DISK, le TMMOB, le TTB et le TDHB ont déclaré qu’ils allaient appeler à un arrêt de travail pour le 17 juin. Cependant, le BDP6 servit admirablement le gouvernement AKP avec lequel il était entré dans un processus de paix en forçant ses membres dans le KESK à briser la grève. Aussi, la participation lors de l’arrêt de travail du 17 juin fut considérablement plus faible que celle du 5 juin. Un autre incident significatif fut que cette fois encore, à Istanbul, la police attaqua les manifestants une fois que les représentants syndicaux eurent quitté l’endroit.

Les manifestations impliquant des millions de personnes à travers tout le pays, ainsi que la violence policière et la terreur étatique contre les manifestants, continuent toujours.

Le caractère de classe du mouvement

Quand on analyse le mouvement de Taksim, la première question que l’on doit incontestablement se poser est comment on peut le définir, quel est son caractère de classe.

A première vue, il ressemble à un mouvement social hétérogène, constitué de différentes classes. En son sein, il y a des gens de beaucoup de secteurs de la population mécontentes de la politique récente du gouvernement, allant de la petite bourgeoisie comme les commerçants jusqu’ aux éléments du lumpen comme voyous de quartier, des gens des couches non-exploiteuses qui ne sont pas directement exploités comme les artisans et les marchands des rues aux cadres avec de hauts revenus. De plus, il y a des éléments bourgeois parmi les manifestants, tels que Cem Boyner qui s’affichait avec une banderole proclamant "Je ne suis ni de droite, ni de gauche. Je suis une ’canaille’" et Ali Koc, propriétaire du Divan Hôtel à Taksim où les manifestants sont allés se réfugier. Bien qu’il l’ait nié après coup, Koc aurait dit que : "Si les portes de l’hôtel sont fermées ; si la police est autorisée dans l’hôtel et que l’aide apportée est arrêtée, je licencierai tous ceux qui y travaillent."

Néanmoins, on ne peut comprendre le véritable caractère de ce mouvement qu’en le replaçant dans son contexte international. Et vu sous cet angle, il devient clair que le mouvement en Turquie est en continuité directe non seulement avec les révoltes du Moyen-Orient de 2011 – les plus importants d’entre eux (Tunisie, Égypte, Israël) eurent une empreinte très forte de la classe ouvrière – mais en particulier du mouvement des Indignés en Espagne et Occupy aux États-Unis, là où la classe ouvrière représentait non seulement la majorité de la population dans son ensemble mais aussi des participants au mouvement. Il en est de même de la révolte actuelle au Brésil et également du mouvement en Turquie, dont l’immense majorité des composantes appartient à la classe ouvrière, et particulièrement la jeunesse prolétarienne.7

Les femmes avaient une présence numérique visible de même qu’une importance symbolique dans les manifestations. Que ce soit dans les affrontements comme dans les concerts locaux de casseroles, les femmes étaient en première ligne.

Le secteur qui a participé le plus largement était celui appelé "génération des années 1990". L’apolitisme était l’étiquette apposée sur les manifestants de cette génération, dont beaucoup ne pouvaient se souvenir de la période avant le gouvernement AKP. Les membres de cette génération, dont on disait qu’ils n’étaient pas investis dans les événements et ne cherchaient qu’à se sauver eux-mêmes, ont compris qu’il n’y avait pas de salut en restant seuls et en avaient assez des discours du gouvernement lui disant ce qu’ils devaient être et comment ils devaient vivre. Les étudiants, et particulièrement les lycéens, ont participé aux manifestations de façon massive. Les jeunes ouvriers et les jeunes chômeurs étaient largement présents dans le mouvement. Les ouvriers et les chômeurs éduqués étaient également présents. Dans certains secteurs de l’économie où travaillent principalement des jeunes dans des conditions précaires et où il est habituellement difficile de lutter – particulièrement dans le secteur des services – les employés se sont organisés sur la base des lieux de travail mais d’une façon qui transcendait chaque lieu de travail particulier et ils ont participé ensemble aux manifestations. On trouve des exemples d’une telle participation parmi les livreurs des boutiques de kebab, le personnel des bars, les travailleurs des centres d’appel et des bureaux. En même temps, le fait que ce genre de participation ne l’a pas emporté sur la tendance des ouvriers à aller aux manifestations individuellement a constitué une des faiblesses les plus significatives du mouvement. Mais cela a été typique aussi des mouvements dans d’autres pays, où la primauté de la révolte dans la rue a été une expression pratique du besoin de dépasser la dispersion sociale créée par les conditions existant dans la production et la crise capitalistes – en particulier, le poids du chômage et de l’emploi précaire. Mais ces mêmes conditions, couplées aux immenses assauts idéologiques de la classe dominante, ont aussi fait qu’il a été difficile pour la classe ouvrière de se voir en tant que classe et a tendu à renforcer l’idée chez les manifestants qu’ils étaient essentiellement une masse de citoyens individuels, des membres légitimes de la communauté "nationale", et pas en tant que classe. Tel est le chemin contradictoire vers la reconstitution du prolétariat en classe, mais il ne fait pas de doute que ces mouvements sont un pas dans cette voie.

Une des principales raisons pour laquelle une masse significative de prolétaires mécontents de leurs conditions de vie actuelles ont organisé des manifestations avec une telle détermination se trouve dans l’indignation et le sentiment de solidarité contre la violence policière et la terreur de l’État. Malgré cela, différentes tendances politiques bourgeoises ont été actives, essayant d’influencer le mouvement de l’intérieur pour le maintenir dans les frontières de l’ordre existant, pour éviter qu’il ne se radicalise et pour empêcher les masses prolétariennes qui avaient pris les rues contre la terreur étatique de développer des revendications de classe sur leurs propres conditions de vie. Ainsi, alors qu’on ne peut évoquer de revendication ayant emporté l’unanimité dans le mouvement, ce qui a généralement dominé celui-ci c’était les revendications démocratiques. La ligne appelant à "Plus de démocratie" qui s’est formée sur une position anti-AKP et en fait anti-Erdogan n’exprimait par essence rien d’autre qu’une réorganisation du capitalisme turc sur un mode plus démocratique. L’impact des revendications démocratiques sur le mouvement a constitué sa plus grande faiblesse idéologique. Car Erdogan lui-même a construit toutes ses attaques idéologiques contre le mouvement autour de cet axe de la démocratie et des élections : les autorités gouvernementales bien qu’avec des monceaux de mensonges et de manipulations, ont répété à satiété l’argument que, même dans les pays considérés plus démocratiques, la police utilise la violence contre les manifestations illégales – ce en quoi elles n’avaient pas tort. De plus, la ligne visant à obtenir des droits démocratiques liait les mains des masses devant les attaques de la police et la terreur étatique, et pacifiait leur résistance.

Les tendances organisées au sein du mouvement

Comme on l’a dit, la lutte de Gezi a compris de nombreuses tendances organisées dès le début. Il est nécessaire d’examiner brièvement quelss étaient la substance, le poids et les effets dans le mouvement de ces différentes tendances, qui bien sûr se sont chevauchées les unes les autres, tout comme les tendances dans les masses non-organisées.

D’abord, il faut mentionner la tendance démocratique qui pour la majeure partie a dominé le mouvement avec ses slogans. Cette tendance, incarnée dans la Plateforme de Solidarité de Taksim et le député Sirri Sureyya Onder du BDP, réunit les confédérations syndicales, les organisations non-gouvernementales, les syndicats professionnels, les associations de quartier, les défenseurs de l’environnement et autres associations ou organisations similaires. Actuellement, parmi les composantes de la Plateforme de Solidarité de Taksim on trouve, à côté d’organisations comme le KSEK, le DISK et la Plateforme d’Unité du Pouvoir Syndical, des partis comme le CHP, le BDP, le Parti des Ouvriers et presque tous les partis et journaux gauchistes. Mais l’élément le plus actif dans cette tendance démocratique, qui semble avoir pris le contrôle de la Plateforme de Solidarité de Taksim se trouve dans les confédérations syndicales de gauche comme le KSEK et le DISK. Bien sûr, cette unité réalisée au sommet des partis bourgeois a de sérieuses craquelures à leur base. La véritable base de la tendance démocratique n’est pas constituée par ces organisations mais par les secteurs du mouvement pro société civile, pro résistance passive et d’autres tendances de gauche. La Plateforme de Solidarité de Taksim et donc la tendance démocratique, du fait qu’elle était constituée de représentants de toutes sortes d’associations et d’organisations, a tiré sa force non pas d’un lien organique avec les manifestants mais de la légitimité bourgeoise, des ressources mobilisées et du soutien de ses composantes. Cela dit, la tendance démocratique a une faiblesse, celle d’être coupée des masses du fait même du manque de lien organique avec les manifestants, et même avec sa propre base parmi ces derniers. Néanmoins, le fait qu’il y ait au sein des masses une dynamique spontanée importante exprimée par le slogan : "Tayyip, dégage !", renforce la main des tendances démocratiques, malgré le fait que la Plateforme de Solidarité de Taksim n’ait jamais mis en avant une telle revendication.

Deuxièmement, il faut mentionner la tendance nationaliste qui s’est agitée beaucoup au début du mouvement mais dont les attentes ont été déçues et qui est restée une tendance marginale. Parmi les composantes de cette tendance, le CHP doit être évalué séparément du Parti Ouvrier et du TGB. Les efforts du CHP pour orienter le mouvement à ses débuts restèrent infructueux et, plus tard, les appels à la dispersion aux manifestants venant de Kilicdaroglu ne furent pas plus suivis, même dans les rangs de sa propre base. En fait, certains manifestants ont exprimé leur colère envers les élus d’Istanbul du CHP. Comme pour les nationalistes radicaux du parti Ouvrier et du TGB, leurs tentatives de transformer le mouvement en manifestations "républicaines", malgré leur impact dans quelques localités, n’a pas amené de résultats significatifs. Un autre effort des nationalistes consistait à séparer la police du gouvernement AKP avec des mots d’ordre comme "Il y a des jeunes du même âge des deux côtés", essayant de dépeindre la police de façon sympathique. Mais la grande brutalité de la violence policière n’a pas permis que cette ligne soit adoptée par la plupart des gens. Le mot d’ordre le plus commun des nationalistes était : "Nous sommes les soldats de Mustapha Kemal", et ils essayaient de faire chanter des hymnes kémalistes aux manifestants. Les nationalistes, dont les tentatives de réagir contre les manifestants kurdes et dont l’orientation qu’ils ont tenté d’imposer dans les manifestations ont été rejetées par les masses, du fait de l’influence limitée du système d’éducation kémaliste sur la génération nouvellement politisée.

La gauche bourgeoise est une autre tendance qu’il faut mentionner. La base des partis de gauche qu’on peut aussi définir comme la gauche légale bourgeoise a été pour une large part coupée des masses. De façon générale, elle a été à la queue de la tendance démocratique. Le BDP, tout en se présentant comme un soutien de cette tendance, a aussi tenté d’éviter que les Kurdes ne participent au mouvement, bien que sans trop de réussite dans les grandes villes, donnant un soutien caché au gouvernement avec lequel il est impliqué dans un processus de paix. Les cercles staliniens et trotskistes, ou la gauche radicale bourgeoise, étaient aussi pour une grande part coupés des masses. Ils étaient influents dans les quartiers où ils ont traditionnellement une certaine force. Bien que s’opposant à la tendance démocratique au moment où cette dernière essayait de disperser le mouvement, ils l’ont généralement soutenue. Les analyses de la gauche bourgeoise étaient, pour la plus grande part, limitées à se réjouir du "soulèvement populaire" et à essayer de présenter ses représentants comme les leaders du mouvement. Même les appels à une grève générale, une ligne traditionnellement mise en avant par la gauche, n’a pas vraiment eu d’écho au sein de celle-ci à cause de l’atmosphère de joie aveugle. Son slogan le plus largement accepté parmi les masses était "épaule contre épaule contre le fascisme"

La tendance qui a eu le plus d’impact et a bénéficié du plus de sympathie parmi la base était celle des supporters de football. Malgré le fait que les administrateurs des ultras du football n’aient pas agi séparément de la tendance démocratique, l’effet de ces administrateurs sur leur propre base a été limité. Les supporters de foot qui ont acquis une expérience pas moindre que celle des gauchistes pour ce qui est de l’action collective, les manifestations et même les bagarres avec la police, ont été la seule tendance plus ou moins organisée qui n’a pas été coupée des masses et qui a agi avec aisance au milieu de la masse des manifestants. C’est pendant les affrontements qu’ils étaient les plus en vue. D’une certaine façon, il est significatif que les fans de football aient été la partie du mouvement qui soit restée apolitique jusqu’au jour où les manifestations ont commencé. La Turquie est un pays où la formule "Je ne suis ni de droite, ni de gauche, mais footballeur" est très populaire. Leur mot d’ordre le plus saillant a été : "Envoie-le, envoie-le, envoie ton gaz lacrymogène ! Enlève ton casque, laisse ta matraque, laisse nous voir qui sont les vrais voyous !"

La tendance prolétarienne et le rapport du mouvement à la classe ouvrière

En plus des tendances mentionnées ci-dessus, on peut parler d’une tendance prolétarienne ou de tendances prolétariennes au sein du mouvement actuel. Nous parlons d’une tendance ou de tendances, car la tendance prolétarienne était inorganisée et dispersée contrairement aux tendances que nous avons définies ci-dessus. Cette tendance prolétarienne a mis en avant des mots d’ordre comme "Nous ne sommes pas les soldats de n’importe qui" ou encore "Nous sommes les soldats de Mustafa Keser"8 et "Nous sommes les soldats de Turgut Uyar"9 contre le mot d’ordre de la tendance nationaliste qui était "Nous sommes les soldats de Mustafa Kemal". D’autres mots d’ordre datant de la lutte de Tekel comme "Nous résistons avec la patience du Kurde, l’enthousiasme du Laz et la patience du Turc" ont resurgi. Les arbres du parc Gezi reçurent des noms évoquant le massacre de Kurdes à Roboski et suite au bombardement de Reyhanli avec toutes ses victimes arabes et turques. De plus, beaucoup ont défendu une attitude d’affrontement contre la terreur étatique face à la ligne de résistance passive prônée par la tendance démocratique. Contre les postures essayant de dépeindre la police de façon sympathique, on a vu apparaître le mot d’ordre : "Policier, sois honorable, va vendre des pâtisseries". La légitimité des revendications mises en avant par la Plateforme de Solidarité de Taksim a été contestée. Les manifestants se sont opposés à la tendance au vandalisme assez répandue parmi les manifestants, pas de la façon dont la tendance démocratique le faisait en les dénonçant comme l’action de provocateurs, mais en rappelant qu’il ne faut pas démunir les gens pauvres de leurs moyens d’existence et en essayant de convaincre. De façon générale, une partie significative des manifestants défendait l’idée que le mouvement devait créer une auto-organisation qui devait lui permettre de déterminer son propre futur.

La partie des manifestants qui voulait que le mouvement s’unisse avec la classe ouvrière était composée d’éléments qui étaient conscients de l’importance et de la force de la classe, qui étaient contre le nationalisme même s’il leur manquait une claire vision politique. Ce sont eux qui ont lancé les appels à la grève générale. Essentiellement, bien que cela ait exprimé une conscience de l’importance de la participation de la partie au travail de la classe ouvrière, il y existait aussi des illusions démocratiques. L’expérience du 5 juin devait démontrer que faire pression sur les syndicats pour une grève générale n’était pas une stratégie très efficace. D’un autre côté, un des gains les plus importants du mouvement est dans le fait que cette partie des manifestants a tiré les leçons de son expérience. Dans les appels lancés après le 5 juin, l’idée que les grèves spectaculaires d’un ou deux jours ne suffisaient pas est devenue tout à fait commune, et les appels à une grève générale illimitée se sont amplifiés. De plus, le nombre de gens qui disaient que les syndicats comme le KSEK et le DISK, supposés être "combatifs", n’étaient pas différents du gouvernement a grandi de façon non négligeable. Enfin, contre les actions qui émergeaient et étaient mises en avant par les médias et la tendance démocratique pour pousser à enfermer le mouvement sur une base individualiste et passive, l’idée a émergé que ces actions ne pouvaient avoir de sens si elles n’étaient pas faites aussi sur le lieu de travail.

Une certaine partie du secteur au travail du prolétariat a aussi participé au mouvement et a constitué le corps principal de la tendance prolétarienne au sein du mouvement. La grève de THY à Istanbul a essayé de rejoindre la lutte de Gezi. Particulièrement dans le secteur du textile, où les conditions difficiles de travail sont courantes, on a vu s’exprimer des voix locales. Une de ces manifestations s’est tenue à Bagcilar-Gunesli, à Istanbul, où des ouvriers du textile ont voulu exprimer leurs revendications de classe en même temps qu’ils déclaraient leur solidarité avec la lutte du Parc Gezi. Les ouvriers du textile, soumis à de dures conditions d’exploitation, ont tenu une manifestation avec des banderoles disant : "Salut de Bagcilar à Gezi !" et "Le samedi doit être jour de congé !". Dans Alibeykov, à Istanbul, des milliers d’ouvriers ont fait une marche avec des banderoles disant : "Grève générale, résistance générale". Les salariés des centres commerciaux et des bureaux qui se rassemblaient sur la place Taksim portaient des banderoles indiquant "Pas au travail, à la lutte". En plus de tout cela, le mouvement a créé une volonté de lutte parmi les travailleurs syndiqués. Sans aucun doute, le KESK, le DISK et les autres organisations qui ont appelé à la grève ont dû prendre ces décisions non seulement à cause des réseaux sociaux mais du fait de la pression venant de leurs propres membres. Enfin, la Plateforme des différentes branches du Turk-Is10 d’Istanbul, faite de toutes les sections syndicales de Turk-Is à Istanbul, a appelé Turk-Is et tous les autres syndicats à déclarer une grève générale contre la terreur étatique dès le lundi après l’attaque contre le parc Gezi, et ce serait une erreur de penser que ces appels aient été lancés sans une sérieuse indignation parmi les ouvriers à la base devant ce qui passait.

Malgré tout cela, il est difficile de dire que le mouvement actuel a largement reconnu ses propres intérêts de classe et s’il s’est dirigé vers une fusion avec la lutte générale de la classe ouvrière. Le fait que la tendance prolétarienne au sein du mouvement n’ait pu s’exprimer suffisamment a été principalement un résultat de la focalisation sur la démocratie face à la politique gouvernementale. Comme cet axe a dominé le mouvement, la tendance des éléments ouvriers s’est retrouvée à l’arrière et ses possibilités de maturation se sont trouvées bloquées. Aussi, la tendance démocratique a réussi à contenir le mouvement dans son propre cadre. De plus, en dépit du fait qu’une majorité du mouvement était faite de prolétaires, ces derniers ne constituaient qu’une partie de la classe – pas son entièreté. Ce qui a jeté cette fraction dans les rues a été la terreur d’État et la même terreur provoque un grand émoi parmi d’autres secteurs de la classe ouvrière. D’un autre côté, les revendications et les mots d’ordre mis en avant par la tendance démocratique pour dominer le mouvement, tout comme le fait que la tendance prolétarienne n’a pas pu développer des revendications de classe axées sur ses conditions de travail et de vie, représente un obstacle sérieux pour que le mouvement crée des liens forts avec les masses ouvrières.

Les moyens de la discussion de masse dans le mouvement

La faiblesse commune des manifestations dans toute la Turquie est la difficulté à créer des discussions de masse et à gagner le contrôle du mouvement grâce à des formes d’auto-organisation sur la base de ces discussions. La discussion de masse qui s’est manifestée dans de semblables mouvements à travers le monde a été notablement absente dans les premiers jours. Une expérience limitée de la discussion de masse, des réunions, des assemblées générales, etc., et la faiblesse de la culture du débat en Turquie ont sans aucun doute joué sur cette faiblesse. En même temps, le mouvement a senti la nécessité de la discussion et les moyens pour une telle discussion ont commencé à émerger.

La première expression de la conscience du besoin de discuter a été la formation d’une tribune ouverte dans le Parc Gezi. Celle-ci n’a pas attiré beaucoup l’attention ni duré bien longtemps, mais elle a eu quand même un certain impact. Lors de la grève du 5 juin, les salariés de l’université qui sont membres de Eğitim-Sen11 ont suggéré de mettre en place une tribune ouverte. Mais la direction du KSEK a non seulement rejeté la proposition en lui préférant une tribune du style Premier Mai, syndicaliste gauchiste, où personne n’écoute les discours, mais il a aussi isolé la branche n°5 d’Eğitim-Sen à laquelle appartiennent les employés de l’université. Cette branche a essayé de mettre en place une tribune ouverte mais elle n’a pas eu de succès.

Cependant, s’inspirant de cette tribune ouverte, des tribunes populaires se sont formées dans Gazi, Okmeydanı et Sarıyer, qui sont des banlieues d’Istanbul, dans Güvenpark et Keçiören à Ankara, place Gündoğdu à Çiğli à İzmir, à Mersin, Antalya, Samsun et Trabzon. Même si dans certaines de ces tribunes populaires les participants parlaient de leurs problèmes avec le 4+4+4, du salaire minimum et du système de santé et ont proposé la formation d’une assemblée de résistance, leur formation par la gauche bourgeoise a représenté une limitation importante.

A côté des expériences de tribunes ouvertes et populaires, d’autres expériences ont surgi les jours suivants comme les forums qui étaient organisés et tenus avec une participation massive. Ces forums, qui se sont tenus dans le but de discuter de l’orientation future du mouvement, ont été mis en œuvre dès le début de la semaine jusqu’au 15 juin – le jour de l’attaque sur le Parc Gezi. En réalité, l’appel à ces forums a été fait par Solidarité Taksim, dont l’intention était de s’en servir comme moyen pour convaincre les gens "d’inclure" la résistance dans une simple tente symbolique ; ce qui était une autre façon de convaincre les gens de finir de se battre. Les forums n’assumaient ni n’annonçaient aucune autorité décisionnelle ; leur fonction n’était qu’un moyen pour la Plateforme de Solidarité de Taksim de contenir la pression des masses. Cette manœuvre a permis que les masses se focalisent sur des questions pratiques, spécialement sur quoi faire en cas d’intervention de la police. Néanmoins, dans les discussions, on a vu des participants proposer que les masses devraient prendre en charge le mouvement par la mise en place d’assemblées, faisant part des expériences comme celle de Barcelone, et posant le problème d’étendre le mouvement aux quartiers pauvres. De façon encore plus significative, en affirmant leur volonté de maintenir les manifestations, les masses ont gâché le jeu de Solidarité Taksim dont le but était de venir à bout progressivement du mouvement.

D’un autre côté, si on regarde ce mouvement à l’échelle du pays, l’expérience la plus cruciale est fournie par les manifestants d’Eskişehir. Dans une assemblée générale sur la place de la Résistance d’Eskişehir, des comités ont été créés afin d’organiser et de coordonner les manifestations. Ces comités étaient le Comité des Manifestations pour choisir et déterminer les trajets et les mots d’ordre des cortèges ; le Comité de l’Université et de l’éducation pour organiser les assemblées, les briefings et les discussions sur la place ; le Comité de Proposition et d’Opinion pour élaborer des suggestions et des idées pour la résistance ; le Comité de la Propreté et de l’Environnement pour le nettoyage et la mise en place de tentes ; le Comité de Presse pour l’enregistrement de vidéos, la publication en ligne de photos et de nouvelles, et pour soumettre celles-ci aux médias ; le Comité de Coordination et de Communication pour la coordination entre les comités ; le Comité de Sécurité pour protéger la place des attaques de l’intérieur comme de l’extérieur et le Comité d’Urgence constitué d’étudiants en médecine et d’experts médicaux pour l’aide médicale aux blessés. Ce qui est encore plus significatif, c’est qu’il a été décidé qu’une réunion générale se tiendrait chaque jour pour diriger et discuter des pratiques de ces comités. Avec cette expérience, la population d’Eskişehir était capable d’assumer le contrôle du mouvement en établissant son auto-organisation. Dans une veine similaire, à Antakya, l’assemblée populaire a pris ses propres décisions sur la trajectoire des mouvements du 17 juin.

Enfin, à partir du 17 juin, dans les parcs de différents quartiers d’Istanbul, des masses de gens inspirées par les forums du parc Gezi ont mis en place des assemblées de masse intitulées forums. Parmi ces quartiers où se sont organisés des forums, il y a Beşiktaş, Elmadağ, Harbiye, Nişantaşı, Kadıköy, Cihangir, Ümraniye, Okmeydanı, Göztepe, Rumelihisarüstü, Etiler, Akatlar, Maslak, Bakırköy, Fatih, Bahçelievler, Sarıyer, Yeniköy, Sarıgazi, Ataköy et Alibeyköy. Les jours suivants, d’autres se sont tenus à Ankara et dans d’autres villes. Du coup, de peur de perdre le contrôle sur ces initiatives, la Plateforme de Solidarité de Taksim a commencé elle-même à faire des appels en faveur de ces forums. Néanmoins, il existe une forte possibilité que ces forums puissent assurer un rôle plus important dans un futur proche. De plus, certaines idées apparaissent dans ces forums sur la mise en place de comités de travailleurs et de quartiers. Les appels à éviter les discours racistes, sexistes, homophobes, et à se souvenir des massacres de Roboski et Reyhanlı, ainsi que des ouvriers de traitement de l’eau de Mügla qui sont morts en inhalant du méthane, se sont largement exprimés dans les forums.

Similitudes, différences et rapports avec les autres mouvements sociaux

Bien que, de beaucoup de façons, la résistance du parc Gezi soit en continuité avec le mouvement des Occupy aux États-Unis, des Indignés en Espagne, et des mouvements de protestation qui ont renversé Moubarak en Égypte et Ben Ali en Tunisie, elle a aussi ses particularités. Comme dans tous ces mouvements, en Turquie il y a un poids vital du jeune prolétariat. L’Égypte, la Tunisie et la résistance du parc Gezi ont en commun la volonté de se débarrasser d’un régime qui est perçu comme étant une "dictature". Comme en Égypte, les manifestants tournaient autour de ceux qui faisaient des prières musulmanes pour les protéger des attaques ; en même temps, les participants les plus actifs en Turquie ont, comme en Égypte, exprimé une forte opposition à l’ingérence des cléricaux et des fondamentalistes dans leur vie quotidienne. Mais aussi, alors que la Tunisie a fait l’expérience de grèves massives impliquant des milliers d’ouvriers, de même qu’en Égypte il y avait eu la grande grève de Mahalla et d’autres grèves, en Turquie il n’y a eu que deux journées d’arrêt de travail. Du côté positif, alors qu’en Égypte, quand le mouvement a pris de la force, il s’est tourné vers l’armée pour l’aider, en Turquie il y a eu une réaction contre l’image de cette institution clé de l’État. Contrairement au mouvement en Tunisie qui a organisé des comités locaux, et en Espagne ou aux États-Unis où les masses ont généralement assumé la responsabilité du mouvement à travers des assemblées générales, en Turquie cette dynamique est restée au début très limitée. En Espagne, en pleine crise du capitalisme, avec l’impact d’un chômage grandissant, le mouvement des Indignés a pu avoir une influence sur l’orientation des discussions. Mais, en Turquie, au lieu des problèmes concernant les conditions de vie et de travail, ce sont les questions pratiques du mouvement qui ont pris une importance prépondérante. Les questions les plus débattues portaient sur les problèmes pratiques et techniques des affrontements avec la police. Alors qu’en Espagne la tendance prolétarienne a mis en avant des revendications de classe en opposition à la tendance démocratique, en Turquie ce processus a sérieusement fait défaut. La similitude avec Occupy aux États-Unis était qu’une occupation effective a eu lieu ; même si en Turquie, les occupations surpassaient en nombre, par une participation massive, celles des États-Unis. De même, en Turquie comme aux États-Unis, il y a une tendance parmi les manifestants à comprendre l’importance de l’implication dans la lutte de la partie du prolétariat au travail. Le mouvement aux États-Unis n’y a pas réussi à entrainer les prolétaires au travail malgré ses appels de vive voix aux dockers d’Oakland, de même que ses appels à travers les réseaux sociaux n’ont pas convaincu les travailleurs de la côte ouest à se mettre en grève.

Malgré cela, bien que le mouvement en Turquie n’ait pas réussi à établir un lien sérieux avec l’ensemble de la classe ouvrière, les appels à la grève via les réseaux sociaux ont rencontré un certain écho qui s’est manifesté à travers plus d’arrêts de travail qu’aux États-Unis.

Mais en dépit de ces particularités, il ne fait pas de doute que le mouvement de la "canaille" est une partie intégrante de la chaîne des mouvements sociaux internationaux. Bien qu’elle n’attirât pas l’attention au début, cette dynamique est devenue évidente les jours suivants. Il en ressort que si ces mouvements n’avaient apparemment pas provoqué d’attention quand ils ont eu lieu, ils ont laissé des traces profondes au sein des masses en Turquie. Ce mouvement aussi, comme d’autres vagues de lutte internationales, est directement lié à la crise mondiale du capitalisme. Une des raisons fondamentales pour laquelle l’AKP se maintient au pouvoir depuis dix ans est qu’il a conduit un processus de restructuration du capitalisme en Turquie. La réaction contre cette pression a commencé comme réaction aux pratiques de l’AKP. Un des meilleurs indicateurs qui montrent que ce mouvement fait partie de la vague internationale se trouve dans son inspiration des manifestants brésiliens. Les manifestants turcs ont salué la réponse venue de l’autre rive du monde avec les mots d’ordre : "Nous sommes ensemble, Brésil + Turquie !" et "Brésil, résiste !" (en turc). Et puisque le mouvement a inspiré des manifestations au Brésil contenant des revendications de classe, il peut à l’avenir favoriser la naissance de revendications de classe en Turquie.

L’expérience gagnée par le mouvement

Le mouvement du parc Gezi de Taksim correspond à la colère contre la terreur étatique, la violence policière et la politique répressive et prohibitive du gouvernement AKP et du premier ministre Tayyip Erdogan. Dans ce laps de temps, des masses qui n’avaient peut-être jamais participé à une manifestation ou marché avec des gens qui partageaient leur vision des choses, et participé à une lutte définie comme apolitique, se sont politisées. Elles ont expérimenté la solidarité, choisi leur propre ordre du jour, parlé de la vie qu’elles voulaient, à Gezi et autres parcs occupés. Le mouvement a fait la différence avec la création de cuisines gratuites, de librairies gratuites, de centres de soins par des travailleurs de la santé pour ceux qui étaient blessés et d’espaces de vie communs où chacun pouvait venir et rester. Cela a été une des plus importantes raisons au maintien du soutien apporté au mouvement les jours après son déclenchement. Les masses ont aussi fait l’expérience de comment se battre contre les gaz lacrymogènes de la police.

Les gens ont pris conscience de la puissance d’un mouvement massif par la volonté de résister à la force physique de l’État. On peut dire que les médias sociaux ont été utilisés de façon efficace pour l’organisation de rassemblements et de manifestations. Les réseaux sociaux ont aussi servi pour empêcher l’arrestation de manifestants et pour leur fournir des logements. Pour faire en sorte que les réverbères soient éteints pendant les affrontements, les gens allumaient la lumière chez eux ; il y avait une fourniture libre de médicaments dans les pharmacies ; ce sont des détails importants du mouvement. La jeune génération des participants qui s’est battue avec la police a répondu aux attaques avec la langue de la musique et de l’humour. Cela a attiré la sympathie des gens. Le terme de "canaille", employé par le langage de l’État, a été adopté même par des gens qui n’étaient pas impliqués directement.

Nos perspectives

Même si, contrairement à des mouvements similaires, il n’y a pas d’illusion aux yeux des masses que ce mouvement soit une révolution, ses participants les plus excités identifiaient les manifestations comme une situation révolutionnaire. La première chose à rappeler en répondant à de telles idées est l’insistance des révolutionnaires du passé, comme Lénine ou la Gauche communiste italienne, qu’une situation révolutionnaire ne peut être que le produit d’une maturation des conditions objectives et subjectives au niveau international. Et malgré la dynamique clairement internationale des révoltes de 2011 et 2013, qui sont à leur tour une réponse à l’aggravation de la crise mondiale du système capitaliste, elles ne correspondent encore en aucune façon à une situation révolutionnaire. Sur ce point, il est important de rappeler ce que disait Lénine : "Quels sont, d’une façon générale, les indices d’une situation révolutionnaire ? Nous sommes certains de ne pas nous tromper en indiquant les trois principaux indices que voici : 1) Impossibilité pour les classes dominantes de maintenir leur domination sous une forme inchangée ; crise du "sommet", crise de la politique de la classe dominante, et qui crée une fissure par laquelle le mécontentement et l’indignation des classes opprimées se fraient un chemin. Pour que la révolution éclate, il ne suffit pas, habituellement, que "la base ne veuille plus" vivre comme auparavant, mais il importe encore que "le sommet ne le puisse plus". 2) Aggravation, plus qu’à l’ordinaire, de la misère et de la détresse des classes opprimées. 3) Accentuation marquée, pour les raisons indiquées plus haut, de l’activité des masses, qui se laissent tranquillement piller dans les périodes "pacifiques", mais qui, en période orageuse, sont poussées, tant par la crise dans son ensemble que par le "sommet" lui-même, vers une action historique indépendante."12

Les mouvements du Moyen-Orient, d’Espagne, de Turquie, du Brésil et ailleurs ne contiennent aucune de ces trois caractéristiques. Oui, les dirigés ne veulent pas être dirigés mais les dirigeants peuvent maintenir leur domination qualitativement de la même façon qu’auparavant. La pauvreté et la misère des classes opprimées n’atteint pas encore des sommets inhabituels. Un des plus grands atouts du gouvernement est de se référer au développement "prometteur" de l’économie turque de ces dernières années. Le fait peut-être le plus significatif est que, dans aucune de ces luttes, on a vu les masses prendre leurs distances à l’égard des démocrates bourgeois. Dans cette situation d’impasse du capitalisme, quand l’oppression sociale augmente, que les conditions de vie et de travail empirent de façon croissante, que les guerres deviennent chroniques, que les espaces de vie des gens sont détruits, que le problème d’avoir un abri s’étend, la démocratie bourgeoise ne peut être qu’une dictature bourgeoise. Que ce soit la droite ou la gauche qui se trouve au gouvernement, dans cette période où il est de plus en plus difficile pour le capitalisme d’État d’obtenir des capitaux et une part du gâteau, tous les gouvernements vont mettre en œuvre une telle politique contre les masses. La démocratie, c’est les gaz lacrymogènes, les matraques de la police, la démocratie c’est les véhicules anti-émeute. La démocratie, c’est la terreur bourgeoise qui massacre trois enfants de notre classe sans sourciller. La tendance démocratique dominante au sein du mouvement et la nature politique de ses revendications correspondent à la démocratie qui n’est au fond qu’un outil pour asseoir la domination de la bourgeoisie et le mensonge du développement. Derrière le mot d’ordre "Tayyip, démission !" scandé dans les manifestations, il y a l’illusion que beaucoup de maux puissent être réglés par un quelconque pouvoir bourgeois qui remplacerait Erdogan s’il démissionnait.

Plus encore, la tendance démocratique au sein du mouvement comme certains journalistes et écrivains bourgeois décrivent le mouvement comme une réaction démocratique à ce qui n’allait pas bien dans le pays, et essayent de faire en sorte que le mouvement prenne une trajectoire parlementaire. En réalité, quand on regarde la Plateforme de Solidarité de Taksim, elle nous rappelle la coalition de l’Olivier qui est arrivé au pouvoir contre Berlusconi. Sans aucun doute, un tel cours des événements serait une fin tragique pour le mouvement, signifiant qu’il est mort pour la classe ouvrière. Dans la période prochaine, cela peut bien s’avérer être un plus grand danger pour le mouvement que la terreur d’État.

De plus, malgré toutes les faiblesses et les dangers qui menacent ce mouvement, si les masses en Turquie n’avaient pas réussi à devenir un maillon de la chaine des révoltes sociales qui secouent le monde capitaliste, le résultat serait un bien plus grand sentiment d’impuissance. Le surgissement d’un mouvement social d’une ampleur jamais vue depuis 1908 dans ce pays est donc d’une importance historique.

L’avenir du mouvement dépend de la capacité de sa fraction prolétarienne, qui forme sa majorité, à exprimer des revendications de classe sur ses conditions de vie et de travail et de sa capacité à prendre le contrôle du mouvement dans ses propres mains avec des discussions de masse et de l’étendre à toute la classe ouvrière sur la base du lieu de travail et non pas en faisant pression sur les syndicats pour qu’ils prennent une telle orientation.

Dünya Devrimi, Section du CCI en Turquie - http://fr.internationalism.org

1 Ces lignes sont extraites d’un poème appelé Milkin Turkish, écrit par un manifestant du nom de Ozan Durmaz à la mémoire d’ Abdullah Cömert, d’Ethem Sarısülük et de Mehmet Ayvalıtaş. La version complète peut être lue à l’adresse suivante : http://www.tuhaftemaslar.com/sut/

2 http://fr.wikipedia.org/wiki/Place_Taksim

3 Parti pour la Justice et le Développement.

4 Confédération syndicale des salariés du secteur public.

5 Confédération syndicale des ouvriers révolutionnaires.

6 Parti pour la Paix et la Démocratie.

7 Selon les sondages, 58% des manifestants du parc Gezi étaient des ouvriers salariés, 10% étaient sans emploi et 24% des étudiants. Au total, 92% étaient ouvriers ou futurs ouvriers.

8 Mustafa Keser : chanteur turc très populaire.

9 Turgut Uyar : poète turc engagé à gauche (1927-1985).

10 Confédération des syndicats turcs.

11 Syndicat d’enseignants faisant partie du KSEK.

12 Lénine, “La faillite de la deuxième Internationale”, http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1915/05/191505


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