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Peut-on être islamophobe tout en se croyant antiraciste ?

posté le 25/02/16 Mots-clés  réflexion / analyse  solidarité  antifa 

Augmentation des agressions et des discriminations, amalgames toujours plus fréquents entre islam, intégrismes et terrorismes, loi interdisant certaines pratiques religieuses… L’islamophobie est bien une réalité en France. Pire : « Pour beaucoup de gens, l’islamophobie est justifiée comme un combat nécessaire », y compris à gauche, expliquent les sociologues Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat. Ils analysent la montée et les ressorts de cette islamophobie à la française, alors qu’ailleurs en Europe les mouvements antiracistes se mobilisent pour la combattre.

Basta ! : Quelles sont les manifestations de l’islamophobie en France, aujourd’hui ?

Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat [1] : Il existe une multitude de formes d’expression du rejet d’une population. Dans l’espace public, ce sont des discours, des sites Internet, des articles de presse ou des productions cinématographiques qui contribuent à la construction d’un « Islam imaginaire » [2] et à l’évidence d’un problème musulman : l’image négative et inquiétante d’une présence musulmane décrite comme arriérée, sournoise, donc dangereuse. Ensuite, ce sont les pratiques discriminatoires auxquelles sont confrontés des individus – musulmans réels ou présumés –- dans leur vie sociale. Ces discriminations touchent essentiellement les femmes qui portent un signe religieux visible, le voile. Parmi ces discriminations, certaines sont illégales : les discriminations à l’emploi, à l’accès aux loisirs ou aux services. Une enquête par testing, réalisée par l’Université Paris 1 sur le marché de l’emploi, montre ainsi qu’une jeune femme musulmane a 2,5 fois moins de chances d’être convoquée à un entretien d’embauche, qu’une jeune fille qui a le même CV et la même couleur de peau mais qui diffère par des marqueurs religieux, comme le prénom. D’autres discriminations sont légales : des formes d’exclusion qui reposent sur la loi, comme la loi sur le voile à l’école, sur le port du niqab dans l’espace public ou la décision de la Cour d’appel de Paris qui justifie le licenciement d’une salariée voilée de la crèche Baby Loup, une structure privée.

S’exprime-t-elle aussi par la violence ?

Les violences physiques et verbales sont en nette augmentation depuis au moins 2009, comme le montrent les données du ministère de l’Intérieur [3]. Celles du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) suivent la même courbe. Les enquêtes d’opinion sur le rapport à l’Islam et à la présence musulmane montrent une hostilité très forte concernant le port du foulard, ainsi qu’une hostilité croissante envers des actes cultuels qui ne posaient pas de problèmes avant : prier ou jeûner pendant le Ramadan. Nous avons encore du mal à mesurer l’ensemble des manifestations de ce rejet global. Ne pas saisir la justice ou les institutions reste très courant pour les populations musulmanes. D’autres s’autocensurent : des personnes qui ont intégré le fait qu’elles n’avaient pas leur place, et ne font même plus la démarche de trouver une formation ou un emploi.

Dans ce que vous nommez « l’islamophobie d’en haut », quel exemple vous a le plus marqué ?

Il y a malheureusement profusion d’exemples. Mais un seul nous paraît essentiel pour comprendre en profondeur le processus de construction d’un problème musulman : les grèves ouvrières à l’usine Citroën d’Aulnay et de Talbot à Poissy, en 1984. Des ouvriers, essentiellement maghrébins, se mobilisent alors contre des plans de licenciements. Avec notamment la CGT, ils défendent leurs droits, leurs emplois et l’amélioration de leurs conditions de travail. Des revendications classiques, si ce n’est qu’apparaît en bas de la liste la demande de disposer d’un lieu de prière pendant les pauses. D’où vient cette demande ? D’une première expérience menée en 1976 à l’usine Renault Billancourt, où une salle de prière a été ouverte avec le soutien des syndicats et du patronat de l’époque, qui acceptait que les travailleurs immigrés de passage puissent exercer leur culte dans de bonnes conditions. C’est de cela que s’inspirent les grévistes de 1984. Ceux-ci sont des ouvriers marocains d’origine rurale dont beaucoup ne parlent qu’arabe. Pour mobiliser, les leaders syndicaux marocains parlent donc arabe et utilisent des concepts à teneur religieuse, comme « Inch Allah ». Rappelons également le moment géopolitique particulier : 1979, la révolution iranienne, 1983-1984, les attentats contre les militaires français au Liban.

C’est dans ce contexte que le patronat et le gouvernement construisent un problème musulman. La grève n’est plus syndicale, mais devient, dans la bouche du ministre de l’Intérieur Gaston Defferre, une grève sainte, une grève intégriste, une grève chiite – les Marocains sont sunnites, mais peu importe. L’objectif est de disqualifier une mobilisation sociale en la transformant en problème musulman. Des caricatures de la presse montrent alors des voitures produites à la chaîne et couvertes d’une burqa. Cette construction d’un problème musulman n’est pas venue des salariés ou des syndicats, mais d’en haut : des élites patronales, des cabinets ministériels, de la hiérarchie policière et d’une partie des élites médiatiques.

Pourquoi construire un « problème musulman » à partir d’une grève ouvrière ?

Cela intervient au moment du tournant de la rigueur du gouvernement socialiste de Pierre Mauroy. Les licenciements prévus par Citroën et Talbot doivent être entérinés par l’État. C’est le gouvernement socialiste qui lâche les travailleurs immigrés. Parler d’un conflit religieux plutôt que d’un conflit de classes contribue aussi à renforcer les divisions au sein de la classe ouvrière. Quand l’usine occupée est évacuée par les CRS, des ouvriers viennent crier « les Arabes au four ». Toutes les représentations sur lesquelles s’appuie l’islamophobie contemporaine sont présentes, avant même que n’apparaisse l’affaire du voile à Creil, en 1989.

L’islamophobie serait d’abord institutionnelle ?

Prenez la récente affaire de la crèche Baby Loup. Au départ, il s’agit d’un conflit salarial entre deux agents, la directrice et son adjointe. Le foulard ne pose pas de problème. Cela devient un enjeu politique à partir du moment où certains acteurs – avocat, intellectuels et politiques – en font un problème national. Des parents se sont-ils mobilisés contre le port du voile ? Aucun. En 2003, les principales fédérations de parents d’élèves et d’enseignants réclament-ils une loi interdisant le port du foulard à l’école publique ? Non. Aujourd’hui, les étudiants demandent-ils l’interdiction du foulard islamique à l’université ? Non plus.

L’héritage colonial joue-t-il un rôle dans l’islamophobie actuelle ?

Il existe une idée commune aux deux périodes : l’islam constitue une culture ou une religion inférieures. Les individus concernés disposent donc d’une citoyenneté sous condition. Pour eux, l’égalité est toute relative. Les récents textes de loi qui interdisent le port du voile visent un seul groupe social. C’est une vision plutôt discriminatoire de la laïcité. L’historien des religions Jean Baubérot rappelle que l’administration coloniale refusait, à l’époque, que les minorités indigènes bénéficient du principe de laïcité. Surtout, la période coloniale est marquée par une radicalisation de la perception de l’Autre musulman : la différence serait religieuse et théologique mais aussi raciale et psychologique. Cette idée se retrouve dans la construction contemporaine de l’islamophobie.

Il n’y a cependant rien de linéaire entre les représentations de l’islam depuis son émergence, pendant le Moyen Âge puis lors de la période coloniale. A chaque fois, nous devons analyser la construction d’un ennemi, d’un islam ou d’un musulman imaginaire en référence au contexte. Dans l’histoire, la sexualité du musulman a, par exemple, d’abord été construite comme une sexualité débridée, avec l’image du harem. Depuis la fin de la période coloniale, elle est construite comme une sexualité bridée, frustrée et réactionnaire. L’image du harem laisse place à celle de l’intégriste père puritain. Au Moyen Âge, pour critiquer le clergé, la modernité des musulmans est parfois opposée à l’intolérance des chrétiens. Mais une idée domine : celle de construire un islam barbare et conquérant. Et la réduction de l’Autre, musulman ou présumé tel, à son appartenance religieuse.

Un racisme biologique se doublerait d’un racisme culturel ?

Le racisme biologique n’a pas disparu. Il est juste en sourdine. La comparaison de la ministre de la Justice noire à un singe nous rappelle que cette forme de racisme est toujours bien présente, même si elle est complètement disqualifiée. La difficulté avec l’islamophobie, c’est l’articulation entre la question raciale et religieuse. L’un ne recouvre pas l’autre, les deux s’articulent, et alimentent beaucoup de confusion. Distinguer ce qui relève de l’origine et de la religion est donc difficile. Les personnes racistes n’aiment pas les Arabes et, généralement, n’aiment pas leur religion. Ils rejettent donc les deux. Mais les enquêtes d’opinion montrent bien qu’une partie des sondés peuvent se dire antiracistes tout en étant islamophobes, notamment à gauche.

On peut donc se penser antiraciste et être islamophobe ?

L’origine, la couleur de peau, le sexe… Toutes les formes de rejet liés au physique et aux signes d’une identité héritée sont disqualifiées en France. L’islam, ou la religiosité, est considéré différemment. C’est un critère qui n’est pas considéré comme hérité, qui est réversible. Vous ne pouvez pas changer votre origine, vous pouvez changer de religion. Et la religion musulmane est interprétée comme une forme d’hostilité à la société majoritaire, une forme de subversion de l’ordre démocratique. Pour beaucoup de personnes, l’islamophobie est donc justifiée comme un combat nécessaire. Analyser cette confusion est décisive pour comprendre pourquoi certains rechignent à reconnaître l’islamophobie et à lutter contre. Nous vivons aussi dans une société à la tradition laïque très puissante. La laïcité s’est construite pour limiter le pouvoir de catholicisme, le pouvoir de la religion et des religieux. Cette mémoire de la lutte anti-religieuse demeure très prégnante. Et rend également difficile la reconnaissance de l’islamophobie.

Quel rôle joue le contexte géopolitique ?

Il sert à justifier les discours islamophobes par l’amalgame entre l’islam pratiqué en France, au coin de la rue, et l’islam utilisé par des mouvements politiques, parfois violents, aux quatre coins du monde. Il s’inscrit dans une rhétorique de la menace. Ces amalgames savamment entretenus nous empêchent de penser la présence musulmane comme une présence française. Dans les médias, islam et terrorisme sont régulièrement liés. Pourtant, qui sait que dans l’ensemble des attentats préparés, fomentés, réussis ou ratés, la part des attentats dits islamistes ne dépasse jamais 2%, selon Europol. Alors que 85% des attentats sont liés aux mouvements séparatistes. Encore un décalage entre la construction d’un problème public et la réalité !

L’Église catholique ou des communautés évangéliques sont régulièrement critiquées pour leurs positions conservatrices, voire réactionnaires. Comment critiquer certains conservatismes de l’Islam sans tomber dans l’islamophobie ?

La critique argumentée des dogmes ou des conservatismes est libre et largement répandue en France. Pour autant, la critique peut également servir de paravent au rejet et au mépris. Même si des critiques sont émises à l’égard des religions, elles ne donnent pas lieu au même traitement public. Le traditionalisme catholique ou le prosélytisme évangélique, très présent dans les quartiers populaires, ne sont pas construits en problème public, alors qu’ils constituent des enjeux équivalents à certaines formes de présence musulmane.

Des entraves à la laïcité, si on la prend à la lettre, il y en a beaucoup : le concordat, des processions dans l’espace public, les sources catholiques de notre calendrier… C’est une longue tradition d’accommodement qui dessine la France laïque depuis des siècles. Pourtant, les nombreuses processions traditionalistes ou les cérémonies religieuses qui bloquent des bouts de ville, font bien moins de bruit que les prières de rue isolées, liées au manque de place ou aux deux fêtes de l’Aïd [4] transformées en problème public mobilisant une grande partie de la classe politique ou des médias. Par ailleurs, après les manifestations contre le mariage pour tous, il n’est venu à personne l’idée d’opposer la présence catholique dans l’espace public aux valeurs nationales. Or, à chaque problème impliquant des musulmans, c’est une opposition récurrente, les valeurs nationales seraient menacées.

Qu’en est-il dans les autres pays européens ?

L’islamophobie au niveau européen inquiète les organisations antiracistes, sauf en France. La question de l’islamophobie, de sa légitimité comme phénomène, ne pose plus problème ailleurs en Europe. Des débats ont porté sur sa définition et sa réalité, ce qui est sain dans un pays démocratique. Mais en France, le déni est la règle depuis que l’essayiste Caroline Fourest a écrit en 2003 que le terme islamophobie avait été inventé par les mollahs iraniens. Ce qui est un mensonge. En Europe, les principales organisations antiracistes s’intéressent à l’islamophobie, lancent des campagnes. En Scandinavie ou au Royaume-Uni, des femmes non voilées portent le voile par solidarité avec des femmes agressées. En France, l’antiracisme mainstream – Sos Racisme, la Licra – ne s’en occupe presque pas, alors que le phénomène est croissant et massif. Nous constatons cependant une regain d’intérêt récent quoique timide de la part de la Ligue des droits de l’Homme et du Mrap. Mais faire admettre que l’islamophobie est une réalité n’est pas encore gagné ! Pourtant, l’enjeu fondamental de l’islamophobie, c’est la remise en question de la légitimité de la présence des musulmans, des immigrés post-coloniaux, sur le territoire français.

http://www.bastamag.net/Peut-on-etre-islamophobe-tout-en


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