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La « dette écologique » : une nouvelle mystification

posté le 15/03/18 par  https://www.monde-libertaire.fr/?page=archives&numarchive=17201 Mots-clés  réflexion / analyse 

La « dette écologique » : une nouvelle mystification

mis en ligne le 12 juin 2014

Venu du monde académique depuis une dizaine d’années, un nouveau concept est en train de se répandre dans les milieux intellectuels et militants : celui de la « dette écologique ». Plusieurs définitions en sont possibles, mais elles ne sont contradictoires qu’en apparence. Leur convergence sert un projet sociétaire et intellectuel bien précis.

Deux définitions différentes, mais convergentes

On peut distinguer deux grandes familles de définition de la « dette écologique ».

La première cherche à exprimer l’idée d’une dette que l’humanité aurait à la fois envers la nature (on lui devrait quelque chose) et envers les « générations futures » (on leur devrait également quelque chose). Ce « quelque chose » correspond à l’exploitation des ressources naturelles, sans que les concepteurs ne fassent d’ailleurs la différence entre les ressources fossiles, non renouvelables, et les ressources renouvelables. L’exploitation d’une mine est ainsi mise sur le même plan que l’exploitation d’une forêt. L’uranium est traité comme le pin.

Selon la seconde famille de définition, les pays du « Nord » auraient une dette écologique (environnementale) envers les pays du « Sud » dont ils exploitent abusivement les ressources naturelles. À première vue, le concept semble généreux et radical en pointant les inégalités socio-spatiales, les injustices socio-économiques et la question environnementale. En réalité, si on réfléchit quelques secondes, on se rend compte qu’il n’en est rien.

Une resucée du tiers-mondisme

Dans la seconde famille de définition, la terminologie pseudo-géographique de « pays du Nord » et de « pays du Sud » est comprise comme une opposition entre « pays riches et pays pauvres », ce qui pose déjà problème. Pas besoin d’avoir bac + 12 pour savoir qu’il y a des riches et des pauvres dans tous les pays, au Nord comme au Sud, et que, de ce simple fait, la logique d’exploitation est bien plus complexe que cette opposition triviale entre « pays ».

Certes, même si l’on admet le principe commode d’une moyenne, le revenu intérieur brut par habitant varie beaucoup d’un pays à l’autre, de la Suède au Zimbabwe par exemple. Mais on peut ajouter qu’il existe aussi des pays plutôt « pauvres » au nord (la Bosnie, la Roumanie, la Biélorussie…) et plutôt « riches » au « sud » (Singapour, Nouvelle-Zélande…). Sans même discuter de la validité du concept et du calcul de PIB qui est déjà un problème en soi (toujours la monomanie théologique de réduire la réalité à une seule chose).

Rien n’est donc dit de l’opposition socio-économique à l’intérieur des pays, ni des rapports entre les uns et les autres, entre le Qatar et la France par exemple, ou le Brésil et les États-Unis. Les méchants d’un côté, les bons de l’autre : c’est une vision manichéenne quasi religieuse.

Les rapports socio-économiques relevant de l’impérialisme et de la lutte de classes à l’échelle planétaire sont en outre amoindris, atténués, masqués et édulcorés par la naturalisation du processus qui découle de l’utilisation même du terme d’« écologique ». Notons aussi que l’opposition entre pays industrialisés et pays non industrialisés qui précédait l’opposition entre pays riches et pays pauvres a volé en éclat avec l’émergence économique de nombreux pays (Chine, Asie du Sud-Est, Brésil, Mexique…). Cette émergence a réduit à néant les schémas tiers-mondistes et marxistes pour qui, contrairement à l’analyse d’un Reclus ou d’un Kropotkine dès la fin du XIXe siècle par exemple, il était structurellement impossible que les « pays dominés du Sud » puissent s’industrialiser parce que le « Nord dominant » ne le permettrait pas 1. En gros, la théorie de Marx à propos de l’Inde et de l’Égypte appliquée après 1945 aux pays décolonisés…

L’utilité du réductionnisme pour la classe dirigeante

Cette approche est réductionniste en ce qu’elle assimile les classes dirigeantes et le peuple dans une même catégorie, de surcroît étatique puisque le raisonnement ne décolle pas du découpage en États nationaux. Elle fonctionne exactement comme le concept de « l’empreinte écologique », véritable fumisterie pseudo-scientifique qui fonde ses calculs sur la base des États-nations et de leurs statistiques 2.

Le réductionnisme permet un volet plus politique : la culpabilisation du prolétariat « du Nord » envers le prolétariat « du Sud », comme si le prolétaire « du Nord » en achetant une chemise fabriquée par un prolétaire « du Sud » – parce qu’elle est moins chère – devait se sentir porteur d’une dette, donc coupable. Raisonnement valable pour l’instituteur du « Sud », par exemple, qui achète la même chemise.

Ce à quoi peuvent répondre les fantaisistes : qu’il achète donc une chemise plus chère fabriquée en France (comme s’il en avait les moyens !)… Raisonnement petit-bourgeois, négation de la lutte des classes et souverainisme nationaliste, le retour 3. Ou bien qu’il se la fabrique (avec le rouet dans la cuisine, Gandhi dans les Cévennes, le retour). Ou qu’il reste nu, le primitivisme de ce type n’étant toutefois physiologiquement possible qu’à certaines latitudes 4…

On peut noter que le tiers-mondisme a permis, au cours de son apogée, à des intellectuels de gôche français de soutenir des régimes dictatoriaux « du sud » en vertu de « l’anti-impérialisme », que ce soit l’Iran de Khomeiny (Michel Foucault…) ou le Cambodge des Khmers rouges (Jean Lacouture…). Rappelons aussi que Mélenchon continue à soutenir le régime castriste 5. De nos jours, des intellectuels en mal de conceptualisation et de carrière nous refont le coup avec la « dette écologique » de ces pauvres « pays du Sud » dont les classes dirigeantes sont, bien entendu, vertueuses et innocentes.

Un nivellement idéologique

Au fond, la seconde famille de définition « post-tiers-mondiste » de la « dette écologique » ne masque pas la tendance lourde qui caractérise la première définition : « la surexploitation par l’espèce humaine de l’ensemble des ressources naturelles 6 ». Attention, il ne s’agit pas des « capitalistes », ni même d’« industriels », ni même de « l’humanité » ou des « sociétés humaines », mais bien de l’« espèce humaine » : c’est-à-dire que la structuration en classes des sociétés s’efface devant un critère ontologique commun, celui qui renvoie (rabaisse ?) les humains au même rang (pensant ? agissant ?) que les autres espèces animales ou végétales, une méduse, un scorpion, un pou, une ortie…

Cette manipulation correspond à la remise en ordre – une mise au pas, en fait – que certains philosophes de l’environnement s’efforcent de nous imposer depuis une trentaine d’années en opposant une vision « biocentrique » du monde (où la nature serait centrale, et sujet de droit) à une vision « anthropocentrique » (où l’humanité serait centrale), le compromis tendance troisième voie étant « écocentrique » (une mise sur le même plan des domaines humain et naturel). Il va sans dire que les gourous et les pseudo-savants qui mettent la nature, en fait une certaine conception de la nature, au-dessus de tout, mais pas d’eux-mêmes sauf rares exceptions christiques, sont bel et bien des êtres humains, et situés dans une position de classe.

La dette, encore la dette : énième déclinaison de la même rengaine

L’idée centrale qui reste alors est bien celle de la dette. Nous devons quelque chose, nous sommes coupables de quelque chose, nous devons « rembourser ». Mais à qui : à la nature érigée en sujet de droit, à la princesse Gaïa ? Aux générations futures qui, par définition, n’existent pas, mais au nom desquelles les générations présentes doivent « se sacrifier » ? Payer, rembourser, se serrer la ceinture, se sacrifier, faire des efforts, ce discours ne vous rappelle rien ?

C’est exactement le même que le discours sur la « dette » économique et financière. Cette « dette », une ardoise en fait, que les banques ont laissée à la suite de leurs opérations spéculatives. Une « dette » qui est tellement monstrueuse et compliquée (les emprunts étant assurés et réassurés) que personne n’en connaît le montant exact (le système ne pouvant fonctionner que si une banque ignore ce que fait l’autre). Mais peu importe : les dirigeants étatiques s’efforcent de nous la faire payer – c’est leur job, c’est pour cela qu’ils ont été élus.

Mais l’opération idéologique du concept de « dette écologique » devient lumineuse quand on s’intéresse aux courants qui l’ont instaurée. C’est ce qu’il faut lire quand une intellectuelle nous affirme que la « signification » de la « notion 7 de dette écologique […] sera par la suite élargie, notamment dans le sens d’une dette que les hommes doivent à la nature » 8.

Chère lectrice, cher lecteur, tu as bien lu : tu dois quelque chose, et tu le dois à la nature. Mais est-ce que je dois quelque chose à quelqu’un, en réalité ? À mes parents qui m’ont conçu, à l’État qui m’a scolarisé et qui maintenant me salarie puisque j’ai choisi d’être enseignant dans l’instruction publique ?

Des générations d’anarchistes depuis Godwin ont pourtant démontré par A + B combien cette notion religieuse de dette constituait l’antinomie de la liberté, le substrat essentiel de l’esclavage par ses chaînes et qu’il fallait s’en débarrasser.

De nos jours, les politiciens, les médias, les essayistes patentés nous saoulent, nous matraquent littéralement tous les jours avec le « remboursement de la dette ». Comme si nous y étions pour quelque chose, et les banques, le FMI ou la BM pour rien ! On croit rêver, c’est le monde à l’envers, et des intellectuels écolos viennent nous en remettre une couche avec la « nature ». C’est trop !

L’écolo-catholicisme latino-américain

C’est trop, mais ce n’est pas tout. Les analystes concordent pour attribuer à l’Institut d’écologie politique (Instituto de Ecologià Politica, IEP) du Chili l’invention du concept de « dette écologique » en 1990.

Mettons de côté le problème posé par cette appellation d’« écologie politique » forgée en 1957 par Bertrand de Jouvenel, un ancien membre du parti fasciste de Jacques Doriot qui fait ensuite carrière dans les think tanks néo-libéraux (le Club du Mont-Pèlerin) et écologistes (le Club de Rome), et déjà analysé dans un précédent article 9. Examinons plutôt ce qu’est cet institut.

Il s’agit d’une ONG chilienne partenaire d’autres ONG et de réseaux internationaux. Elle a été fondée en 1987 à Santiago du Chili par Manuel Baquedano. Personnage intéressant que ce Baquedano, un excellent exemple de ce que j’appelle l’écolocrature 10… Son CV est long comme le bras 11. Après des études de sociologie à l’université catholique de Louvain, il rejoint différentes instances chiliennes et internationales dans le domaine de l’environnement. Il devient vice-président du Parti écologiste (chilien) et président de la Fédération des Partis verts des Amériques.

Il est sur la même ligne idéologique que Leonardo Boff, ce prêtre brésilien franciscain, antique figure de la théologie de la libération qui se définit désormais lui-même comme « théologien et écologiste », et qui vient de rendre un hommage appuyé au nouveau pape François. Au sein du staff dirigeant de l’IEP, on trouve également d’autres personnages catholiques. Le logo de l’IEP est constitué d’une croix qui mélange la croix de consécration, la croix de Malte et la croix huguenote.

Sous réserve de recherches plus poussées, il apparaît que ce think tank écologiste chilien évolue dans l’orbite du catholicisme plus ou moins social. Baquedano aurait été lié au mapucisme, une scission de la démocratie chrétienne prête aux compromis avec la gauche sur une base qualifiée d’illuministe, c’est-à-dire de sectaires pensant détenir la vérité, assurant que le rêve fait partie du projet politique et qu’il doit être concrétisé par tous les moyens, opportunistes compris 12.

On connaît le poids de l’Église catholique en Amérique latine. Il ne surprendra personne si l’on rappelle l’origine argentine du nouveau pape qui symbolise la nouvelle offensive idéologique de cette Église qui fricotait autrefois avec le marxisme, mais qui se sent beaucoup plus à l’aise avec l’écologisme puisqu’ils ont le même schéma de transcendance : placer Dieu ou la nature au-dessus de l’humanité. Le biocentrisme écolo rejoint sans problème la « défense de la vie » chez les cathos.

Avec en prime le prêchi-prêcha moralisateur car « la notion [sic] de dette écologique nous invite précisément à repenser l’éthique environnementale à partir des fautes du passé. […] Nous est-il dès lors possible de l’annuler [la dette], ou pour le dire plus directement [CQFD] de pardonner » 13 ? Ou encore, « comment sanctionner les générations passées » 14 ?

Faute, pardon, sanction : pas de doute, c’est un langage de curé.

1. J’avais écrit à ce sujet en 1983 un dossier intitulé « Le Tiers-Monde est mort » publié par la défunte revue Informations et réflexions libertaires. Il m’avait valu à l’époque l’ire des tiers-mondistes libertaires. Trente ans près, on peut faire le bilan. Rendez-vous dans trente ans pour la « dette écologique », « l’empreinte écologique » et autres fadaises ?
2. Fumisterie pseudo scientifique qui consiste à transformer des mètres cube de production concrète (agricoles, minières…) en mètres carré de surface virtuelle. On s’étonne que cette opération relevant de l’esprit saint qui multiplie les petits pains ait trouvé de l’écho auprès de certains « scientifiques » qui ont montré, une fois encore, qu’ils étaient prêts à gober n’importe quelle nouveauté pompeuse, surtout si elle leur ouvre une nouvelle ligne de crédit. Cela tombe bien, le capitalisme vert en a besoin. Voir Le Monde libertaire hors série n° 37 été 2009.
3. À peine caricatural, car pas loin de la réalité prônée par quelques moines.
4. Quant aux Inuits, de surcroît affreux chasseurs carnivores et tueurs de phoques, un programme de réinsertion dans des camps écologiques leur est probablement prévu.
5. Sans parler de l’Éthiopie de Mengistu, la Somalie de Siad Barre, ni de la Chine de Mao pour laquelle la liste serait dramatiquement trop longue…
6. Delord Julien et Sébastien Léa (2010) : « Pour une éthique de la dette écologique », VertigO, la revue électronique en sciences de l’environnement, 10, 1, p. 1.
7. Le concept est inventé par un être humain, alors que la notion représente une idée naturelle comme l’est la lune ou le soleil. En utilisant le terme de « notion » pour la « dette écologique », on naturalise le processus, on le rend aussi incontournable que l’eau qui coule. Encore un glissement sémantique qui constitue en réalité une affirmation idéologique subreptice mais forte.
8. Pouchain Delphine (2014) : « La dette écologique : d’une notion politique à un concept philosophique ? », Développement durable et territoires, économie, géographie, politique, droit, sociologie, 5-1.
9. « De quoi l’“écologie politique” est-elle le nom ? », Le Monde libertaire, n° 1738, 10-16 avril 2014.
10. L’écolocrature est la classe dirigeante de l’écolocratie. Puisant dans les couches moyennes fortement instruites et sociologiquement souvent aisées de tous les pays, elle fait carrière dans les cénacles institutionnels et partisans des États, des organisations internationales et des ONG. Elle dicte par le haut, intellectuellement et politiquement, l’agenda environnemental. C’est le bras métapolitique de la bourgeoisie éclairée qui ne veut pas scier la branche écologique sur laquelle sont assis ses profits.
11. Membre fondateur du Comité latino-américain du changement climatique (1991), membre de la commission organisatrice du Forum de Rio (1992), de Green Planners (1996), organisateur de l’Assemblée mondiale de l’eau (2006), représentant chilien de la Carte du monde de Leonardo Boff, président du Conseil d’administration de l’Institut de l’Environnement (2008), membre du Conseil pur l’éducation à l’environnement.
12. Van Treek Esteban Valenzuela (2011) : « Revolucion, pragmatismo y disidencia, the MAPU and the transformative role of the enlighment elites », Revista de Ciencia politica, 2, p. 187-206.
13. Delord et Sébastien (2010), op. cit., Résumé.
14. Pouchain Delphine (2014), op. cit., p. 8.

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