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La Commune de Louvain

posté le 25/04/18 par https://lavamedia.be/fr/la-commune-de-louvain/ Mots-clés  histoire / archive 

En Flandre tant la gauche que les nationalistes revendiquent l’héritage de Mai 68. Ce paradoxe trouve ses racines dans une décennie qui va profondément transformer la société Belge.

  • Cinquante ans plus tard, partout dans le monde, 1968 est commémoré comme une année de protestations de gauche, de révolte contre l’establishment. L’année où la révolution était dans l’air, en Europe, aux États-Unis et même au Japon.
  • Partout dans le monde, sauf en Flandre. C’est tout le spectre politique flamand qui entend faire sienne le jubilé de cette année exceptionnelle que fut 1968.
    • Alors que la gauche célèbre fièrement Mai 68 comme un événement progressiste et international, c’est avec satisfaction que la droite, elle, se penche à nouveau sur Leuven Vlaams ( Louvain flamand ), un concept conservateur et nationaliste flamand.
  • C’est tellement paradoxal qu’on pourrait penser qu’il s’agit de deux mouvements différents – ce qui fut en effet le cas.

Afin de savoir comment s’imbriquaient les pièces du puzzle, on est allé à la rencontre de Herwig Lerouge, un vétéran de Mai 68.

Herwig Lerouge :

« Nous étions en tout premier lieu des rebelles, mais pas des rebelles sans but comme dans le film Rebel Without a Cause de Nicholas Ray, avec James Dean. Nous agissions à partir d’un sentiment de justice. Pour nous, il n’était pas contradictoire de revendiquer une université flamande à part entière à Louvain et, en même temps, de s’en prendre à la morale sexuelle étouffante du catholicisme avec, en arrière-plan, la musique rebelle de Bob Dylan et des Rolling Stones. Au fur et à mesure que le mouvement s’est développé, notre conscience s’est élargie. Elle est passée de Walen buiten ( Les Wallons dehors ) à bourgeois buiten ( Les bourgeois dehors ). D’une question linguistique vers une révolution sociale. D’une préoccupation directe au sujet de notre université vers un chamboulement de tout l’ordre mondial. C’est pour cela que nous avons créé notre propre mouvement de lutte, le Mouvement syndical des étudiants ( Studentenvakbeweging – SVB ), lancé par Ludo Martens, Paul Goossens, Walter De Bock, moi-même et bien d’autres, afin d’établir un pont entre les protestations spontanées de mai 1966 et la grande révolte étudiante de Louvain, en janvier 1968.

À un moment donné, le mouvement de masse a acquis une telle ampleur que le nombre de motivations personnelles à y participer a fini par défier toute comptabilité. Inévitablement, les interprétations divergent fortement aujourd’hui. Mais, sur les faits, il ne peut y avoir la moindre contestation : le mouvement étudiant a adopté une trajectoire de gauche de plus en plus radicale. Dès 1966, alors que la France s’ennuyait – dixit Le Monde –, la Flandre catholique connaissait précisément une préfiguration de Mai 68. Puis, par la suite, avec le Mouvement de Mars de 1969 à Gand, les étudiants flamands reprirent une fois de plus le flambeau. À ce moment-là, la revendication d’un enseignement démocratique dans une société démocratique constitua le point de départ et le mouvement se lança définitivement dans la solidarité avec la classe ouvrière. Ce n’est pas pour rien que, plus tard, le noyau du mouvement syndical étudiant allait constituer le noyau du Parti du Travail de Belgique ( PTB ). »

Le calme pastoral avant la tempête

« Je suis originaire du village d’Ooigem, près de Courtrai. Grandir dans la Flandre des années 1950 et 1960 ressemble à ce que l’on peut lire dans les romans d’Hugo Claus. En classe, on apprenait à respecter l’autorité et, à la messe dominicale obligatoire, à craindre Dieu. Garçons et filles étaient strictement séparés. Chaque année, les quatre pauvres socialistes qui envoyaient leurs enfants à l’école officielle se voyaient gratifier d’un sermon apocalyptique à l’église, avec noms et prénoms à la clef, et le feu de l’enfer devait sceller leur sort à jamais. Mon père a d’abord travaillé comme mineur et, ensuite, comme ouvrier du textile. Chaque fois, il a également été délégué syndical pour la CSC. Cela explique en partie pourquoi le nationalisme flamand nous était totalement étranger. À l’époque aussi, ce courant était déjà fortement antisyndicaliste.

Avec l’aide d’un prêtre chez qui je pouvais loger, j’ai pu faire une partie de mes humanités dans un collège francophone. Parce que, comme on le pensait alors, le bilinguisme offrait davantage de possibilités d’emploi comme employé dans une entreprise ou chez un notaire, ou encore chez un avocat. Comme tant de jeunes de mon âge, j’étais actif à la KSA, la Katholieke Studentenactie ( Action des étudiants catholiques ) qui, à l’époque, et surtout en Flandre-Occidentale, était encore lourdement empreinte de nationalisme flamand. J’ai même collaboré à une section de la Volksunie ( VU )1 dans mon village. Pas tant à partir de sentiments flamands d’ailleurs, car mon environnement familial et mon éducation bilingue, avec un grand intérêt pour la culture française, constituaient une entrave. Nous voulions simplement rompre l’emprise étouffante du Christelijke Volkspartij ( CVP )
2. Dans ma commune, il n’y avait pas de parti d’opposition. Le propriétaire de l’entreprise d’aliments pour bétail Vanden Avenne y était bourgmestre. Il dirigeait le village comme s’il s’agissait de sa propriété et le curé et lui s’entendaient comme larrons en foire : deux mains sur le même ventre. La VU représentait la seule possibilité de se dresser contre son hégémonie. À la fin de mes humanités, mon opposition était surtout une rébellion à l’autorité, une contestation anticléricale. Je nourrissais une passion pour Brassens et Sartre, je portais ostentatoirement un pull noir à col roulé, comme les existentialistes à Paris : un péché mortel à l’époque, dans cet environnement. En 1964, quand je me suis retrouvé à Louvain, je n’étais pas une page blanche, politiquement parlant. »

Mai 1966 : la première révolte étudiante

« À Louvain, le nationalisme flamand était un sujet on ne peut plus brûlant. Lors de l’instauration de la frontière linguistique en 1962, Louvain se retrouva totalement en territoire néerlandophone mais en vertu de la loi linguistique, la Katholieke Universiteit Leuven ( Université catholique de Louvain – KUL ) put toutefois rester bilingue. Cela souleva bien des critiques du côté proflamand. Moi-même, dès le début, je me tins à l’écart de ce débat et, au cours de mes deux premières années universitaires, je me concentrai sur mes études en langues germaniques. Je faisais partie des premiers fils d’ouvriers à se retrouver sur les bancs de l’université et je n’avais pas l’intention de galvauder cette chance.

Ce n’est que dans les années 1950 et 1960 que la Flandre a été véritablement industrialisée. La jeune bourgeoisie flamande avait besoin de ses propres intellectuels et cadres flamands et, partant d’un enseignement supérieur néerlandophone suffisamment à la hauteur. C’est surtout le Mouvement populaire flamand, épaulé ici par les associations d’étudiants proflamands et l’Association des professeurs flamands, qui réclamait, depuis le début des années 1960 déjà, la division de la KUL et de l’UCL. C’est une partie de l’explication du mouvement en faveur de Leuven Vlaams. L’afflux d’étudiants durant cette période a conduit la KUL à vouloir s’étendre. À partir de 1965, elle a reçu l’accord d’installer également des facultés en dehors de l’arrondissement de Louvain. L’intention de s’étendre vers Woluwe et Wavre afin de constituer ainsi un « Grand-Bruxelles » a, une fois de plus, suscité beaucoup d’indignation en Flandre. Dès lors, l’exigence du transfert des facultés francophones est devenue le fer de lance du mouvement flamand.

Ce qui me heurtait surtout, et qui heurtait la plupart des étudiants, c’était la façon autoritaire dont la direction de l’université s’était mise au travail. À l’époque, la KUL se trouvait encore sous l’autorité directe des évêques belges, qui n’avaient à se justifier que devant Dieu. Le 13 mai 1966, ils rejetèrent cette revendication de transfert avec un coup de bec à l’adresse des gens qui « compromettaient en public l’unité universitaire ». « Ceux qui entrent à l’université se soumettent volontairement à ceux qui y détiennent l’autorité », disait officiellement la déclaration épiscopale. Pour nous, cela signifiait à tout le moins que toute forme de participation ou de gestion démocratique était impossible dans la plus grande université du pays. C’est surtout contre cette conception qu’éclatèrent les protestations étudiantes. Le 16 mai, des centaines d’étudiants descendus dans la rue à Louvain furent dispersés par la gendarmerie. Les jours suivants, les actions prirent de l’ampleur en rassemblant quelques milliers d’étudiants. Dans d’autres villes flamandes aussi, les étudiants et les lycéens se mirent à organiser toutes sortes de rassemblements, de marches et d’actions. Le 20 mai, le Conseil académique décida de suspendre l’année académique anticipativement. Mais, entre-temps, la mèche était allumée. Jusqu’au 31 mai, partout en Flandre, des jeunes descendirent dans la rue.

En mai 1966 circulaient les conceptions les plus diverses et les plus curieuses. Naturellement, le nationalisme flamand était la conception dominante. Vu rétrospectivement, il est encore heureux que nous n’ayons pas été alors trop à gauche car, dans ce cas, nous n’aurions peut-être jamais voulu être les moteurs de ce mouvement de masse. Mais, bien vite aussi, le mouvement devint anticlérical, s’opposant aux évêques qui étaient en ligne directe avec le Saint-Esprit. Très vite, on entendit à Louvain la catholique : « À bas la calotte… » « Les vautours pourpres dehors ! », « Mettez un évêque dans votre réservoir ! ». On entendait aussi « Révolution ». Les matraques et les autopompes de la gendarmerie mettaient à mal les belles phrases des cours traitant de notre démocratie. L’hymne du mouvement des droits civiques aux États-Unis, We Shall Overcome, prenait progressivement le dessus. Les idées glissaient de plus en plus vers la gauche. »

Le réveil international

« Notre génération a grandi dans un monde en pleine mutation. Nous n’avions pas vécu la Seconde Guerre mondiale, mais bien le progrès démocratique et matériel issu de la victoire sur le fascisme et de la mise en place de la sécurité sociale. Dans nos années d’adolescence, l’ordre mondial de l’après-guerre se mit également à révéler des fissures et, avec la télévision, nous avons pu suivre tout cela. La révolution cubaine de 1959 aboutit en 1962 à une défaite des États-Unis dans la baie des Cochons. Che Guevara se mua en une icône mondiale pour l’héroïsme juvénile. Ludo Martens a dit que l’indépendance du Congo, en 1960, et surtout le discours de Patrice Lumumba sur les crimes du colonialisme – en la présence du roi Baudouin ! – avait modifié son regard sur le monde. Nous sentions qu’un autre monde était possible, mais nous avions encore beaucoup de questions sur ce à quoi il pouvait ressembler ou sur la façon d’y arriver.

Moi-même j’étais très pris par la musique folk des États-Unis. Mes grands héros étaient Woody Guthrie et Bob Dylan. Au travers de Guthrie, j’ai fait la connaissance de l’Amérique des deportees, ces migrants perdant la vie dans des accidents d’avion et traqués par les milices privées. Et de l’Amérique des hobos, ces travailleurs qui, en quête de travail, accomplissaient de grandes pérégrinations d’un bout à l’autre des États-Unis. Guthrie défendait les droits civiques de la population noire et s’opposait aux lynchages du Ku Klux Klan. Il était également un sympathisant des syndicats et des communistes et, sur sa guitare, on pouvait lire son cri de guerre : This Machine Kills Fascists ( Cette machine tue les fascistes ). C’est par son biais que j’ai appris à connaître l’histoire du peuple américain, qu’on ne m’avait jamais enseignée à l’école.

C’était aussi l’époque de la guerre du Vietnam et celle-ci nous impressionna encore bien davantage. Durant les heures les plus chaudes de l’intervention américaine au Vietnam, nous étions déjà étudiants et les événements eurent un impact direct sur la vie estudiantine. La résistance opiniâtre de la population au plus grand appareil militaire de la planète nous inspirait, tout comme la devise de Che Guevara qui disait : « Un, deux, trois, de nombreux Vietnam ». En janvier 1968, l’offensive du Têt se termina par une grande défaite des Américains et montra surtout à quel point la résistance était forte. Cela suscita un énorme enthousiasme chez bien des étudiants de Louvain qui, à ce moment-là, étaient occupés par leur propre guérilla contre la gendarmerie. Nous avons grandi dans la Flandre catholique, mais nous ne devons pas oublier l’influence de ce contexte international. »


Le mouvement flamand à un tournant important

« En fait, il y eut deux « révoltes louvanistes ». Cela explique pourquoi, aujourd’hui, les nationalistes flamands revendiquent, eux aussi, le mouvement. Au début des années 1960, le Mouvement flamand avait repris du poil de la bête sous la direction de Wilfried Martens et de la Volksunie montante. En mai 1966, le nationalisme flamand occupait une position dominante. Par crainte de sanctions, les dirigeants étudiants officiels avaient transmis la direction à un homme d’affaires flamand, Rik Seghers qui, dans sa Mercedes 230 flambant neuve, fit son entrée à Louvain pour se mettre à la tête du Comité d’action. Au début, durant les manifestations, on entendait surtout ce slogan stupide, Walen buiten ( « Wallons dehors » ). Une partie du CVP et de la VU soutenaient la révolte avec leur agenda propre. La traduction politique du mouvement louvaniste au Parlement ne dépassait pas le nationalisme flamand traditionnel. Jan Verroken, du CVP, introduisit une proposition de loi tendant à étendre l’homogénéité des régions linguistiques à l’enseignement supérieur. La proposition ne fut pas prise en considération mais les contradictions croissantes au sein du CVP-PSC encore unitaire allaient toutefois aboutir à la chute du gouvernement Vanden Boeynants, après la révolte de janvier 1968.

Nous ne nous reconnaissions pas dans ces partis politiques traditionnels et cette méfiance était d’ailleurs tout à fait réciproque. Et cet esprit de révolte inattendu chez les étudiants poussa l’establishment de Flandre, de Bruxelles et même de Wallonie à se rapprocher. Pour la bourgeoisie flamande, la « question de Louvain » constitua surtout une occasion de s’assurer le contrôle d’une part plus importante de l’appareil d’État belge. Manu Ruys, rédacteur en chef à De Standaard et porte-parole du Mouvement flamand à l’époque, ne faisait pas grand cas des dirigeants étudiants. Selon lui, l’attitude critique envers la société affichée par Paul Goossens, Walter De Bock et Ludo Martens n’était pas partagée par la masse des étudiants et le milieu politique prêtait bien davantage l’oreille aux groupes culturels de pression de la droite flamande, surtout aux journaux comme le sien naturellement. L’historien Louis Vos fait remarquer à ce propos que Ruys, toutefois, minimise très fort le rôle des leaders étudiants. Selon lui, avec la révolte étudiante de janvier 1968, les idées de la nouvelle gauche avaient fait leur chemin jusque dans le monde étudiant élargi.

Les aspirations démocratiques radicales que faisait valoir la jeunesse flamande allaient directement à l’encontre de la stratégie du mouvement flamand. Un journal mural de 1968 s’adressait aux étudiants francophones en français, mais rédigé par un étudiant flamand : « La langue française est la seule chose que la bourgeoisie a de commun avec vous. Notre langue, qui est aussi la vôtre, est la langue et la mentalité anticapitaliste et anti-bourgeoise. » C’était caractéristique de l’atmosphère de l’époque. Durant cette période, toute une génération d’étudiants louvanistes a pris ses distances vis-à-vis du nationalisme flamand étriqué et des partis qui l’incarnaient. De même, les socialistes et le Parti communiste étaient pratiquement absents dans cette « lutte fraternelle catholique ». Aussi allait-il de soi que nous nous sommes mis en quête d’une nouvelle alternative politique qui nous fût propre. Il est significatif qu’AMADA ( TPO ) et son successeur, le PTB, soient exempts de tout nationalisme et qu’ils aient prôné la solidarité entre les communautés. Mais il est quand même incontestable que la révolte a aussi été le catalyseur de la poursuite de la scission du pays et des partis politiques. »

Semer le vent pour récolter la tempête

« L’establishment nationaliste flamand n’avait pas vu arriver la tempête de gauche. En 1962, la Vlaamse Vereniging van Studenten ( VVS – Association flamande des étudiants ) allait se réclamer officiellement du syndicalisme étudiant : elle défendait la démocratisation de l’enseignement, « l’étudiant en tant que jeune travailleur intellectuel » et un salaire pour étudier. Ce discours allait à l’encontre de la culture élitiste et bourgeoise de la communauté universitaire louvaniste. Mon dieu ! Le syndicalisme dans le temple de la science et de la foi se dressant au-dessus de la populace, dans le monde étriqué du cléricalisme et du nationalisme, où l’élite était formée pour assurer la direction du monde libre, de la libre entreprise, où les syndicats et la participation étaient synonymes d’anarchie et de dégradation. Cinq ans plus tôt, au cours de l’hiver 1960-1961, les organisations étudiantes avaient encore participé aux attaques contre les piquets de grève des entreprises louvanistes.

Par l’entremise d’un ami, je fis la connaissance d’un groupe courageux, mais très isolé, d’étudiants de gauche qui s’étaient unis au sein de De Brug ( Le Pont – entre chrétiens et marxistes ). Ils eurent le mérite de nous mettre en contact avec la lutte contre l’intervention américaine au Vietnam ainsi qu’avec la lutte des mineurs de Zwartberg. Pendant les vacances de 1966, une nouvelle génération de dirigeants étudiants apparut et elle prit en main la direction de la Katholiek Vlaams Hoogstudenten Verbond ( KVHV – Alliance catholique flamande des étudiants du supérieur ), à l’époque la seule organisation politique de masse des étudiants. En faisaient partie, entre autres, Ludo Martens, Paul Goossens et Walter De Bock. Ils voulaient sortir les idées de gauche des discussions philosophiques stériles dans les cafés et petits clubs de débat et passer à l’action afin de mettre les masses en mouvement. Quand, au cours des vacances de 1966, Ludo Martens me demanda dans l’un ou l’autre café obscur de collaborer à Ons Leven, le journal de la KVHV, ma première réflexion fut celle-ci : je ne suis pas nationaliste flamand, je suis de gauche et pour le syndicalisme étudiant. « C’est précisément ce que nous cherchons », fut sa réponse. « Nous voulons libérer le mouvement étudiant du nationalisme et c’est à travers Ons Leven que nous y arriverons le mieux. » C’est ainsi que les choses ont commencé. Mon premier article fut une interview de Boudewijn de Groot, qui était venu jouer après la Marche sur Louvain, en octobre 1966. Mon deuxième article traita de Dylan qui, à l’époque, n’était pas encore très connu. Ensuite, je suis devenu secrétaire de rédaction de Ons Leven.

Les évènements au Vietnam eurent un impact direct sur la vie estudiantine.

Durant toutes les vacances d’été 1966, nous avons travaillé à organiser un périple à pied à travers la Flandre, s’inspirant de la marche Meredith en Amérique. Le 4 octobre, quelque 150 étudiants démarraient d’Ostende. Une photo de l’événement à la une de Ons Leven, le journal estudiantin le plus lu de Louvain, provoqua un énorme choc dans les milieux nationalistes. Vous vous imaginez, dans leur journal ! La revendication Leuven Nederlands ( Louvain néerlandophone ) était désormais exprimée en termes démocratiques comme la revendication d’une université au service de la communauté et associée à la revendication d’une université francophone en Wallonie. La marche vit ses effectifs augmenter constamment et, finalement, quelque mille personnes marchèrent de Malines à Louvain. Dans les mois qui suivirent, les articles de Ludo Martens dans Ons Leven suscitèrent partout des discussions et des controverses. Durant toute l’année 1967, Paul Goossens parcourut en tous sens les rues de Louvain armé d’un mégaphone. Il plaidait en faveur de l’action et de la protestation. Mais rarement plus de deux cents personnes furent disposées à le suivre.

Moi-même, je faisais surtout du travail d’organisation afin de faire naître le SVB dont Ludo Martens était l’inspirateur. En février 1967, Martens fut exclu de l’Université de Louvain par les évêques, à la suite du numéro « à contenu sexuel » de Ons Leven. Cette édition traitait principalement du fondement idéologique du mouvement syndical étudiant, mais proposait également deux articles osés sur les abus sexuels au sein du clergé. Martens dut aller poursuivre ses études à l’Université d’Amsterdam. Par la suite, j’ai cofondé le journal 13 mei ( 13 mai ) du SVB et me suis rendu dans les cercles des facultés afin d’y créer des groupes SVB. Ce travail ingrat, qui ne fournissait guère de résultat, forma toutefois un noyau d’activistes. Sans cet ardu travail de défrichage, la révolte de janvier de 1968 n’aurait jamais eu lieu. C’était la période des semis, et elle allait mener à la récolte de janvier 1968. »

La « Commune » de Louvain

« Le 14 janvier 1968, les évêques firent connaître un nouveau plan d’expansion qui, une fois de plus, visait le Grand-Bruxelles et confirmait explicitement le maintien des facultés francophones à Louvain. Et, une fois de plus, on se sentit éclaboussé par l’arrogance et le caractère présumé intouchable de leur déclaration. À l’époque déjà, le SVB était devenu la plus importante organisation étudiante et la mieux organisée ( et c’était encore très relatif, à cette date ). Désormais, Paul Goossens prenait la parole dans des salles combles. Dès le 16 janvier, le slogan Walen buiten fut remplacé pour de bon par celui de Bourgeois buiten. La masse se rendit au Halles d’où elle sortit les tables, les sièges, les bacs à fiches et autre mobilier pour incendier le tout. Le feu était dans la marmite louvaniste… Les cris de 2 000 manifestants résonnaient encore entre les immeubles quand, le soir, à 22 heures, le premier défilé nocturne se mit en branle. Cette nuit-là, la gendarmerie allait arrêter 325 jeunes. Le mercredi 17 janvier, le tout Louvain néerlandophone était en grève.

Aux maisons des cercles facultaires, aux maisons des étudiants, aux Almas, partout paraissaient des journaux muraux, aux visions divergentes mais souvent très radicales. Des semaines durant, Louvain fut occupée par les étudiants. Des dizaines de milliers de lycéens se joignirent au mouvement. Dans toutes les villes flamandes eurent lieu des grèves et manifestations d’étudiants. La gendarmerie essaya en vain de venir à bout de la « Commune de Louvain » par la répression et le leader étudiant Paul Goossens se retrouva même derrière les barreaux du 17 au 30 janvier. Mais d’autres prirent aussitôt sa place à l’assemblée populaire journalière de l’Alma II, où des milliers d’étudiants discutaient eux-mêmes de la situation avec les représentants des étudiants qui, désormais, durent assumer la responsabilité de cette assemblée populaire. Au cours de la révolte de janvier, j’organisai de nombreuses réunions de formation du SVB ( mouvement syndical des étudiants ), réunions auxquelles se présentèrent des centaines d’étudiants. Nous discutions de l’université démocratique, du capitalisme, de l’impérialisme et du rôle de l’État et de la gendarmerie. C’est, entre autres, grâce à ces formations et au travail organisationnel du SVB que les étudiants parvinrent à survivre au jeu quotidien du chat et de la souris avec les gendarmes et à maintenir le mouvement debout.

Mai 68 obtint un premier succès réel à l’ULB, où le mouvement déboucha sur un licenciement collectif du conseil d’administration.

Entre-temps, les idées des étudiants avaient mûri et, au fil des événements, elles se développèrent. Avec la révolte de mai, la répression qui avait eu lieu contre les mineurs en grève à Zwartberg, le 31 janvier 1966, a pris une tout autre signification. Au cours des manifestations contre la fermeture des charbonnages, deux mineurs, Valère Sclep et Jan Latos perdirent la vie suite à des coups de fusil et des tirs de grenades lacrymogènes de la gendarmerie. Nous venions à peine de faire connaissance avec les matraques et les autopompes et nous nous sentions désormais liés aux mineurs. Ce sentiment fit sa réapparition en janvier 1968. Nous participâmes à une manifestation des travailleurs en grève d’ABR, à Louvain. Du jamais vu. Le 29 janvier, le SVB affréta un autocar pour rendre visite aux mineurs en grève dans le Limbourg et le 1er février, deux autres autocars pour nous rendre auprès des travailleurs de Liège. Pour la première fois, une main était tendue vers la classe ouvrière. Le 3 février, 1 700 enseignants manifestèrent à Anvers en soutien aux étudiants et aux lycéens. Le 7 février, le gouvernement Vanden Boeynants finit par tomber et, progressivement, la révolte de Louvain arriva à sa fin. »

Gand et Bruxelles

« Après la révolte de janvier, on voulut me renvoyer de l’université pour mes contributions au journal estudiantin illégal Revolte, tout comme on l’avait fait avec Ludo Martens. Mais le vice-recteur avait appris que mon père venait de mourir et que ma mère était aux prises avec une situation financière très difficile. Par compassion pour elle, il me laissa terminer mon année. Mais il ne m’autorisait pas à revenir l’année suivante. C’est ainsi que cela se passait à l’époque. Je n’ai quand même pas fini mon année et, en septembre, je suis allé faire deux ans de service civil comme enseignant au Congo, ce qui me permettait aussi de rembourser ma bourse d’étude perdue. Grâce à un échange épistolaire avec Ludo Martens, je restais au courant de ce qui se passait au SVB. En mai 1968, avant de partir, j’avais malgré tout assisté au grand mouvement étudiant et aux grèves ouvrières en France et je m’étais même rendu quelques jours à Paris.

En Belgique, Mai 68 obtint un premier succès réel à l’Université libre de Bruxelles ( ULB ), où le mouvement en faveur de la participation à l’université déboucha sur un licenciement collectif du conseil d’administration. Entre-temps, le SVB avait déjà rompu depuis longtemps avec le nationalisme flamand et unissait également les étudiants francophones à Bruxelles. Un an plus tard, il allait à nouveau tenir le rôle principal dans une grande révolte étudiante. Cette fois, le centre de gravité ne se situait plus à Louvain mais à Gand, ce qui signifia la fin du mythe selon lequel Louvain avait un brevet sur les protestations étudiantes en Flandre. Le 11 mars 1969, au Blandijn à Gand, était prévue une conférence sur le sens ou l’absurdité de la pornographie. Au dernier moment, le recteur Bouckaert avait décidé d’interdire la projection de photos de sexe danoises pendant le débat. Le dirigeant du SVB Ludo Martens interrompit la conférence et s’adressa aux étudiants à propos de l’autoritarisme de la direction. Les étudiants se mirent en grève et le Mouvement de Mars était né.

Du 12 au 28 mars, le Blandijn fut occupé et, outre des manifestations et assemblées populaires quotidiennes, des débats et des ateliers y furent organisés, entre autres sur l’aspect que devrait revêtir une formation universitaire démocratique. Leurs idées sur une pédagogie de groupe, au lieu de cours ex cathedra, ont imprimé une marque durable sur le débat autour de l’enseignement. Finalement, tous les cours à Gand furent suspendus et la gendarmerie se précipita sur les lieux afin de réprimer le mouvement. Mais le Mouvement de Mars fut également suivi dans d’autres villes. Une fois de plus, un peu partout, des milliers d’étudiants et de lycéens descendirent dans la rue. Le 19 mars, les coordinations étudiantes néerlandophone et francophone VVS et MUBEF organisèrent une assemblée populaire à Louvain afin de réclamer le retrait de la gendarmerie. L’un des orateurs était Robert Fuss, leader étudiant de Mai 68 à l’ULB. Dans l’auditorium était accrochée une banderole disant : « Liège – Gent – Antwerpen – Brussel – Leuven : ce n’est qu’un début. »

« Travailleurs, étudiants, un seul front ! »

« Au départ, nous n’étions absolument pas marxistes. Nous avons commencé en considérant que l’on devait « placer les choses dans leur contexte socioéconomique ». Les positions les plus à gauche circulaient à l’époque sous les devises suivantes : « Une université démocratique dans une société démocratique ! » et « Étudiants – travailleurs, solidarité ! »

Les journées de mai 1966 nous avaient fait comprendre que nous n’aurions pas une société juste comme cela, d’un simple claquement de doigts, parce que ceux qui ne se soumettent pas à l’autorité ont affaire aux matraques, aux autopompes et à la prison. Nous avons écrit des textes théoriques sur les travailleurs, sur un système qui serait à leur service, qui les ferait passer avant toute chose, qui détruirait tous les pouvoirs. C’était très beau et idéaliste, mais cela tombait un peu en dehors de la réalité.

Nous ne connaissions Marx qu’au travers des cours anticommunistes. Nous avons d’abord parcouru tout un chemin nous-mêmes et cité nommément certains problèmes. Mais, à la longue, on nous a si souvent présentés comme marxistes et comme léninistes que nous sommes allés voir ce que Marx avait en fait bien pu écrire.

Naturellement, la résistance à l’impérialisme de célébrités internationales comme Hô Chi Minh, Che Guevara et Mao Zedong y ont joué un rôle. Pourtant, ce sont les rencontres avec des étudiants du monde entier qui furent déterminantes.

Lors des vacances de 1967, nous nous rendîmes au séminaire d’été du SDS ( Students for a Democratic Society ), l’organisation étudiante, à l’époque très à gauche, du SPD allemand, sous la direction de Rudi Dutschke. Nous y fîmes connaissance de L’État et la révolution de Lénine et de Monopoly Capital de Baran et Sweezy. Un étudiant de Francfort avait lu un petit ouvrage de Mao et essaya de partager avec nous son enthousiasme à ce propos.

De retour à Louvain, nous sommes entrés en contact avec des étudiants latino-américains au Centre International où nous allions boire le meilleur café de Louvain. Un étudiant bolivien avait combattu dans la guérilla et était assez critique à l’égard de la stratégie du Che. Il nous poussa davantage dans la direction des écrits de Mao, qui écrivait sur l’importance, en tant qu’intellectuel, de se fondre dans la classe ouvrière afin de ne pas uniquement parler du peuple, mais d’en faire partie aussi. Dans la Révolution culturelle, nous reconnaissions la révolte de la jeunesse contre les structures vermoulues telles que nous les avions découvertes en Europe de l’Est. C’est ainsi que la révolte de janvier 1968 mit en mouvement une large diffusion des idées révolutionnaires.

Pendant les vacances de 1968, une trentaine de militants du SVB étudièrent pendant sept jours entiers Que faire ? de Lénine. C’est ainsi que nous en arrivâmes progressivement à une vision plus cohérente. Nous en vînmes à la conclusion qu’un parti révolutionnaire des travailleurs était nécessaire. Après ce débat, un nombre assez important de membres choisirent de vivre au service de la population laborieuse et de s’y mêler. Certains allèrent travailler comme ouvriers dans des usines, d’autres allèrent habiter dans un quartier ouvrier en tant qu’enseignants, médecins ou sociologues pour donner cours aux enfants des travailleurs, soigner les ouvriers et faire du travail politique parmi eux.

Ludo Martens discuta avec Kris Merckx, le président de l’Assemblée facultaire de Louvain, afin qu’il n’aille pas travailler pour lui-même en tant que médecin. En 1971, en compagnie de Michel Leyers, Kris fonda Médecine pour le Peuple qui, aujourd’hui, propose des soins de première ligne gratuits dans onze maisons médicales réparties dans toute la Belgique. Certains étaient fermement opposés à ces choix. On pouvait tout aussi bien propager l’esprit révolutionnaire dans les universités et dans l’enseignement secondaire, disait Ernest Mandel, l’économiste marxiste bien connu et d’obédience trotskiste. Aller travailler en usine équivalait selon lui à assumer un apostolat, avec autoflagellation et pénitence à la clef, comme une survivance de l’endoctrinement catholique.

La grande grève des mineurs du Limbourg, en 1970, constitua, pour plus d’une centaine de militants, le signal qu’ils attendaient depuis longtemps pour se libérer de la bulle universitaire. Des dizaines de membres du SVB reçurent à cette occasion un cours accéléré sur la lutte des classes. Même la plus dure des révoltes étudiantes, celle de janvier 1968, manifesta une lourde fatigue au bout de deux semaines déjà et, après trois semaines, s’effondra d’épuisement. Mais les mineurs, qui ne recevaient pas d’indemnité de grève et devaient néanmoins nourrir leurs familles, tinrent bon durant six longues semaines. La ténacité, l’acharnement, la disposition à subir des privations, le dégoût envers la classe dirigeante qui régnait parmi les travailleurs, tout cela était d’un tout autre calibre que les sentiments antiautoritaires régnant dans le monde étudiant.

Le SVB se mua en « parti en construction » et prit le nom d’AMADA ( Alle Macht Aan De Arbeiders – Tout le Pouvoir aux Ouvriers ). Moi-même, je suis d’abord allé travailler à la STIB, à Bruxelles, et un peu plus tard, avec quelques camarades, j’ai déménagé pour Liège afin d’y mettre sur pied des groupes du parti. En 1979, nous avions établi suffisamment de structures pour passer à la création d’un véritable parti. Le Parti du Travail de Belgique est donc issu littéralement de Mai 68. »

L’après-Mai

« Mai 68 est en fait une dénomination commune pour les années agitées, entre 1965 et 1970, qui ont généré une montée des idées démocratiques et révolutionnaires. Mai 68 était une protestation contre l’exploitation sans scrupules du tiers-monde et un soutien à la lutte héroïque contre le colonialisme, l’impérialisme et la guerre au Vietnam, en Afrique, en Amérique latine. Mai 68 est un choix en faveur de la lutte des travailleurs, contre le racisme et pour l’égalité des droits, contre les structures autoritaires du pouvoir. Mai 68, ce sont les énormes grèves en France qui firent vaciller le général de Gaulle. Mai 68, ce sont les poings gantés de noir aux Jeux olympiques de Mexico, ce sont les Black Panthers aux États-Unis qui organisaient des quartiers entiers contre la violence policière raciste. Mai 68 a engendré le PTB en Belgique. Nous étions des radicaux. Tel était l’esprit de l’époque, mais ce n’était pas rien non plus, pour de jeunes gens, de se dégager de l’emprise étouffante d’une église autoritaire et d’un pouvoir politique injuste et hypocrite. Aucun parti politique ne nous a soutenus. Nous avons dû bel et bien mettre sur pied quelque chose de neuf, car tous les partis politiques existants acceptaient le cadre capitaliste.

Plusieurs partis nés du mouvement de 1968 ont bien vite disparu. Nous ne voulions pas nous retrouver sur cette pente savonneuse. Dans notre quête, nous nous sommes quand même égarés l’une ou l’autre fois. Les modèles socialistes existants en Union soviétique et en Europe de l’Est ne nous satisfaisaient pas. La crainte d’être aspirés avec le dernier engouement politique à la mode nous conforta aussi dans le réflexe de la citadelle assiégée. Nous réagissions de façon trop crispée et, au début, nous ne sommes pas parvenus à percer vraiment. Toutefois, nous avons toujours gardé l’esprit de Mai 68. Un engagement important, un engagement bénévole sont restés la caractéristique du parti. Osez vous battre et remporter des victoires, la connaissance vient de la pratique, et restez toujours aux côtés des travailleurs, aux niveaux national et international. Malgré tous les petits côtés dogmatiques et sectaires, le PTB a toujours été un parti de la classe ouvrière. Et, aujourd’hui, il donne une interprétation très actuelle du projet d’émancipation du socialisme.

Mai 68 a marqué des centaines et sans doute des milliers de jeunes pour la vie. Des personnes comme Paul Goossens et Walter De Bock n’ont pas franchi le pas vers AMADA. Mais, pendant vingt ans, dans le journal De Morgen, ils ont mené avec succès le combat pour un journalisme de qualité, critique envers la société, alors que la presse se caractérisait surtout par une fidélité aveugle au pouvoir en place. Après Mai 68, la génération de la protestation allait s’engager dans des initiatives pour un enseignement critique ; dans l’aide juridique aux jeunes et aux personnes en difficulté ; dans le mouvement rénové de la paix avec, comme point culminant, les manifestations contre les missiles ; dans le mouvement des femmes ; dans le mouvement syndical ; dans des initiatives culturelles progressistes – souvent liées à la lutte ouvrière des années 1970 – ; dans les centres de soins de proximité ; dans le mouvement antiraciste ; dans des organisations tiers-mondistes et des groupes de soutien au Vietnam, à l’Afrique du Sud, au Nicaragua, au Salvador, au Chili, à la Palestine… Et, dans la montée du mouvement écologique des années 1970 aussi, survivaient au début les idées démocratiques et anti-impérialistes radicales de Mai 68. »

Le contrecoup

« Tout le monde, loin s’en faut, n’a pas gardé un esprit progressiste et rebelle. Une partie s’est retrouvée – souvent après quelques années de pérégrinations idéologiques – dans les partis traditionnels. Quelques-uns, comme Luc Van den Bossche, ont carrément retourné leur veste et se sont engagés dans la grosse galette. Des leaders étudiants comme Daniel Cohn-Bendit et Joschka Fischer sont devenus d’éminents défenseurs du système. D’autres encore se sont mués en virulents anticommunistes, en chauds partisans des interventions occidentales dans le monde entier, comme les « nouveaux philosophes » en France. Peu de temps après 1968, l’establishment a réagi par une contre-attaque idéologique. Toutes sortes de comités d’experts, surtout fondés aux États-Unis après 1970, comme les Chicago Boys autour de Milton Friedman, ont eu souvent comme but de renforcer l’ordre existant à l’aide d’un discours nouveau. C’est ainsi que furent lancés les germes de l’idéologie néolibérale au moyen de laquelle Thatcher et Reagan tentèrent d’établir une nouvelle hégémonie de droite s’appuyant sur une déformation individualiste de la pensée de liberté de Mai 68.

Le dégoût envers la classe dirigeante qui régnait parmi les travailleurs était d’un tout autre calibre que les sentiments antiautoritaires régnant dans le monde étudiant.

À partir des années 1980, fut engagée une action frontale de destruction complète des principaux acquis de l’époque. On le remarque aussi bien dans les mesures prises par les gouvernements de droite et de centre gauche qu’au nouveau discours autoritaire censé justifier ces mesures. Pensons aux réformes et aux économies dans l’enseignement, qui ont à nouveau fait le jeu de l’inégalité au lieu de la combattre, par crainte du « nivellement ». Pensons à la façon dont il est reproché aux mouvements tiers-mondistes solidaires du Sud de « nous accabler du sentiment de culpabilité » jusqu’à craindre pour leur financement. Pensons à la manière dont on s’y est pris avec Unia et sa mission en faveur de l’égalité des chances et de la lutte contre la discrimination. Pensons à la politique culturelle qui ne veut plus entendre parler que de projets commerciaux et, en aucun cas, de critiques envers la société. Pensons à Maggie De Block pour qui les centres de soins de proximité et leur approche globale, souvent politique, constituent toujours une épine dans le pied. Et ne parlons pas de la criminalisation des syndicats et des mouvements sociaux. Paul Goossens exagère à peine quand il dit qu’après la chute du Mur, la diabolisation de Mai 68 a remplacé l’anticommunisme comme agent de liaison de la droite. »

La société où veulent arriver les gens qui s’en prennent à Mai 68 ne remédiera pas aux maux de la globalisation et du néolibéralisme, elle ne fera que rendre plus difficile encore la résistance à cette même société, ou ira peut-être même jusqu’à l’interdire. La Nouvelle Droite, comme l’appelle le spécialiste de la culture Ico Maly, rêve d’une société où les valeurs traditionnelles ( chrétiennes ) et l’identité nationale seront adulées. Une société où la liberté d’entreprendre sera absolue, sans ingérence des syndicats ou du gouvernement. Où les employeurs et les travailleurs, telle une grande famille, poursuivront le même but : la prospérité de l’entreprise, ou plutôt celle des actionnaires. Où, entre deux campagnes électorales, le citoyen silencieux et plein de respect fera siens les propos de l’homme politique élu. Tel est l’agenda caché derrière la croisade de Bart De Wever et consorts contre Mai 68. Si la jeune génération veut un autre avenir, elle va devoir lutter, de la même manière que nous l’avons fait. »


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