RSS articles
Français  |  Nederlands

Les Idoles Sociales

posté le 13/07/18 Mots-clés  réflexion / analyse 

Que le tyran soit un homme ou un groupe d’hommes, sa puissance est toujours empruntée. Le tyran est un fou qui sacrifie son humanité et celle d’autrui à la satisfaction de ses appétits. Mais la lutte de tous les appétits contre les siens ne saurait lui donner ce qu’il veut. Il faut qu’il trompe et affole d’autres hommes jusqu’à s’en faire des instruments et des instruments disciplinés. Sans servitude volontaire, peu de servitudes resteraient possibles et nulle vaste tyrannie. Les tyrans ne peuvent s’adresser à la seule terreur. Il faut qu’ils obtiennent un mélange de respect et d’amour. Seul le mensonge leur donne ce résultat. Ils s’adressent au coeur trompé, à l’esprit trompé, à l’imagination étonnée. Pour que d’autres hommes lui obéissent comme chiens de garde et bêtes de somme, il faut que le tyran, ce sous-homme, paraisse, par quelque artifice, supérieur aux autres hommes.

Plusieurs s’attribuent une descendance divine, ou, de quelque façon que ce soit, un droit divin.

Leur puissance, pour être plus redoutable, volontiers s’entoure de mystère.

Au fond de leur palais leur majesté terrible
Affecte à leurs sujets de se rendre invisible.

Quand ils se montrent, c’est entourés d’éblouissement autant que de l’appareil de la force. On baisse les yeux comme devant un soleil où on les aperçoit lumineux et agrandis.

En Europe, le tyran n’ose plus depuis longtemps se prétendre le fils des dieux ou le fils du ciel. Seul le pape, s’adressant à des gens qui n’ont aucun sens du ridicule, se proclame encore l’élu du Saint Esprit et l’inspiré infaillible. Mais tous sont restés les représentants visibles de quelque divinité transcendante ou sociale. Obéir au Roi, c’était obéir à Dieu. De plus en plus, on nous affirme que nous obéissons non à l’intérêt et au caprice d’autrui, mais à nos propres intérêts et à des idées nécessaires. Le tyran, dans toutes ses métamorphoses, reste l’Oint de quelque Seigneur. Entouré d’une atmosphère religieuse, il apparaît le prêtre d’une idole respectée. Il commande au nom de cette idole, que nous serions, paraît-il, criminels et fous de ne pas adorer.

L’idole au nom de quoi il commande est souvent double : fétiche visible et tangible ; idée symbolisée par le fétiche. Les premiers chrétiens refusaient de sacrifier aux aigles romains. Leur mépris de l’image s’adressait à l’Empire. Ils étaient des anti-patriotes qui ne saluent pas le drapeau. Et ils disaient, avec Tertullien, que la Patrie leur était étrangère. Nulla res tam aliena nobis quam publica.

Comment distinguer les idées mensongères et artificielles que m’a injectées ou imposées l’éducation, d’avec les vérités qui viennent de moi ? Pour l’homme de bonne foi, le moyen pratique existe, facile et infaillible. Ma conscience, seul Verbe que je puisse entendre, me demande parfois, ce que le vulgaire — prêtres et fidèles, maîtres et esclaves, élus et électeurs, sujets et rois, illettrés et professeurs de philosophie — appelle des sacrifices. Elle ne réclame jamais que le sacrifice de choses indifférentes ; elle ne me conseille jamais de rejeter que des fardeaux, des embarras, des éléments de servitude et de malheur. C’est mon bonheur qu’elle veut que je construise. Elle veut que j’offre des sacrifices à ma liberté, non que je sacrifie ma liberté. N’obéis à rien d’étranger, êtres ou choses : voilà le résumé de ses conseils.

L’idole me demande d’être esclave, dévot ou dévoué, de me livrer à elle aveuglément. Elle exige le sacrifice de ma raison, de mon cœur, de ma volonté, de toutes mes spontanéités vivantes, de mes seules joies profondes, de mes uniques raisons de vivre. Ce que la raison appelle vertu, c’est toujours ma puissance intérieure et son rayonnement. Ce que l’idole appelle vertu, c’est soumission et servilité. Les bassesses qui empoisonnent en moi toute humanité, toute beauté, tout sincérité, voilà qu’elle les magnifie. Elle loue l’infâme discipline acceptée du dehors, l’obéissance passive et que je devienne mannequin. « Comme un cadavre » entre ses mains, voilà l’idéal que, clairement ou sournoisement, elle me propose. L’instrument docile en quoi elle exige que je me transforme, elle veut l’utiliser parfois à des crimes évidents, éclatants ou, comme elle dit, à des actes héroïques. Non contente de détruire ma vie supérieure, celle que seule je daigne appeler ma vie, l’idole exige que je lui apporte en présents des biens qui ne m’appartiennent d’aucune façon : la volonté et la vie d’autrui. L’idole se glorifie peut-être de plus de martyrs que la raison. Mais la raison ne crée jamais un bourreau. Quand Marc-Aurèle persécute les chrétiens ou tue les Marcomans, il n’est plus stoïcien, il est romain ; il n’est plus philosophe, il est idolâtre.

L’idole a beau se proclamer universelle et éternelle, il est facile de découvrir toujours en elle quelque chose de local et d’actuel. Les dieux les plus larges ont un peuple élu et ils ne répandent pas leurs grâces équitablement sur tous les siècles et sur tous les pays. Tel dieu extérieur se proclame humain et catholique ; ses prêtres prêchent souvent croisades et meurtres parce que « leur Dieu le veult ».

Il arrive que le caractère particulariste et transitoire de l’idole s’avoue naïvement. Né alsacien en 1850 l’idole m’eût demandé à vingt ans de tuer des Allemands. Né alsacien en 1895, elle m’eût demandé au même âge de tuer des Français. Je m’arrête. Je ris des idoles. Mais quand je regarde leurs actes, parfois mon rire se déchire.

Les principales idoles actuelles sont, dans certains pays, le Roi ou l’Empereur ; dans d’autres, on ne sait quelle fraude compliquée dénommée Volonté du Peuple et qui est souvent le caprice sanglant d’un Poincaré ou d’un Lloyd George. Tous les peuples qui poussent l’ignorance d’eux-mêmes jusqu’à se proclamer civilisés adorent l’Ordre, la Loi, la Patrie, la Race, la Couleur. Beaucoup d’hommes, mécontents d’un si petit nombre de dieux, y ajoutent la Religion ou le Parti politique. Eh ! Eh ! n’oublions pas l’Opinion publique. Cette dernière divinité a plus d’un nom : les litanies de ses innombrables fidèles saluent emphatiquement l’Honneur ou s’inclinent ridiculement devant le Qu’en-dira-t-on.

La Couleur est un fantôme des plus terribles. Il y eut, à plusieurs reprises, un péril jaune. Il y a depuis longtemps, il y aura longtemps encore un péril blanc.

Le tyran se reconnaît, entre autres caractères, à la naïve persuasion de sa supériorité, à la persuasion aussi que sa supériorité lui donne le droit d’utiliser les autres hommes. La Couleur Blanche est une des plus abominables idoles que connaisse l’histoire. Elle a asservi les peuples noirs ; elle a fait longtemps, avec des hommes, des esclaves avoués. Elle a détruit les pacifiques races rouges de l’Amérique. Elle fait de l’Afrique entière un enfer fou. Combien fait-elle encore, chez les vaniteux Américains, lyncher de nègres ? Dans quelle mesure est-elle responsable des guerres de Chine, de la guerre russo-japonaise, du conflit qui se prépare entre le Japon et les Etats-Unis ? Que de sacrifices humains exigeront peut-être, avant la fin du siècle, l’idole jaune et l’idole blanche ?

La Race n’est guère moins dangereuse, surtout quand elle s’allie à la Religion. Cette idole double est coupable, pour une grande part, des guerres médiques, des invasions sarrasines, des croisades et, pour citer des faits plus voisins, des massacres d’Arméniens, des guerres balkaniques, des pogroms.

La Couleur et la Race sont peut-être les pires dangers de demain. N’y faudra-t-il pas ajouter la Partie du Monde et n’aurons-nous pas trop de ces « bon Européens » que rêvait Nietzsche ? Mais le tyran idéologique le plus respecté aujourd’hui, le plus exigeant, le plus criminel, est indubitablement la Patrie.

Elle impose le service militaire, apprentissage de tous les crimes. Les plus vastes massacres, même ceux qui sont des offrandes à d’autres divinités, c’est elle qui les organise. Son nom, comme jadis le nom de Dieu, excuse tout, rend honorables les pires hontes. Quand ce dieu le veult, le meurtre s’appelle héroïsme.

Le sage n’oublie jamais que la seule voix divine, la conscience, proclame : Tu ne tueras point. Commandé ou non, on reste toujours responsable de son geste et la lâcheté d’obéir ne justifie rien. En temps de paix, je puis être soldat, subir, entre autres, cet esclavage extérieur. En temps de guerre, je ne dois pas plus qu’à d’autres époques consentir à l’infâmie de tuer. Eh ! ne suis-je pas toujours en état de guerre contre les tyrans despotiques ou exploiteurs ? Moi qui ne frappe point mes ennemis naturels, officier, politicien, magistrat, patron, propriétaire, comment me laisserais-je entraîner à frapper de pauvres aveugles que leurs ennemis naturels lancent contre moi ? Je resterai peut-être soldat, si je suis tout à fait sûr de mes mains, si je suis bien certain de ne jamais frapper avec ma bayonnette ou avec la crosse de mon fusil, si je suis bien certain de perdre toutes mes balles innocentes, dans l’espace vide. Mais, si je crains de me laisser griser un instant par la griserie universelle ou que la révolte me soulève jusqu’à me faire tirer sur un officier, si je crains d’être entraîné à frapper soit un malheureux frère de servitude écrasé sous les tyrans d’en face, soit un de mes malheureux tyrans, je ne verrai de refuge que dans la désertion.

Le sage mettra-t-il quelque espérance aux tentatives de Sociétés des Nations ou de règlementation de l’arbitrage ? Pour attendre un bien de ce qui est officiel, il faudrait être stupide ou menteur comme l’académie chargée de dispenser chaque année à un comédien du pacifisme un peu de l’argent gagné par le sieur Nobel à fabriquer des canons. Mais pourquoi ne dirais-je pas mon opinion de façon anecdotique ?

Une revue très noble et un peu timide, qui paraissait à Lugano (Suisse) en français et en italien ouvrit une enquête sur la question de la guerre et de l’arbitrage. Voici la courte réponse que je lui adressai :

« Paris, le 5 mars 1913,

« L’arbitrage, la fédération des peuples ? Ceux qui croient à ces moyens se perfectionneront eux-mêmes par l’agitation désintéressée qu’ils feront en leur faveur. Pour moi, je n’ai confiance en rien d’extérieur et de collectif. Depuis qu’il y a des juges, y a-t-il plus de paix entre les particuliers ? Et que peuvent les juges sinon répondre à la violence par la violence et, parce qu’un mal fut commis, commettre un nouveau mal ? Par quel moyen imposera-t-on la sentence arbitrale ? Ah ! si l’arbitrage allait augmenter le nombre des guerres…

« La justice ! Mais les revendications de la justice sont causes de presque tous les procès et de presque toutes les guerres (1). Je crois toujours que mon adversaire a tort ; mais lui est bien sûr que c’est moi qui ai tort. Le gouvernement condamné par les arbitres trouvera la sentence injuste, expliquera sa défaite par l’intrigue et, s’il se sent le plus fort, au nom de la justice il emploiera la violence pour détruire les résultats de ce qu’il appellera la ruse.

« La justice est une guerrière. Je ne connais que deux sortes de paix : la sagesse et l’amour. Je suis pacifique, si j’aime assez pour donner encore ma tunique à qui réclame mon manteau, ou si je suis assez sage pour considérer comme choses indifférentes les prétendus biens matériels.

« On n’améliore pas les collectivités. C’est à chaque âme de s’élever au-dessus des esclavages matériels ou idéologiques d’où naissent les haines et les jalousies. C’est à chacun de préférer l’ordre de sa conscience « Tu ne tueras point » à l’entraînement de ses instincts ou à l’ordre des gouvernements qui, eux, ne s’élèvent jamais au-dessus de l’instinct. Celui qui n’est pas prêt à se laisser appeler lâche, à se laisser emprisonner, à se laisser fusiller plutôt qu’à tirer sur un autre homme n’est pas un pacifique. Il n’y a de salut qu’individuel et chacun porte son salut en soi ; mais seul le héros de sagesse ou d’amour sera sauvé. »

A mon affirmation : « On n’améliore pas les collectivités », une note de la rédaction répliquait quelques phrases italiennes que je traduis littéralement :

« Les collectivités s’améliorent, si l’exemple vient de haut. Mais quand le prestige du pouvoir, environné des respects de la lâcheté, est mis au service de la violence, de la cupidité et de l’injustice, — les collectivités sont empirées, leurs instincts innés de justice obscurcis et leurs sentiments humains pervertis. La perfection « individuelle » ne suffit donc pas ; il faut l’imposer aux gouvernements et aux classes dirigeantes, en associant les efforts et les volontés des pacifistes de tous les pays. »

Pour qui a lu les pages qui précèdent, je n’ai plus à répondre à l’objection. Mais je ne me refuse jamais à aucune association avec des gens dont la sincérité et la résolution sont absolues. Je m’inscrirai d’enthousiasme à toute société dont les membres prendront l’engagement d’honneur de ne jamais tuer, de ne collaborer ni de leurs mains ni de leurs capitaux à la fabrication des armes, de ne souscrire à aucun emprunt de guerre et en un mot de se refuser à toute complicité évitable avec les assassins de l’un ou l’autre côté de la montagne ou du fleuve. Quant aux pacifistes, socialistes, catholiques ou autres, qui sont tout prêts à « obéir aux nécessités » et à tirer des coups de fusil si le caporal le leur commande ou si les mensonges gouvernementaux leur affirment qu’ils sont attaqués, je n’ai pas de temps à perdre avec eux… sauf comme observateur douloureux et souriant.

J’ai fait jadis partie d’une certaine Internationale antimilitariste. Je l’ai quittée le jour où elle a conseillé de tirer, dans certains cas, sur les officiers. Je ne veux pas plus prendre part à une guerre sociale qu’à une guerre étrangère. Nous avons vu d’ailleurs les gens de la « guerre sociale » s’empresser, aussitôt la guerre étrangère déclarée, de réclamer l’honneur de combattre sous ces mêmes généraux auxquels, peu auparavant ils se vantaient de réserver leurs balles. Les gens de la guerre sociale sont devenus, sans effort, semble-t-il, les gens de La Victoire.

Folie révolutionnaire ou patriotique, lutte de classes ou chocs de nations, dès que la violence est admise, tout est perdu.

HAN RYNER

Le Rire du Sage précédé de La Sagesse qui rit (1928), Éditions du Pavillon 1959, p. 267-274.

(1) Au chapitre IX des Apparitions d’Ahasvérus on trouvera une critique du concept de justice. Ce redoutable concept cause, pour une grande part, les maux contés dans les derniers chapitres de la Tour des Peuples.


posté le Alerter le collectif de modération à propos de la publication de cet article. Imprimer l'article

Commentaires

Les commentaires de la rubrique ont été suspendus.