Une des bases de la rhétorique islamophobe est de refuser que l’islamophobie soit qualifiée de racisme, parce que « les musulmans ne sont pas une race ». L’argument, porté aussi bien par individus allant de l’extrême droite à l’extrême gauche, en passant bien sûr par Gilles Clavreul le nouveau grand patron du DILCRA, nouvelle arnaque de l’antiracisme d’Etat, se veut d’une logique implacable. Du moins, pour ceux qui le diffusent.
Parce qu’il y a pourtant une faiblesse conséquente à cet argument comme nous le verrons, particulièrement lorsqu’on se prétend « universaliste », et en mission contre les « racialistes » supposés. Entendez par là, tout le spectre de mouvements antiracistes autonomes vis à vis du pouvoir, dont la première des particularités est d’être menés par les victimes du racisme elles-mêmes en tant que corps politique constitué – et non pas individus isolés dans une grande soupe « universaliste », c’est à dire blanche. Son autre particularité est de cibler un racisme dit systémique, mettant en cause l’Etat entre autres, et non pas uniquement des individus qui seraient méchants et dont les idées seraient simplement à corriger par des campagnes appelant à l’amour de son prochain. Cet antiracisme autonome, c’est l’ensemble de mouvements qui ont été obligés de requalifier leur lutte en accolant le terme de « politique » après antiracisme, donnant ainsi l’antiracisme politique, afin de se réapproprier un combat dont la captation par des officines d’Etat n’a fait que dépolitiser et vider de tout sens les mots « racisme » et « antiracisme ». Et c’est bien cette dépolitisation qui explique que tout et n’importe quoi puisse être dit au sujet de l’islamophobie, notamment des remarques indignées que l’on « confonde racisme et islamophobie ».
En effet, lorsqu’on refuse à l’islamophobie le qualificatif de racisme, parce que, je cite, « les musulmans ne sont pas une race », c’est a priori admettre qu’on pense tout au fond, même inconsciemment, malgré l’universalisme proclamé, que d’autres groupes sont des races pour de vrai.
Plus précisément, considérons l’alternative suivante :
soit ceux qui utilisent cet argument considèrent que les termes « noir », « arabe », contrairement à « musulman », renvoient à des groupes qui seraient des races pour de vrai et là ils sont indubitablement racialistes.
soit ils pensent que « noir » « arabe » sont bien des catégories construites et non pas des races, mais que le mot « musulman » tout en renvoyant lui aussi à une construction historique relèverait d’une réalité trop différente pour que le traitement discriminant des populations auquel il renvoie puisse être qualifié de « racisme ».
Dans le premier cas, les choses sont plutôt claires, même si bon nombre de ceux qui braillent à longueur de temps que « les musulmans ne sont pas des races » (avec l’idée implicite que d’autres types de catégorisation en sont) ne se rendent pas compte du fait qu’ils se révèlent tels qu’ils sont : des racialistes. Les vrais racialistes. Ils croient au fond qu’il existe des catégories qui sont réellement des races, et que le racisme est le fait d’avoir des préjugés les unes envers les autres. Cette idée a des implications graves, notamment le fait de tenir le racisme, non pas pour une construction historique produite par un système d’exploitation et d’oppression, mais pour une réaction négative aux « différences entre les humains » ; ce qui revient à valider encore une fois l’existence des races, ontologiquement parlant, et à simplement regretter qu’elles ne soient pas traitées toutes pareilles. Or en réalité, s’il y a bien des différences réelles entre les peuples, le racisme produit des formes de différenciation qui reposent sur de l’idéologie, du fantasme qui ensuite marquent les corps et les esprits et se font passer pour des « vérités », éternelles, mais qui ne renvoyaient à rien de réellement « déjà là ». Ce ne sont pas les différences qui produisent le racisme, mais ce dernier qui re-signifient les différences existantes et en créent d’autres à partir de théories fumeuses. A l’heure actuelle il est presqu’impossible de se départir des visions que le racisme a construites pour appréhender aussi bien les peuples qu’il a consacré supérieurs que ceux qu’il a déclaré inférieurs. Ici bien sûr, il s’agit de considérer essentiellement les aspects idéologiques du racisme. La base matérielle du racisme renvoie quant à elle aux besoins de justifier l’exploitation des peuples et le pillage de leurs ressources. Ainsi, si on s’autorise à planter son drapeau chez Autrui, et à administrer ses richesses, c’est parce que cet Autre n’est pas civilisé disait-on avant, et pas assez démocratique ou progressiste dit-on aujourd’hui. Avec toutes ces implications contenues dans le fait de dire que « contrairement à d’autres catégories, les musulmans ne sont pas races » n’est-ce pas savoureux de voir de supposés « anti racialistes » réaffirmer implicitement qu’au fond ils croient en la race ? C’est à la fois savoureux et édifiant car ça dit long sur leur prétendu anti racisme et leur « universalisme »…
Le second cas de figure de l’alternative présentée plus haut amène deux réflexions. Premièrement, cela voudrait dire que les gens qui déclarent que « les musulmans ne sont pas une race » reconnaissent cette fois que les catégories raciales n’existent pas en soi et sont produites par le racisme. Que les races n’ont pas besoin d’exister pour que le racisme existe, car il faut bien insister, c’est lui qui produit les races et non l’inverse. Jusque-là tout va bien. Mais pour ceux qui adhèrent à cette lecture, tout en invectivant constamment les militants de l’antiracisme politique, cela montre qu’ils sont particulièrement hypocrites lorsqu’ils font semblant de ne pas comprendre quand les gens parlent de « races sociales », ou de « race comme une construction sociale ». Cela veut dire qu’ils sont aptes à comprendre que la mobilisation politique de catégories produites par l’histoire ne signifie pas nécessairement qu’on les légitime, mais peut aussi servir à contester l’ordre social qu’elles ont produit. Savoir si oui ou non cette stratégie est efficace, dans quelle mesure, et en s’y prenant de quelle façon est une autre discussion. Toujours est-il, en acceptant de mobiliser l’idée de racisme contre les « noirs » ou contre les « arabes » – même si c’est de la façon la plus pathétique qui soit – les antiracistes universalistes auto proclamés reconnaissent eux-mêmes que nommer les catégories visées le racisme, n’est pas ce qui constitue le racisme, et peut être aussi une manière d’y répondre.
En second lieu, si justement ils croient à des catégories raciales produites par le racisme, s’ils admettent qu’il n’existe pas de « vraies races » et que ce sont les contextes qui produisent les catégories raciales, pourquoi rejettent-ils d’emblée l’idée que la catégorie « musulman » peut être elle aussi recodée, redéfinie, réappropriée par l’idéologie raciste ? Bien sûr, « musulman » désigne une catégorie religieuse choisie par ceux qu’elles désignent, et n’est pas à son origine, un terme d’assignation « raciale » dirons-nous, au risque d’être anachronique, à l’image de ceux choisis par les peuples eux-mêmes (comme « arabe ») ou de ceux assignés dans l’expérience moderne du racisme (comme « noir »). Donc oui, à l’origine « musulman », cela désigne le fidèle d’une religion. Mais entre le début de cette religion et aujourd’hui, il s’est passé beaucoup de choses, comme notamment l’apparition de la suprématie blanche comme produit historique que nous n’allons pas détailler ici. La colonisation européenne est à ce propos un moment de racialisation de l’islam et des musulmans, construit comme l’envers obscur de la modernité occidentale. Seuls des hypocrites peuvent prétendre que lorsqu’on dit « musulman », on pense à une catégorie purement religieuse, absolument neutre et aucunement liée à une quelconque « origine« . Arrêtons de nous mentir : quand on dit musulman, on pense à arabes, voire parfois à ouest africains, à comoriens dans certaines villes comme Marseille, à turcs, en tout cas on pense aux Autres, au Sud, à « l’orient », à « là-bas ». Pas à « chez nous », et encore moins à « nous » quand ce nous signifie « l’europe », « l’occident ».. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la grande majorité des actes islamophobes sont accompagnées d’insultes de type « sale arabe », « rentre chez toi ! », « casse-toi dans ton pays avec ton voile » ! …bref, le vocabulaire raciste habituel qui invite ceux qu’on dit étrangers à « rentrer chez eux ». Donc oui, entre le temps de son apparition en tant que religion et aujourd’hui, l’islam a été racialisé et ses fidèles aussi. Et c’est bien en cela que le contexte produit le « musulman » comme une « race » c’est à dire une catégorie qui d’un point de vue raciale n’existe pas en dehors du contexte de stigmatisation qui la produit, comme pour « noir », pour « arabe », même si les modalités de construction de ces deux dernières catégories sont différentes. Mais c’est justement parce que les catégories raciales sont construites par des contextes – tous différents – qu’elles ne sont pas forcément identiques et ne sont pas régies par les mêmes mécanismes.
Frantz Fanon, grand théoricien du colonialisme qu’on ne présente plus, nous a livré dans son immense production théorique, quelques éléments qui peuvent éclairer la compréhension de ces différentes modalités par lesquelles adviennent les catégories raciales. Cela s’explique par des évolutions du contexte et des rapports de force :
« Le racisme vulgaire, primitif, simpliste prétendait trouver dans le biologique, les Ecritures s’étant révélées insuffisantes, la base matérielle de la doctrine. […] De telles affirmations, brutales et massives, cèdent la place à une argumentation plus fine. Çà et là toutefois se font jour quelques résurgences. C’est ainsi que la « labilité émotionnelle du Noir », » l’intégration sous-corticale de l’Arabe » la « culpabilité quasi générique du Juif » sont des données que l’on retrouve chez quelques écrivains contemporains. […] Ces positions séquellaires tendent en tout cas à disparaître. Ce racisme qui se veut rationnel, individuel, déterminé génotypique et phénotypique se transforme en racisme culturel. L’objet du racisme n’est plus l’homme en particulier mais une certaine forme d’exister. A l’extrême on parle de message, de style culturel. Les « valeurs occidentales » rejoignent singulièrement le déjà célèbre appel à la lutte de la « croix contre le croissant ». (Frantz Fanon, Pour la révolution africaine, p.40)
C’est ainsi que « musulman » devient une catégorie raciale, et que par exemple, le hijab communément appelé voile fonctionne comme une métaphore de la question raciale. Ce n’est évidemment pas le tissu qui dérange, mais ce qu’il dit de la présence – et pire, de la résistance à l’assimilation, même non pensée comme telle(1) – de l’Autre « chez nous ».
Quant aux personnes qui concèdent que l’islamophobie peut être un racisme, mais qui pensent qu’il ne s’explique qu’en réaction à ce qu’on appelle « terrorisme » uniquement quand ce sont des musulmans qui commettent des crimes contre l’occident (pas quand c’est Bush qui lance à la face du monde une guerre mensongère en Irak tuant des millions de personnes et ouvrant un terreau fertile à ceux qui finiront par former Daesh), ils n’ont qu’à se plonger dans l’histoire coloniale, puis dans celles des luttes de l’immigration, bien avant le 11 septembre 2001 pour voir s’il leur est réellement possible de soutenir que « l’islamophobie est une réaction au terrorisme », et pas un produit de la modernité occidentale en générale, et du colonialisme français en particulier.
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(1) ici il n’est pas question de dire que le port du hijab (ou de tout autre marqueur extérieur d’appartenance à l’islam) est le fruit d’une volonté de résistance à l’assimilation du point de vue des concernées, mais plutôt que c’est ainsi que cela est construit médiatiquement et politiquement, ce qui révèle qu’il y a bien un projet d’assimilation français que certains comportements mettent à mal. Pas besoin d’expliquer en quoi l’assimilation est un des avatars du racisme, de la croyance en la supériorité de certains sur d’autres, car en effet, parle-t-on de la nécessité de s’assimiler pour ceux des européens qu’on dit expatriés (et non immigrés) vivant en Afrique ? Non, l’assimilation, c’est bien dans un seul sens, précisément parce qu’il s’agit d’un rapport de domination.