À l’heure d’écrire ces lignes, les interlocuteurs sociaux viennent de signer un projet d’accord interprofessionnel. Celui-ci prévoit une marge d’augmentation des salaires de 1,1 % pour la période 2019- 2020. Il y a évidemment d’autres mesures prévues par ce préaccord qui devra recevoir l’assentiment des bases syndicales dans les semaines à venir. En ce 26 février 2019, une première conclusion peut néanmoins être tirée : en Belgique, le salaire comme droit négocié collectivement est mort. Ceci est le résultat d’un long processus amorcé en 1983, et qui aboutira à l’encadrement légal du salaire belge. L’État et les institutions européennes ont transformé ce bel objet de délibération politique au cœur du conflit social en une vulgaire variable économétrique, déconnecté de la réalité vécue par une majorité de salariés. Ceux-là mêmes qui créent la richesse !
On parle bien de cette construction sociale qui se trouve au cœur de notre monde clivé, depuis deux siècles, par l’opposition entre capital et travail. Le salaire doit permettre de lutter contre les inégalités économiques, mais aussi politiques, culturelles et de genre. Il nous semble crucial de concevoir le salaire comme un outil d’investissement collectif permettant de répondre en partie aux enjeux sociaux et environnementaux actuels, là où le marché échoue systématiquement. Le salaire peut permettre d’échapper au piège de l’endettement et à la domination de l’actionnaire. Mais, comme l’enseigne l’histoire depuis 1981, rien de tout cela ne nous sera donné. Le salaire comme enjeu du conflit social est un parti pris que nous assumons et qui traverse ce Gresea Échos. Dans ce cadre, la norme salariale est à rejeter non seulement car elle est totalement subjective sur le plan économique, mais aussi car elle contribue à pacifier les relations professionnelles, à disqualifier celles et ceux qui, dans les entreprises, luttent pour leur salaire.
Nous avons pris le parti de retracer ce parcours historique sur les salaires en Belgique à partir des années 1960. Une époque qui voit le développement de la négociation collective et de la sécurité sociale. Cette période constitue une exception historique dans l’histoire longue du capitalisme. Elle voit en effet la constitution d’un nouveau rapport salarial. Le salaire n’est plus seulement une rétribution à la tâche. Il assure des droits, il donne accès à des prestations sociales et à une vie sociale. Cette période de progression salariale a été rendue possible par la croissance économique. Il ne faut pas s’en cacher, cette croissance de la valeur ajoutée en Europe doit beaucoup à la « sous-valorisation » (lire : pillage) des biens produits, puis importés à partir des pays du Sud. Dans ce contexte international marqué par l’échange inégal, les salaires et la sécurité sociale des uns peuvent aussi reposer sur l’exploitation des autres. Dès les années 1950, Paul Prebisch, Hans Singer ou Emmanuel Arghiri ont montré que si les gains de productivité se traduisaient en hausse salariale dans les pays industrialisés, ils provoquaient plutôt la chute des prix (et des salaires) dans les pays du Sud. Les « mal nommées » trente glorieuses reposent tout autant sur l’échange inégal au niveau international et l’appauvrissement d’une grande partie de la population mondiale que sur les luttes sociales pour de meilleurs salaires dans nos pays. En outre, s’il s’avère être un levier de disqualification du capital d’un point de vue macroéconomique, le salariat place aussi la classe ouvrière dans une logique de subordination. À ce titre, et pour reprendre la formule de Robert Castel « L’avènement de la société salariale n’est pas le triomphe de la condition ouvrière » , mais bien son intégration dans une relation de subordination salariale qui paraît désormais légitime. Dans ce sens, le salaire peut aussi être analysé comme un facteur de (re)production des inégalités parce qu’il donne une légitimité à l’exploitation du travail et que tous et toutes ne sont pas exploité.e.s de la même manière. Ce qui est exprimé par les écarts salariaux existant entre migrant.e.s et nationaux.les ou entre les femmes et les hommes.
Ce numéro ne vise donc pas à faire l’apologie du salaire. Il peut être un facteur d’émancipation, comme il peut légitimer la domination salariale. Aujourd’hui, le dogme de la compétitivité a transformé le salaire en un prix de marché à partir duquel nous sommes systématiquement mis en concurrence les uns avec les autres. Seule la lutte sociale nous sortira de cette ornière. Une lutte sociale qui doit penser la coordination salariale transnationale faute de quoi, le salaire des uns constituera encore et toujours le malheur des autres.
Éditorial du Gresea Échos N°97, mars 2019