L’émeute indiscernable

« Construire et renforcer notre Parti, telle est la tâche de la séquence qui vient. »

    • « Car la nouveauté de la politique qui vient, c’est qu’elle ne sera plus une lutte pour la conquête ou le contrôle de l’État, mais une lutte entre l’État et le non-État (l’humanité), disjonction irrémédiable des singularités quelconques et de l’organisation étatique. »
    • Giorgio Agamben, La communauté qui vient, Seuil, 1990, page 88.

Tout le monde – y compris la propagande ennemie – s’accorde à considérer cette nouvelle figure émeutière qu’est le cortège de tête comme l’une des inventions notables du soulèvement en cours. La tentative médiatique, c’est-à-dire gouvernementale, de réduire le phénomène à un signifiant répulsif dépolitisé (l’énigmatique « black bloc », ou, plus fréquemment, les « casseurs ») et quantifiable (« quelques dizaines », « plusieurs centaines », « près d’un millier », selon les jours) a pour objectif évident de masquer une réalité exactement inverse : le cortège de tête ne cesse de gagner en puissance numérique, et sa composition est de plus en plus inassignable.

Il y a là, bien sûr, des militants politiques expérimentés, membres de telle ou telle organisation, qui ont pour certains une longue habitude des mouvements sociaux, et dont la présence était attendue, prévisible, naturelle. Mais la singularité du cortège de tête réside dans son caractère générique, soustrait à toute capture identitaire. Là se rencontrent des gens qui, selon le cours normal des choses, ne devaient pas se rencontrer, dont les positions préalables apparaissaient comme radicalement inconciliables. Quoi de plus inquiétant pour le pouvoir que d’observer, avec une impuissance proportionnelle à sa brutalité, l’alliance concrète de corps qu’il avait pour fonction de maintenir séparés ? Un militant CGT qui s’affronte avec la police au lieu de défiler derrière son camion, un professeur d’université qui se procure cagoule et lunettes de piscine au lieu de signer une tribune (au lieu de dissocier, une fois de plus, le discours du geste), un étudiant qui sort de son environnement de classe pour se lier à des salariés en grève, un retraité qui brave les grenades lacrymogènes : autant de lignes de fuite incontrôlables, autant de trajets miraculeux. Si devenir-révolutionnaire signifie quelque chose, c’est justement cela : assomption du clinamen, déprise de soi, engagement sans retenue dans le possible ouvert par la situation.

    • « Ce que l’Empire exige de chacun, ce ne n’est pas qu’il se conforme à une loi commune, mais à son identité particulière ; car c’est de l’adhérence des corps à leurs qualités supposées, à leurs prédicats que dépend le pouvoir impérial de les contrôler. »
    • Tiqqun, Introduction à la guerre civile, Contributions à la guerre en cours, La Fabrique, 2009, page 17

Que chacun reste à sa place, telle est l’injonction de l’ordre dominant. Or, le concept de forme-de-vie (pertinent à nos yeux pour saisir l’élan collectif à l’œuvre dans l’expérience en cours) désigne précisément une attraction, une inclination, un goût qui excède, par le truchement d’une contingence événementielle, toute saisie identifiante, toute fixation substantielle. La forme-de-vie est un libre usage des prédicats, qui les suspend, les désactive, les destitue. Toute détermination objective est ainsi rendue inopérante. Syndicalistes, étudiants, précaires, chômeurs, ouvriers, intellectuels, militants, artistes, jeunes des banlieues : le cortège de tête incarne la coalescence neutre et anonyme, le devenir-quelconque de toute cette multiplicité humaine dont les origines particulières se trouvent, localement et ponctuellement, suspendues. Comme le dit Agamben, « une forme-de-vie est ce qui dépose sans cesse les conditions sociales où elle se trouve vivre [1] ».

Le refus du travail, pratiqué à échelle de masse lors de luttes ouvrières du début des années 1970 en Italie, témoigne, nous semble-t-il, d’une logique semblable. En effet, il ne s’agissait pas alors de défendre l’identité ouvrière, mais de la nier, de la détruire matériellement. Tandis que les bureaucraties syndicales prétendaient conquérir de meilleures conditions de travail (et maintenir ainsi l’ouvrier dans sa fonction laborieuse aliénante, dans sa soumission à la hiérarchie patronale), les prolétaires autonomes luttaient contre le travail lui-même, à travers toute une série de pratiques offensives, du sabotage à l’absentéisme, qui témoignaient d’un refus de la classe ouvrière de se reproduire en tant que force de travail disponible, c’est-à-dire en tant que capital. Refus du travail voulait donc dire : extranéité au rapport productif, lutte contre sa propre identité de classe, contre tout ce qui est perçu comme une négation, une dépossession de son existence. En somme : « lutte contre la production et contre le commandement d’entreprise, pour se nier en tant que classe ouvrière et se lancer à l’attaque du pouvoir étatique [2]. » On peut en tirer la conclusion suivante : si l’opération permanente du pouvoir consiste à nous imposer un ensemble fixe de prédicats, d’où s’infèrent une série de comportements déterminés, alors le geste libérateur primordial est un geste désubjectivant, qui vise à subvertir sa propre identité sociale.

« Assumer une forme-de-vie, cela veut dire être fidèle à ses penchants plus qu’à ses prédicats [3]. » Depuis des semaines se produit partout la rencontre imprévisible de corps qui partagent une même forme-de-vie, un même penchant pour l’émancipation directe, l’antagonisme ouvert, l’audace insurrectionnelle. Que cela passe par une réappropriation de la violence de masse - symptôme d’une radicalité de plus en plus diffuse –, par la destitution de son monopole étatique central, n’a dès lors rien d’étonnant.

Toute la question est bien évidemment de savoir si ce tissu d’amitiés politiques sera capable de produire sa propre machine de guerre, de surmonter l’achèvement provisoire inévitable de l’étape actuelle. Si chacun reprend ensuite son existence antérieure, pré-événementielle, si les corps aujourd’hui affectés par une puissance commune retournent à leur séparation atomique, ce mouvement n’aura été qu’une simple convulsion sans conséquences. Il ne dépend que de nous d’approfondir ces liens matériels et affectifs, aujourd’hui embryonnaires, de les convertir en durée, de leur donner une consistance organisationnelle. Construire et renforcer notre Parti, telle est la tâche de la séquence qui vient. Par là nous entendons : suivre la ligne d’accroissement des formes-de-vie, assumer le devenir-commune de nos réseaux affinitaires, inventer, loin de toute hiérarchie verticaliste, un nouvel opérateur stratégique.

Nous le pouvons, donc nous le devons.

Un musicien du cortège de tête

[1] Giorgio Agamben, L’Usage des corps, Homo Sacer, IV, 2, Seuil, 2015, page 373.

[2] Marcello Tarì, Autonomie ! Italie, les années 1970, La Fabrique, 2011, page 20.

[3] Tiqqun, ibid.


publié le 29 juin 2016