Bêtise et malveillance

En réaction aux attaques gratuites contre « le postmodernisme » et « les postcolonial studies »

Des textes bêtes, des textes mal écrits, des textes malveillants, il y en a un peu partout sur internet. Ces textes méritent l’indifférence. Mais quand il s’en retrouve un sur ton site préféré, ça fait tout crado. Donc il faut parler de « Le Postmodernisme ne casse pas de briques », publié récemment sur À l’ouest. Le but de l’article : combattre l’influence corruptrice des « postcolonial studies » sur le mouvement révolutionnaire. À cause de ce champ d’étude, certains militants auraient perdu de vue la promesse universelle de l’émancipation, se concentreraient trop sur la race et pas assez sur la classe, excuseraient l’homophobie des racisés, et surtout ne se rendraient pas compte que la religion est toujours une machine à opprimer. Le tout sur fond d’opposition naïve entre la raison des Lumières et la bêtise du « postmodernisme ». Le sophisme sur lequel repose l’article est celui de l’homme de paille : l’autrice déforme les positions de son adversaire afin d’avoir une prise d’attaque. La caricature repose sur le même principe. Lorsque cette tactique rhétorique est utilisée finement, elle a quelque chose d’insolent et de séduisant. C’est pour cela qu’on peut avoir un faible pour Marx quand il attaque Proudhon ou Bakounine même si l’on penche du côté de ces derniers. Voltaire qui se moque de Rousseau, c’est une bêtise vicieuse et charmante à la fois. Autrement dit pour que l’homme de paille fonctionne, il faut qu’il n’apparaisse pas comme homme de paille. Mais en l’espèce, la tactique est maladroite, parce qu’il est difficile de caricaturer avec talent des auteurs qu’on a pas lus.

Concernant les études postcoloniales. Le premier auteur qui est rapproché de ce courant, c’est François Furet, un historien passé du stalinisme à la droite antitotalitaire. Sa méthode historique rappelle à l’autrice celle des études postcoloniales. Ce qui lui aura fait penser, c’est sans doute qu’elle n’aime ni l’un, ni les autres. Conseil : les associations d’idées c’est bien, mais quand on publie il faut dégager celles qui n’ont aucun sens. L’autrice cite ensuite un historien à peu près inconnu, Pascal Blanchard. Je ne crois pas qu’il puisse être utilisé pour refléter adéquatement les positions théoriques de Fanon, Said ou Césaire, qui d’ailleurs ne sont pas identiques les unes aux autres. Bon alors, comment on fait lorsqu’on a pas lu les auteurs d’un courant disciplinaire, mais qu’on a envie de les dézinguer tous d’un coup ? En utilisant un trucage grammatical : utiliser postcolonial studies comme sujet d’un tas de verbe. Les postcolonial studies « disent », « s’enferment dans une posture dénonciatrice », « ne remettent pas en cause », « se focalisent », « s’abstiennent », bref, ce champ d’étude opine, juge, parle, pense. Pour un article qui critique l’essentialisme toutes les six phrases, c’est cocasse.

Concernant le « postmodernisme ». Qu’est-ce que c’est, selon l’autrice ? C’est la matrice théorique des études postcoloniales. « Ses intellectuels prétendent chacun à une connaissance purement subjective, ce qui permet à chacun de déterminer ce qui est vrai ». Ben voyons. Ils ont tellement honte d’être si con, ces auteurs postmodernes, qu’ils se cachent tous, c’est pour ça qu’on n’arrive pas à mentionner leurs arguments de manière un peu précise et honnête. L’autrice se réfère certainement à une version prémâchée et digérée à l’acide gastrique d’une idée de Foucault, celle du « savoir-pouvoir ». Foucault, après avoir lu Nietzsche, a longuement enquêté sur la volonté de pouvoir qui anime la volonté de savoir, sur le surplus de pouvoir qu’acquiert un savoir validé par des normes qui lui sont extérieures. Foucault n’est pas si éloigné de Bourdieu et de ses travaux sur la violence symbolique du capital culturel, ou de ses remarques sur « le monopole de l’universel » dans Sur l’État. Inférer de ces travaux une épistémologie naïvement subjectiviste selon laquelle chacun serait capable de décider de ce qui est vrai est stupide. Je crois qu’il serait plus flatteur pour l’autrice d’admettre son ignorance à ce sujet.

Concernant Judith Butler. « Optant pour des transformations partielles de la société, en vue d’une recherche du bien-être immédiat, comme « performer son genre » nous dit Judith Butler, le postmodernisme et ses héritiers sont rivés à un présent sans perspective au détriment de la transmission historique. » Selon l’autrice, « performer son genre » est une stratégie qui permet tout à coup de se sentir bien (ce serait au quoi au juste ? Je porte des collants et je tire du plaisir du frottement du tissu contre mes cuisses ?). Or n’importe qui ayant lu Butler sait que la performativité du genre ne renvoie pas seulement aux stratégies de subversion du genre, mais en général à la manière dont le genre est perpétuellement joué, comme un rôle au théâtre. La performativité du genre, c’est son mode d’existence même, qu’il soit subversif ou oppressif. C’est un peu la base de ce que dit Butler sur le genre. Donc l’autrice du texte doit bien savoir qu’elle ne pige rien à ce qu’elle déblatère. Ce genre de phrase s’adresse à deux types de lecteurs potentiels : ceux qui partagent les mêmes stéréotypes intellectuels, et ceux qui ignorent qui est Butler ou ce qu’elle dit. Au mieux, cette phrase vise à ce que des personnes qui pensent par clichés puissent reconnaître une des leurs. Au pire, elle vise à intimider les lecteurs peu familiers de la théorie critique.

Concernant la religion. « [Le postmodernisme] considère dans un relativisme béat que toutes les pratiques culturelles se valent, y compris celles compromettant toute perspective émancipatrice, telles que la religion. » Je pense que l’autrice ne se rend pas compte de l’ambition de son argument, qui est ici : la religion est une pratique culturelle compromettant toute perspective émancipatrice. C’est une thèse qui ne va pas de soi, et les moyens qu’il faut pour la démontrer sont immenses. À moins bien sûr de définir religion non pas comme « système collectif ritualisé de croyances », mais plutôt comme « système de croyance oppressif » et hop, le tour est joué. Je ferais remarquer par ailleurs que l’article cite un texte dégueulasse qui combat la prétendue « idéologie anti-islamophobe ». Quand les arguments qu’on utilise ressemblent à ceux d’intellos racistes comme Finkielkraut et consorts, il faut se poser des questions. Si je devais m’adresser directement aux affidés de la vulgate marxiste anti-islam, je leur dirais : À titre personnel, je veux bien discuter avec vous, si vous vous posez des questions sur l’islam et l’islamophobie, à condition d’être prudent et ouvert. Moi aussi je m’en pose. Si en revanche vous prenez une position de victime qui pue le ressentiment et le racisme complexé, je vous préviens, vous êtes mes ennemis. Vous êtes des raclures et je ne veux rien partager avec vous.

Concernant, enfin, l’écriture. Ce texte est mal écrit. Attention, entendons-nous bien sur ce que je veux dire par mal écrit. Je ne veux pas dire qu’il manque d’élégance, de mots raffinés, de rythme (c’est peut-être aussi le cas, ou pas, je m’en fiche). Je veux dire que l’autrice utilise des tas de mots vides, des métaphores usées, des groupes de mots prêts à l’emploi, des doubles négations redondantes, des clichés, des imprécisions. Par exemple : « vivement critiquée », « se situer aux antipodes », « jugement fort dépréciatif », « ne sont pas sans rappeler », « agissant tel un fil directeur », « relativisme béat », etc. Vous me direz qu’on comprend quand même, que ce n’est pas si grave. Je vous répondrai que c’est lorsqu’on vérifie que les mots qu’on utilise ont un sens, que l’on peut se rendre compte qu’une phrase entière n’en a pas, et a fortiori, qu’un argument est spécieux. Et je renvoie l’autrice à l’article d’Orwell, « La politique et la langue anglaise », dont je laisse un extrait en conclusion.

« De nos jours, les textes politiques sont le plus souvent mal écrits. Quand ce n’est pas le cas, c’est en général que l’écrivain est une sorte de rebelle, qui exprime ses opinions propres et non une « ligne de parti ». Il semble que l’orthodoxie, de quelque couleur qu’elle soit, exige un style sans vie et imitatif. Bien entendu, les jargons politiques utilisés dans les brochures, les éditoriaux, les manifestes, les rapports et les discours des sous-secrétaires diffèrent d’un parti à l’autre, mais ils sont tous semblables en ceci qu’on n’y relève presque jamais une tournure originale, vivante et personnelle. Lorsqu’on observe quelque tâcheron harassé répétant mécaniquement sur son estrade les formules habituelles — atrocités bestiales, talon de fer, tyrannie sanglante, peuples libres du monde, être au coude à coude —, on éprouve souvent le sentiment curieux de ne pas être en face d’un être humain vivant, mais d’une sorte de marionnette : sentiment encore plus fort quand, par instants, la lumière se reflète dans les lunettes de l’orateur et les transforme en disques opaques derrière lesquels il semble qu’il n’y ait plus d’yeux. Et ce n’est pas là un simple effet de l’imagination. L’orateur qui utilise ce type de phraséologie a commencé à se transformer en machine. Son larynx émet les bruits appropriés, mais son cerveau ne travaille pas comme il le ferait s’il choisissait ses mots lui-même. Si le discours qu’il profère est de ceux qu’il a l’habitude de répéter encore et toujours, il peut être à peu près inconscient de ce qu’il dit, comme on l’est quand on prononce les réponses à l’église. Et cet état de semi-conscience, sans être indispensable au conformisme politique, lui est du moins favorable. »

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publié le 31 juillet 2017