Jacques Ellul, le Christine Boutin de la Décroissance

Dans un article récent sur Médiapart[1] qui a au moins le mérite de mettre en avant le « cosmopolitisme » contre le « nationalisme » (par les temps patriotards qui courent, c’est vraiment une bonne chose), Noël Mamère fait une référence élogieuse à celui qui est un des principaux inspirateurs et maîtres à penser du courant de la décroissance : le théologien protestant Jacques Ellul[2].

C’est l’occasion de dire deux mots ici de ce bonhomme pour donner un autre point de vue à son sujet, comme on l’a déjà fait à propos d’autre icônes décroissantes ou technophobes telles que Pierre Rabhi[3] ou Vandana Shiva[4].

Ce que je ne discuterai pas ici, c’est cette position débile qui est au cœur de la pensée d’Ellul et de ses héritiers militants anti-OGM, qui les fait passer très vite de l’anticapitalisme à l’anti-technicisme :

« La question que nous nous étions posés à l’époque avec Bernard Charbonneau […] était la suivante : si Marx revenait aujourd’hui, quel phénomène retiendrait-il pour caractériser notre société ? Nous étions convaincus que ce ne serait plus ni le capital ni le capitalisme, mais le développement de la technique, le phénomène de la croissance technicienne » (Jacques Ellul dans Le Nouvel Observateur, 17 juillet 1982)

En vrai, n’en doutons point, si Marx était revenu en 1982, il aurait sans doute surtout écrit un texte plein de mordant et d’ironie pour ridiculiser les écrits d’Ellul, comme il l’avait fait entre autres avec Proudhon et d’autres penseurs réacs aux airs radicaux.

Ce que je veux aborder ici, c’est plutôt le fait qu’Ellul, comme Rabhi, apparaît comme une figure lucide et pleine de sagesse aux yeux de beaucoup, là où l’on pourrait surtout penser qu’il est surtout fondamentalement réactionnaire et obscurantiste. Et donc encore une fois, comme le titre de ce billet le suggère, je veux montrer que les penseurs critiques du progrès sont en fait des gens très réacs, selon une logique assez implacable qui offre peu d’exceptions : quand on n’aime pas le progrès, on n’est souvent pas très "progressiste". Autrement dit : l’obscurantisme antiscience et/ou antitechnologie va le plus souvent de pair avec un obscurantisme plus ou moins apparent sur les questions de société, au nom de la défense d’une sorte d’ordre immuable, divin ou naturel des choses que la supposée démesure du progrès viendrait contrarier. C’est à mon avis ce qui fait que par exemple un Bové est opposé à la PMA[5] pendant qu’un Rabhi a pris des positions homophobes sur la question du mariage pour tous[6].

Ainsi à chaque fois que l’on me sort le couplet sur le caractère éminemment lucide et visionnaire de Jacques Ellul – il y a même un biographe du Monsieur qui a carrément sous-titré son bouquin « L’homme qui avait presque tout prévu »[7], rien que ça ! -, je ne manque jamais de demander si ce jugement sur la lucidité supposée doit être aussi étendu à la brillante analyse que Jacques Ellul a dans les années 1980 proposé à propos du SIDA, présenté par lui comme une punition divine. Généralement, mon interlocuteur est incrédule et ignorait en fait ce grand moment de lucidité du génial penseur, d’où ma volonté de faire ce billet, au moins pour restituer et rendre plus largement disponible ce monument de la pensée théologico-médicale que voici [8] :

« Punition ? Péché ? Nous voilà donc dans le « religieux » Et pourquoi pas ? Je crois que Dieu, qui ne conduit pas chaque homme mécaniquement, qui n’est pas le fabricant permanent de toute l’histoire, intervient parfois aussi pour châtier. Il ne s’agit pas de revenir à l’image du Dieu de colère et du père Fouettard, mais de relire certains textes bibliques, où Dieu n’est pas, mais intervient comme un vengeur ou un juge. Il s’agit de prendre au sérieux Babel et Sodome. Nous constatons alors, que dans la Bible, l’intervention divine a lieu quand l’inhumanité, quand le « mal », moral ou physique, dépassent les bornes. Dieu provoque un événement approprié à cet excès d’inhumanité, qui développera ses effets par lui-même et placera l’homme devant le choix se repentir ou mourir « Je mets devant toi le Bien et la Vie, ou le mal et la mort Choisis la Vie, afin que tu vives. » Mais la vie suppose non une morale automatique et toute faite, mais avant tout que l’homme cesse de faire l’œuvre du serpent en appelant Bien ce qui est mal, Mal (ou de nos jours : absurde) ce qui est Bien. Nous sommes dans cette occurrence. Je suis convaincu que l’apparition de l’insaisissable virus du sida correspond à cet ordre d’action de Dieu. » [Jacques Ellul, Réforme, 21 mars 1987]

Au cas où ce ne soit pas assez clair, voici des extraits de ce qui précède dans le même article d’Ellul, et que même Christine Boutin n’aurait sans doute jamais osé formuler tel quel :

« L’homosexualité c’est très bien. L’inceste aussi. Récemment, films et romans ont fait l’apologie de l’inceste. La pilule permet à des filles de douze ans de faire l’amour sans crainte. « L’amour en rond » devient une expérience respectable, et l’échange des couples aussi. On ne voit pas pourquoi on poursuivrait les pédophiles, « si ça fait plaisir aux enfants », comme il fut dit dans un procès célèbre. (…) J’en viens donc à supposer que l’apparition du virus du SIDA n’est pas un hasard ».

C’est donc très clair à défaut d’être en quoi que ce soit ’"lucide" : la pilule et l’homosexualité, c’est la même chose que l’inceste et la pédophilie. Laissons l’inceste de côté, et demandons nous alors plutôt pourquoi les prêtres catholiques – la boutique juste à côté de celle du télévangéliste Ellul – sont aussi peu croyants en ce qui concerne la pilule et l’homosexualité, et aussi souvent pratiquants en matière de pédophilie ?

Là, après avoir pris connaissance de ce morceau de bravoure, l’admirateur d’Ellul a deux solutions :

Ou bien se poser des questions sur les sources de son admiration et se demander s’il n’y a pas un sérieux problème avec l’anti-progressisme, pour que systématiquement ses figures les plus respectées et les plus censément « lucides » sortent des énormités de ce genre.

Ou bien considérer que ce passage est complètement marginal et atypique, et peut-être l’œuvre de la sénilité (dont il faudra alors préciser quand elle a commencé pour savoir quel texte d’Ellul est lucide et quel texte est délirant, parce que moi j’ai a priori du mal à faire la différence)

En fait, je trouve le premier passage cité plus haut particulièrement intéressant en ce qu’il illustre bien en quelques lignes la cohérence qui unit les deux aspects apparemment différents du caractère obscurantiste de la pensée d’Ellul, et que ceux qui à gauche l’admirent voudraient justement distinguer. Car pour expliquer pourquoi Dieu voudrait punir l’Humanité via le SIDA, Ellul évoque deux épisodes bibliques distincts mais ô combien complémentaires : Babel et Sodome.

Dans ces deux épisodes, Dieu punit violemment l’Humanité. Il s’agit d’ailleurs là d’une de ses activités préférées dans le dit « Ancien Testament », un véritable monument de la littérature génocidaire - cf le déluge - et sadique - cf le moment où, comme dans un torture-porn de mauvais goût façon Saw, Dieu fait joujou avec Abraham pour voir s’il est prêt à tuer son fils Isaac -.

L’épisode de Babel s’inscrit dans la continuité de différents mythes antique dont la morale consiste à vouloir remettre les Hommes à leur place par rapport aux Dieux (on peut penser par exemple chez les Grecs au mythe de Prométhée, puni pour avoir voulu voler le savoir divin, ou encore à celui d’Icare, qui est mort d’avoir voulu voler trop près du soleil). Dans le recueil des contes et légende des Hébreux, ça commence très tôt – dans l’ordre de lecture des textes de la Bible, qui n’est pas l’ordre l’ordre de leur rédaction - , puisque dès le premier couple fondateur -qui a par ailleurs forcément abondamment pratiqué l’inceste avec ses enfants, s’ils ne l’ont pas fait entre eux, pour pouvoir peupler la Terre. Idem pour Noé et sa famille. Je ne sais pas ce qu’en pensait Ellul –, dans ce premier épisode donc, Eve a tenté de goûter au fruit défendu, qui est celui de l’arbre de la connaissance (du bien et du mal). Et du coup, sanction divine immédiate, sur le thème :

« je vous avais dit de ne pas essayer de Savoir, et pour vous punir vous aurez honte de votre nudité et les femmes enfanteront dans la douleur, na ! Et je vous préviens, si vous essayez de contourner ça et d’inventer la péridurale grâce à la Technique, je vous enverrai le SIDA, bien fait pour votre gueule. Je vous ferai passer le message via mon prophète Ellul ».

Et ensuite, l’épisode de Babel en rajoute une couche sur le thème : si les hommes veulent construire des tours trop hautes et croire qu’ils peuvent aller dans les cieux comme Dieu, hé ben alors patatras, et….heu…. en punition ils parleront des langues différentes !!!! [oui, là je suis comme vous et je me dis aussi : "What the fuck ???"]. Bref, le terreau commun sur lequel se sont construits ces mythes et ont prospéré les théologiens réacs de Paul de Tarse à Jacques Ellul, c’est l’idée selon laquelle il faut se méfier de l’excès de savoir et de technique, et qu’il y a un ordre humble des choses à respecter pour l’humanité, sinon Dieu (ou la Nature, ce qui revient au même) se vengera un jour. C’est la première facette de la pensée anti-progressiste d’Ellul et consorts, celle qui l’a rendu célèbre et lui vaut bizarrement tout un tas d’admirateurs.

Mais ce qui est éclairant, ce que dans le même mouvement, dans cette citation dont on espère qu’elle deviendra fameuse, Ellul lie Babel et Sodome.

Pour ceux qui n’ont pas eu le malheur d’aller au catéchisme quand ils étaient petits et ont à la place eu une activité normale du genre jouer au foot, j’explique un peu. Non, Sodom n’a pas toujours et avant tout été un groupe de thrash-metal allemand, fondateur du genre local aux côtés de Kreator [encore un nom qui sonne biblique]. Au passage, pour tendre un peu l’atmosphère et faire se retourner Ellul dans sa tombe, voici en cadeau bonus un petit morceau de Sodom, intitulé, ça tombe bien, City of God :

© SPV

OK, Sodom, c’est bien, mais il faut convenir, et Noël Mamère sera sans doute d’accord avec moi sur ce point, que Kreator, c’est quand même autrement vachement mieux, surtout quand ils interprètent The Enemy of God [rien que le titre, on a déjà envie de se jeter à corps perdu dans le Mosh-Pit] :

© Yanglin Zhang

Oui, donc, pardon pour la petite parenthèse métallique, Sodome est une ville où les habitants ont fait des trucs pas bien aux yeus de Dieu à ce moment, et du coup, Dieu à décidé de les punir en…. alors, qu’est ce qu’il lui restait en stock comme nouvelle punition, vu qu’il avait déjà génocidé l’humanité et inventé plein de souffrances super inventives ?... donc Dieu, un peu à court d’imagination il faut bien le dire, les a puni par le feu, le sel ( ????) et la stérilité. Le crime exact des habitants de Sodome n’est semble-t-il pas hyper clair, mais il a certainement quelque chose à voir avec la sexualité, et du coup c’est peut-être le moment de signaler un truc qui colle super bien avec la problématique de ce billet et illustre parfaitement mon propos, à savoir que le mot « connaître » dans la Bible peut aussi signifier « coucher avec », et qu’il n’est donc vraiment pas bon d’y « connaître » qui que ce soit ou quoi que ce soit si ça ne plaît pas à Dieu.
Mais ce qui compte vraiment ici, c’est que dans l’exégèse chrétienne, l’histoire de Sodome a été interprétée comme la condamnation divine de l’homosexualité et à servi à légitimer la répression des homos, et il n’y a absolument aucune raison de penser que ce n’est pas comme cela qu’Ellul l’utilise quand en 1987 il parle du SIDA, une maladie qui à cette époque là apparaissait encore comme étant largement particulière à la communauté homo (où elle s’était d’abord développée). Donc, haro sur les Sodomites, et on a là une belle illustration de ce que j’ai voulu montrer, à savoir que l’anti-progressisme en matière de science et technologie épouse parfaitement le réactionnarisme en matière de mœurs. C’est Ellul lui-même, par son association entre Babel et Sodome, qui nous l’a démontré, merci à lui.

D’ailleurs, la pensée d’Ellul sur la technique était elle-même d’essence religieuse, et il ne s’en cachait évidemment pas :

[…] si la technique est récupératrice, c’est à dire si tous les mouvements révolutionnaires sont finalement récupérés par elle, qu’est-ce qui peut lui échapper ? D’un point de vue humain, rien. Il faut donc une transcendance pour lui échapper. […] S’il existe un transcendant et que ce transcendant est celui qui s’est révélé en Jésus-Christ, celui qui est descendu vers nous, il n’est pas inclus dans notre système […] Cela nous donne le point de vue extérieur qui permet la critique du système. […] Seul le transcendant, dans le système technicien, garantit à l’homme une liberté et garantit pour la société une issue possible. […] Le Dieu biblique est avant tout un Dieu qui libère. [Ellul par lui-même, pages 148 à 151]

« Je ne veux pas dire que Dieu interviendra directement sur la technique, comme à la Tour de Babel, pour la faire échouer. Mais c’est avec l’appui de la révélation du Dieu biblique que l’homme peut retrouver une lucidité, un courage et une espérance qui lui permettent d’intervenir sur la technique. Sans cela, il ne peut que se laisser aller au désespoir. » [Jacques Ellul, À temps et à contretemps. Entretiens avec M. Garrigou-Lagrange, 1981, Le Centurion, p. X]

Du coup, j’en appelle en conclusion à l’union des Babéliens et des Sodomites contre les vieux cons réacs du type Ellul ou Rabhi, parce que l’émancipation viendra du contrôle accru de l’humanité sur la nature via la science et la technologie, pour que nous maîtrisions nous-mêmes notre destin et faisions nos choix en connaissance de cause, avec pour critère moral la satisfaction des besoins et des envies des uns sans que cela ne nuise à autrui, et sans qu’aucune transcendance à la mords-moi-le-nœud ne vienne nous les briser.

Ni Dieu, ni Maîtresse nature !

Yann Kindo

PS : Pour la bonne bouche, je signale à toutes fins utiles que la proximité d’Ellul avec la pensée des néoconservateurs protestants tels qu’ils polluent le débat politique aux Etats-Unis se manifestait aussi par un soutien forcené à Israël et par un exercice précoce et précurseur de ce que l’on appelle aujourd’hui l’ « islamophobie »[9].

[1]https://blogs.mediapart.fr/noel-mamere/blog/240516/vert-contre-noir-cosmopolitisme-contre-nationalisme

[2] Pour une présentation d’ensemble (et plutôt complaisante) des thèses d’Ellul, on peut utiliser cet article :

http://www.journaldumauss.net/?Jacques-Ellul-ou-l-impasse-de-la

[3] Le plus récent sur Rabhi : https://blogs.mediapart.fr/yann-kindo/blog/210516/quand-rene-dumont-demolissait-pierre-rabhi

[4]https://blogs.mediapart.fr/yann-kindo/blog/240814/vandana-shiva-demythifiee

[5]https://blogs.mediapart.fr/yann-kindo/blog/040514/pma-il-ose-bove

[6]https://blogs.mediapart.fr/yann-kindo/blog/270315/pierre-rabhi-naturellement-reac-gentiment-homophobe

[7]https://www.alternatives-economiques.fr/jacques-ellul--l-homme-qui-avait-presque-tout-prevu-_fr_art_171_18640.html

[8] Ne vivant pas à côté de la BNF, je n’ai pas accès au texte de la revue Réforme lui-même , mais il est restitué à quelques endroits sur Internet, et surtout dans le livre de Cyril Di Méo « La face cachée de la Décroissance »

[9]https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Ellul

https://blogs.mediapart.fr/yann-kindo/blog/260516/jacques-ellul-le-christine-boutin-de-la-decroissance


publié le 30 décembre 2017