TOMÁS IBÁÑEZ : L’ANARCHISME SE CONJUGUE À L’IMPARFAIT

[Publié en 1996, dans le n° 3-4 de la revue Volontà, sous le titre Questa idea si conjunga al’imperfecto. Reproduit in Fragments épars pour un anarchisme sans dogme, Editions Rue des Cascades, 2010, pp. 215-227.]

L’ANARCHISME SE CONJUGUE À L’IMPARFAIT

Rien n’est plus facile que de questionner la cohérence rationnelle de l’anarchisme et de mettre au jour ses points faibles.

Cela devrait-il nous chagriner ?

Oui ! Sans nul doute, si nous participons de cette volonté de puissance qui se cache sous le désir de posséder un système de pensée sans failles, garanti contre toute critique, acéré comme une épée dialectique, et robuste comme un bouclier qui nous préserverait de toute incertitude.

Non ! Pas le moins du monde, si nous admettons que l’anarchisme est flou, incertain, toujours provisoire, parcouru de contradictions plus ou moins flagrantes, muet sur toute une série de questions importantes, parsemé d’affirmations erronées, accroché à bon nombre de schémas dépassés, empreint de toute la fragilité et de toute la richesse de ce qui ne prétend pas outrepasser la finitude humaine.

Reconnaître l’extrême fragilité de l’anarchisme, c’est plus sûrement faire preuve d’une plus grande sensibilité anarchiste que de s’acharner à la nier ou à ne la reconnaître qu’à regret : l’anarchisme est à la hauteur de ce qu’il prétend être parce qu’il est, précisément, imparfait. Mais le fait de se satisfaire de cette fragilité ne saurait induire à la complaisance car, pour être à la hauteur de ce qu’il prétend être, l’anarchisme se doit encore de tourner la critique vers lui-même, critique qui, seule, peut contribuer à son indispensable changement.

Les commentaires qui suivent ne prétendent pas ébaucher des solutions, ni même indiquer le chemin pour les trouver. Ils se contentent de lever quelques questions plus ou moins entremêlées qui, de mon point de vue, font problème dans la pensée anarchiste contemporaine.

L’anarchisme est une théorie du droit à la différence fondée sur un principe d’indifférenciation.

Plus qu’aucun autre système de pensée, l’anarchisme insiste vigoureusement sur la nécessité de respecter scrupuleusement le fait différentiel. Il se caractérise par une défense constante de la valeur de la différence et par le souci de créer les conditions pour que les particularités individuelles puissent s’exprimer le plus librement possible : accent mis sur la liberté de l’individu, respect de l’autonomie des minorités, contestation radicale du principe même de la démocratie dans la mesure où celui-ci sacralise la volonté du plus grand nombre, refus d’établir des modèles qui serviraient pour catégoriser les bonnes et les mauvaises différences ou pour les hiérarchiser. Ce dernier point est particulièrement important, car il s’oppose à la tendance naturelle de toute culture à fournir des critères censés élaborer un idéal du moi et à inculquer des normes permettant de savoir choisir ce qu’il faut choisir, penser ce qu’il faut penser et sentir ce qu’il est normal de sentir.

L’anarchisme considère, quant à lui, que l’individu ne doit pas avoir telle ou telle caractéristique mais qu’il doit, tout simplement, pouvoir exprimer, sans contraintes et quelles qu’elles soient, ses propres caractéristiques.

Pour séduisante que, bien évidemment, elle soit, cette approche se révèle aussi quelque peu problématique, car l’affirmation radicale du droit à la différence s’y trouve niée dans le mouvement même de son énonciation. Proclamer le droit à la différence, c’est, en effet, proclamer, en même temps et nécessairement, qu’il ne peut y avoir la moindre différence quant à ce droit, sans quoi il cesse de faire sens. Si l’on admettait l’ombre d’une différence quant au droit à la différence, cela impliquerait sa négation même puisque certaines différences seraient exclues de ce droit. On ne peut donc admettre aucune différence quant au droit à la différence si l’on ne veut pas le rendre contradictoire. Mais cela entraîne également sa négation, puisque cela revient à exclure le droit à certaines différences... Pas moyen d’en sortir !

Attention, je ne fais pas référence, ici, au vieux problème pratique du comment traiter, dans une société libertaire, ceux qui ne respecteraient pas le droit à la différence. Je m’intéresse simplement au problème conceptuel né d’un énoncé qui ne peut être accepté qu’à la condition d’être refusé et qui exige d’être violé pour pouvoir être admis. Cet énoncé affirmant, simultanément, que rien ne vaut pour tous et que cela, très précisément, vaut pour tous, il n’est pas facile d’en concilier les deux postulats... même si l’on fait un détour par les types logiques de Bertrand Russel ou par les méta-niveaux de Gödel.

Soit dit en passant, je ne suis pas incommodé le moins du monde par les contradictions internes ou par l’autocontradictoire. Si j’attire l’attention sur le caractère autocontradictoire du droit à la différence, c’est tout simplement parce que les problèmes pratiques qui surgissent de son application lui sont peut-être liés. Dans cette hypothèse, chercher à résoudre les problèmes pratiques sans se poser la question du problème conceptuel de fond n’aide sûrement pas à leur trouver des solutions.

Puisque nous nous sommes enfoncés dans le champ conceptuel de la différenciation, j’en profite pour dire quelques mots sur l’entropie, la néguentropie et la complexité.

Tout système qui présente une forte différenciation interne autorégulée doit compenser les forces entropiques qui travaillent à la dédifférenciation interne par des mécanismes néguentropiques d’autant plus vigoureux que cette différenciation interne est prononcée. Le principe du droit à la différence fait de la société anarchiste une société hautement complexe, à très forte et très fine structuration interne, et qui a besoin, par conséquent, de puissants mécanismes de préservation contre les risques d’évolution entropique. Cela signifie que le système doit se caractériser par un jeu de contraintes très vigoureux : c’est le prix à payer pour la complexité résultant d’un droit à la différence qui engendre une forte variabilité interne du système.

Le droit à la différence est habituellement associé à l’absence de contraintes et à la liberté, mais, par le biais du fonctionnement des systèmes complexes, il semble bien impliquer, au contraire, un accroissement des contraintes. Nouvelle contradiction sur laquelle l’anarchisme devrait se pencher ?

L’anarchisme est une théorie de la liberté qui repose sur un principe totalitaire.

C’est en bonne mesure parce qu’il exalte la liberté plus que ne le fait aucun autre courant de pensée que l’anarchisme séduit aussi fortement l’imaginaire contemporain. Le problème est que le modèle de société que projette l’anarchisme pour assurer le plein exercice de la liberté étouffe l’idée même de liberté, car il exclut toute possibilité d’un en dehors de l’anarchisme.

Lorsque Paul Feyerabend défendait le droit à la coexistence de toutes les traditions en partant du principe que nul critère ne nous autorise à trancher sur leur validité, il se voyait obligé à recourir à un corps de police aussi efficace que possible comme unique manière de protéger ce droit à la coexistence contre les assauts des traditions conquérantes, c’est-à-dire contre les traditions qui, ne respectant pas le principe de coexistence, veulent s’imposer sur les autres et les annuler. Cette solution est bien évidemment inacceptable pour l’anarchisme. Pour que la liberté règne, l’exercice de la contrainte doit être banni, tant s’il adopte la forme de sanctions que s’il prend la forme de ces dispositifs normalisateurs qui font l’économie des sanctions, et que Michel Foucault nous a si bien aidés à mieux comprendre. Mais, si nous rejetons la solution Feyerabend, il ne nous reste qu’une seule alternative se révélant tout aussi liberticide puisqu’elle consiste à poser, par principe, que l’usage de la contrainte s’en trouvera exclu car nul ne questionnera jamais le principe qui permet de s’en passer. En d’autres termes, la liberté n’est possible que si personne ne se situe en dehors du credo libertaire en matière de respect de la liberté. Si quelqu’un le faisait, il faudrait bien contraindre sa liberté pour l’empêcher de la supprimer.

Il existe bien sûr des sociétés qui ne conçoivent aucun en dehors par rapport à ce qui cimente leur cohésion, mais elles ne constituent pas précisément des modèles de liberté individuelle. Dans la pensée anarchiste, la liberté n’est possible que si tout un chacun abdique, comme préalable, sa propre liberté de refuser les présupposés anarchistes sur la liberté et accepte, par conséquent, de faire sienne la culture la plus totalitaire qui soit, c’est-à-dire celle qui nie toute possibilité d’un en dehors par rapport à elle-même.

Peut-être faut-il proclamer bien fort qu’il ne doit pas y avoir de liberté pour les ennemis de la liberté, peut-être faut-il revendiquer bien haut le droit qu’ont les anarchistes de vivre selon leurs conceptions sans autres contraintes que celles qu’ils veulent bien s’imposer à eux-mêmes. Pour ma part je n’ai aucun inconvénient à faire miennes ces exigences, mais cela m’oblige, nécessairement, à mettre en doute la cohérence de l’anarchisme en tant que théorie de la liberté.

La culture, implicitement totalitaire, qui sous-tend l’exigence anarchiste de liberté devient évidente lorsque l’on s’aperçoit que l’individu socialisé dans une culture libertaire ne dispose, par définition, d’aucune voie pour s’affirmer positivement contre cette culture. En effet, l’anarchisme exclut, par principe, que toute autre culture puisse être préférable à la culture anarchiste, car, dès l’instant où l’exigence de liberté est posée comme valeur fondamentale, toute option qui implique une moindre exigence de liberté constitue automatiquement et nécessairement une option moins légitime. Comme la société anarchiste revendique le privilège d’être la société à liberté maximale, il en résulte qu’aucune autre forme de société ne peut lui être préférable... !

En voulant être une théorie centrée sur la liberté, l’anarchisme ouvre sur une culture qui exige l’adhésion de tous pour pouvoir exister et qui conteste la légitimité de tout ce qui n’est pas elle-même.

L’anarchisme est une critique du pouvoir qui alimente certaines relations de pouvoir.

Par rapport à d’autres idéologies du XIXe siècle, l’anarchisme a eu l’incontestable mérite de focaliser l’attention sur la question du pouvoir au lieu de la reléguer à un rang secondaire ou dérivé. Comme les stigmatisés de toutes sortes (femmes, gitans, homosexuels, handicapés, etc.) ne cessent de nous le rappeler, les rapports de domination débordent largement la sphère des rapports de production. Le pouvoir constitue bien un phénomène qui doit être considéré pour lui-même et en soi-même.

Cela dit, l’hypothèse anarchiste d’une éradication totale des relations de pouvoir n’a pas seulement suscité l’incrédulité d’une bonne partie des dominés eux-mêmes, elle a également débouché, ce qui est bien plus grave, sur une conception du pouvoir qui favorise son déploiement. En effet, à partir de l’instant où l’on affirme que le pouvoir peut être aboli en sa totalité, on affirme, simultanément, que le pouvoir n’appartient qu’à certaines modalités des rapports sociaux et à elles seules, puisque, en les transformant, il est censé disparaître.

Il est devenu clair, pourtant, après Foucault, que les relations de pouvoir ne relèvent pas d’une relation d’extériorité vis-à-vis du lien social. Elles lui sont, tout au contraire, intrinsèques. C’est dans le lien social qu’elles se forgent et c’est dans cette socialité qu’elles s’engendrent incessamment. Étant donné que nous sommes, de part en part, des êtres sociaux, le pouvoir fait intégralement partie de notre manière d’être au monde. Lorsque nous prétendons qu’il peut être aboli, ou bien notre énoncé est radicalement faux, ou bien il est raisonnablement vrai, mais à la seule condition qu’il ne porte pas sur le pouvoir en général, mais plutôt sur une des multiples formes qu’il peut adopter, à savoir le pouvoir que l’on ressent comme coercitif celui qui, généralement, s’accompagne de l’application de sanctions.

Notons, en passant, que cette forme particulière des relations de pouvoir se trouve englobée, en tant que sous-ensemble, dans une catégorie plus large, qui n’est autre que celle des rapports de domination. Tout pouvoir ressenti comme coercitif et accompagné d’un régime de sanctions (positives ou négatives) relève d’une catégorie de rapports de domination, mais certains rapports de domination reposent sur d’autres formes d’exercice du pouvoir.

Si l’anarchisme admettait que sa critique du pouvoir et l’affirmation qu’il peut être éradiqué n’ont jamais porté que sur une catégorie particulière du pouvoir, la conséquence n’en serait pas dramatique. Cela aurait sans doute pour effet de le rendre moins attractif en l’amputant d’une partie de son radicalisme, mais il deviendrait sûrement plus crédible. Au contraire, le fait que l’anarchisme s’entête à identifier le pouvoir avec cette catégorie particulière qu’il se fait fort de supprimer entraîne des conséquences bien plus préoccupantes. En effet, la partie du pouvoir non reconnue comme telle parce que ne prenant pas la forme de la coercition a ainsi le champ libre pour se développer sans résistances et proliférer à son aise. En d’autres termes, s’il est vrai que tout lien social engendre des relations de pouvoir, on ne peut les identifier et lutter contre celles-ci que si l’on ne pose pas, par principe, qu’elles sont absentes de certains types de rapports sociaux. En posant ce principe du fait même d’énoncer que le pouvoir peut être éliminé des rapports humains, l’anarchisme nous désarme face à une forme de pouvoir qui a le privilège d’échapper à la possibilité même d’être pensée comme étant du pouvoir.

Il faut bien voir que ce ne sont pas seulement certaines relations de domination qui reçoivent ce privilège d’invisibilité, mais aussi d’autres relations de pouvoir que l’on n’inclut pas habituellement dans les rapports de domination, mais qui sont pourtant tout aussi liberticides. N’oublions pas que, face au pouvoir de domination, il y a, entre autres, le pouvoir de constitution, qui est tout aussi redoutable. Exercer une domination sur le sujet humain déjà constitué, c’est sans doute exercer moins de pouvoir que d’être capable de le constituer comme le sujet qu’il est. Ne pas voir cela revient à dire que celui qui est capable d’emprisonner autrui est plus puissant que celui qui est capable de faire qu’autrui ait le désir, parce qu’il a été ainsi constitué, de s’emprisonner lui-même.

L’anarchisme est une philosophie de la non-transcendance qui s’institue elle-même comme transcendance.

L’anarchisme sacralise bien peu de chose. Il n’y a, dans son horizon, ni divinités, ni sens de l’histoire, ni principes soustraits à la possibilité d’être débattus, ni vérité établie une fois pour toutes... L’être humain est la mesure de toute chose, comme le voulait l’ancêtre du relativisme, et donc toutes les choses présentent la même fragilité et les mêmes limitations que l’être humain. Le fait que l’anarchisme tourne en dérision toute tentative d’en appeler à des vérités, à des valeurs, à des croyances réputées éternelles et incontestables constitue certainement une de ses caractéristiques les plus irritantes pour les esprits bien pensants. L’anarchiste dérange parce qu’il est toujours un mécréant, quel que soit le credo établi. Démolisseur de transcendances, l’anarchisme en construit cependant une qui prend curieusement la forme de ses propres traits. En effet, l’anarchisme veut bien admettre que ses propres formes d’expression, ses propres manifestations, sa propre formulation, sont changeantes au fil des temps et des cultures, mais il participe d’un essentialisme profond qui l’empêche d’accepter sa propre contingence radicale. L’anarchisme se perçoit comme étant consubstantiel à la condition humaine, dès l’instant où il soutient que les valeurs fondamentales qui le constituent, loin être circonstancielles, historiquement datées, périssables, provisoires et, en définitive, tout bêtement temporelles, ont été, sont et seront toujours liées à l’existence humaine. Les valeurs de liberté, d’autonomie, de respect d’autrui, de dignité individuelle et collective, de solidarité, de refus de l’autoritarisme, bref toutes ces valeurs qui fondent la pensée anarchiste deviennent les garantes de sa propre pérennité puisqu’elles sont prétendument liées à la manière humaine d’être au monde.

La conclusion de ce raisonnement est simple : l’anarchisme peut rénover ses formes, il peut évoluer avec les époques, il peut même changer de nom, mais ce qui, en lui, est fondamental transcende les époques et, par conséquent, les individus concrets qui, eux, n’ont d’autre issue que de vivre toujours au sein d’une époque déterminée ! L’anarchisme est une arme redoutable contre la transcendance, mais c’est une arme qui se met hors de portée de ses propres coups...

Que conclure après ces commentaires critiques ou, mieux, autocritiques ?

Pour moi, l’anarchisme est un enfant de la modernité qui, le moment venu, s’éteindra avec elle, mais cette conviction est loin d’être teintée de pessimisme. En attendant sa prochaine disparition, l’anarchisme mérite largement que nous le cultivions comme l’on cultive une fleur dont la beauté naît, en bonne mesure, de la certitude quelle est en train d’épuiser pleinement le présent puisqu’il est son unique horizon.

TOMÁS IBÁÑEZ


publié le 14 mai 2018