témoin d’une agression homophobe ultraviolente à Bruxelles, au lendemain de la Belgian Pride

Younes, Mohamed* et John se promenaient dimanche 20 mai dans les rues du centre de Bruxelles avec leur groupe d’amis, un groupe à la fois bruxellois et international : John, par exemple, a fait le trajet depuis les États-Unis pour passer quelques jours dans notre capitale.

Il est un peu plus de vingt heures. Les amis sont donc une petite dizaine, marchant de façon éparpillée – c’est toujours comme ça quand on est nombreux : il y a ceux qui sont pressés, et puis ceux qui lambinent, entre un apéro chez un copain, un dîner qui se prépare dans le quartier branché de Sainte-Catherine, l’orage qui menace et cette atmosphère joyeuse, un peu grisante, de lendemain de fête. Car nous sommes à peine un jour après la Marche des fiertés bruxelloise, ou « Belgian Pride » (qui, au passage, a quand même été marquée par la répression policière suite à des actions d’opposition à la présence d’un char du parti politique N-VA). Et nous sommes trois jours après la Journée Ihsane Jarfi, une commémoration organisée jeudi 17 mai en la mémoire d’un homme victime d’un meurtre homophobe à Liège, en 2012.

C’est lorsqu’ils parviennent rue d’Anderlecht que les amis entendent les premières insultes, lancées dans leur direction par plusieurs jeunes garçons et jeunes hommes : « Pédés, pédés ! » Même les non-francophones comprennent immédiatement ce qui se passe.

« Marchez vite. Ne vous retournez pas », intime tout de suite Mohamed, le plus bruxellois d’entre eux, à ceux de ses amis qui sont à côté de lui. « Avancez. »

Les insultes fusent, se rapprochent. Et tout va très vite. Le groupe d’amis est attaqué dans le dos par une quinzaine d’assaillants déterminés à les tabasser.
Le craquement de sa tête qui heurte le bitume

Ce qui précède, ce sont les trois victimes qui me l’ont raconté un peu plus tard, alors que nous étions tous·tes ensemble au poste de Police. Pour le reste, à partir de cet instant, j’ai assisté à la scène.

Je suis en face, je débouche rue d’Anderlecht, juste en face de l’attaque. J’entends des cris, je vois un attroupement et puis je distingue une personne qui court, un homme. Il est jeté à terre par d’autres, et puis j’entends le choc de son corps sur le trottoir, le craquement de sa tête qui heurte le bitume. Des hurlements.

L’homme à terre est vêtu d’un tee-shirt corail. Une couleur qui me marque sur le moment, car elle tranche dans le groupe de ses agresseurs, tous couverts de vêtements sombres, qui maintenant s’acharnent contre lui à coups de pied. Dans ma stupeur, je vois l’homme arriver à se relever, tituber. Il court et traverse la rue dans ma direction, du sang lui recouvre le visage. Deux passant·es, un homme et une femme, l’accueillent de notre côté du trottoir, se mettent autour de lui, tentent de comprendre ce qui vient de se passer et de le rassurer en anglais – la jeune femme, en particulier, est impressionnante de sang-froid.

Moi, qui suis à côté de Younes, appelons ainsi le jeune homme au tee-shirt corail, je ne vois plus que lui. Je me rapproche donc des deux passant·es et, avec eux et avec ceux du groupe de Younes qui se sont échappés du piège et qui n’ont pas été physiquement touchés, nous nous mettons à l’écart, un peu plus loin. Le tout a pris une minute, peut-être deux, pas plus.

Younes et ses quelques amis, en état de choc, paniquent. L’un essaye de retourner chercher ceux qui manquent, un autre retient le premier, un autre encore tente de joindre ses amis par téléphone, un dernier soutient Younes en l’entourant de ses bras…

Et puis on voit déboucher John – je ne connaissais évidemment pas encore son prénom –, la bouche ensanglantée, et puis Mohamed, qui se tient la tête, et puis encore un ou deux, hébétés.
John (ici sur la photo), Younes et Mohamed souffrent de contusions, d’écorchures, de plaies au visage et au corps. (c) axelle mag.

Certains agresseurs viennent de s’enfuir car un ami de Younes a dégainé son téléphone pour prendre des photos. Un réflexe salvateur, et très utile pour l’enquête à suivre. John remarque aussi que des hommes plus âgés sortent de boutiques et d’immeubles adjacents et essaient de s’interposer pour mettre fin à l’attaque.

Le reste des assaillants, des jeunes hommes (« des adolescents », décrira John), les visages cachés par les capuches de leurs sweet-shirts, sont toujours là, à dix mètres de nous. Ils vont et viennent. Ils nous narguent jusqu’à ce que les sirènes de la police et de l’ambulance, une dizaine de minutes plus tard, fassent débarquer tellement de badauds qu’ils se fondent dans le décor.

Quand la policière qui a pris ma déposition un peu plus tard m’a demandé ce que je voulais rajouter à la description des événements auxquels j’ai assisté, j’ai souhaité insister sur cela. Sur ce sentiment de puissance et d’impunité qui se dégageait de ce groupe de jeunes agresseurs. Ils auraient pu tuer Younes. Ils l’ont démoli. Ils en ont démoli d’autres. « Ils ont essayé de nous tuer », a dénoncé John par la suite. Et ils avaient l’air très satisfaits.
Des agressions fréquentes

Ce n’est pas la première fois que de telles agressions se produisent. Le 17 avril dernier par exemple, deux hommes ont été attaqués quelques rues plus loin, pour les mêmes raisons. Est-ce pour cela que l’un des policiers a dit à Mohamed : « Que faisiez-vous dans ce quartier ? »

Cette question était-elle vraiment nécessaire ? Pour Mohamed, elle était surtout culpabilisante, voire stigmatisante (cela m’a d’ailleurs fait penser à un article que nous venons de publier sur le traitement policier des violences envers les femmes). D’abord, à Bruxelles, Mohamed est chez lui. Il se promène où il veut, avec qui il veut. Ça devrait être ça, l’espace public. Cette question sous-entend-elle qu’il y a, dans notre capitale, des carrefours qu’on doit éviter, le soir, quand on est un homme qui tient par la main un autre homme ?

La réponse, évidemment, est oui, qu’on soit un homme en tee-shirt corail, une femme… Oui, partout en Belgique, on prend des risques à sortir de l’ordre hétéro-patriarcal. On le sait. Mais demander à Mohamed ce qu’il faisait « dans ce quartier » pourrait insinuer qu’après tout, lui et ses amis l’ont un peu cherché… et seraient aussi « coupables ».

Il est terrible de constater que cette culpabilité est tellement intégrée par les victimes, habituées à la haine homophobe au quotidien, que Younes m’a répété plusieurs fois : « On n’a rien fait, on ne les a pas provoqués… » Car en Belgique, les personnes homosexuelles ou transgenres sont en effet fréquemment victimes de discriminations et de violences. Rien qu’en 2017, Unia – le centre fédéral pour l’égalité des chances – a ouvert 84 dossiers pour ces raisons. Les faits dénoncés se déroulent principalement dans l’espace public (30 %), mais aussi sur le lieu du travail et dans la famille. « Cela démontre une forme d’intolérance et d’hostilité émotionnelle, un rejet quasi instinctif qui se traduit dans l’espace public, parfois de manière très violente », déplore Patrick Charlier, co-directeur du centre. Dans la même interview, il reconnaît également que ces chiffres sont tout à fait sous-estimés : « Bon nombre de personnes homo/bisexuelles refusent encore de porter plainte à la police ou même de nous contacter, vu le contexte sociétal ou familial relatif à l’homosexualité. »

Quant au traitement judiciaire de l’attaque, une policière avec laquelle j’ai discuté n’avait pas l’air d’en attendre beaucoup d’efficacité. Reste à espérer qu’elle soit contredite. Et que les couleurs arc-en-ciel que Bruxelles arbore encore ce matin ne soient pas juste une façade.

*Leurs prénoms ont été changés


publié le 23 mai 2018