Victoire de l’équipe de France : rien à foot de l’"unité républicaine"

Face à l’injonction à l’unanimisme et contre la rhétorique nauséabonde de « l’unité nationale », nous revendiquons le droit d’être « grincheux ».

« Que certains grincheux enragent parce que le peuple est heureux laisse perplexe. La France est si belle quand elle est heureuse. Cela faisait pas mal de temps que cela n’était pas arrivé. Réjouissons-nous. Simplement. » L’éditorialiste du Parisien (17 juillet) n’y va pas par quatre chemins en intimant à ses lecteurEs de se réjouir, égratignant au passage les « grincheux » qui ne seraient pas enthousiastes devant les images des marées bleu-blanc-rouge qui ont envahi les villes de France le 15 juillet au soir après la victoire de l’équipe de France, et les Champs-Élysées le 16 juillet pour célébrer le « retour des Bleus ». Une injonction à la réjouissance, davantage qu’une invitation, révélatrice d’un phénomène antérieur, qui s’est approfondi à mesure que l’équipe de France de football se rapprochait de la victoire en Coupe du monde, prenant la forme d’une mise en demeure : soyez foot, soyez bleu, soyez France.

Le droit d’être « grincheux »

Nous revendiquons pour notre part le droit d’être « grincheux ». Non parce que nous « enragerions » devant les images de foules en liesse ou parce que nous serions insensibles à la fête, aux sourires et aux cris de joie. Ni parce que nous détesterions par principe le football, voire le sport en général, que nombre de militantEs anticapitalistes et révolutionnaires pratiquent, entre amiEs ou en club, tout en étant lucides, comme bien d’autres, sur les dérives du sport-compétition, du sport-business et du sport-spectacle. Ni même parce que nous penserions que s’enthousiasmer à l’occasion d’une compétition sportive serait par nature une attitude réactionnaire.

Nous revendiquons le droit d’être « grincheux » face aux injonctions à l’unanimisme, quelles qu’elle soient et d’où qu’elles viennent, qu’il s’agisse d’être « Charlie » (version tragique) ou d’être « Bleus » (version joyeuse). Des injonctions excluantes, venues de responsables politiques, d’intellectuels ou d’éditorialistes qui s’arrogent le droit de dire ce qu’il convient de faire et de ne pas faire et, plus grave sans doute, qui s’autorisent à tracer une ligne entre les « bons » et les « mauvais » citoyenEs. Des injonctions qui, en outre, participent d’une entreprise de récupération politique aussi discrète qu’un tacle à la nuque, par laquelle ceux qui, le reste de l’année, par leurs discours et leurs politiques, divisent, excluent et stigmatisent, se posent soudain en garants d’une « communauté nationale » au sein de laquelle nous serions touTes sur un pied d’égalité. Des injonctions qui, enfin, caressent et renforcent les préjugés nationalistes, en faisant de « l’unité nationale » une valeur cardinale, transcendante et supérieure à toute autre forme de collectif, discours malheureusement de plus en plus répandu à gauche.

Contre « l’unité républicaine »

Ce faisant, nous ne confondons évidemment pas l’authentique enthousiasme, aux causes multiples, qui a pu gagner des centaines de milliers de personnes à l’occasion de la victoire de l’équipe de France, et les manœuvres grossières des récupérateurs en tout genre, qui se payent de mots en croyant que les classes populaires, qu’ils méprisent en réalité, leur seraient désormais acquises. Comment ne pas voir que la composition de l’équipe de France, avec ses nombreux enfants et petits-enfants d’immigréEs, peut apparaître en elle-même comme une revanche, aux yeux de catégories de la population victimes de racisme, et notamment du racisme d’État ? Comment ne pas voir que dans une société minée par la violence et la peur de l’avenir, les occasions de faire la fête et d’oublier les soucis du quotidien sont rares, et d’autant plus investies ? Comment ne pas voir, enfin, que l’attitude d’Emmanuel Macron, subitement devenu sélectionneur-entraîneur-joueur-capitaine de l’équipe de France de football, suscite autant, sinon davantage, de railleries que d’adhésion ?

Et c’est aussi pour cela que nous revendiquons, une fois pour toutes, le droit d’être grincheux. Car nous savons, comme bien d’autres, que patrons et salariéEs, exploiteurs et exploitéEs, expulseurs et sans-papiers… ne forment pas un « peuple » uni et sans contradictions, mais bien une société dans l’ADN de laquelle sont inscrites les inégalités et les oppressions. Car nous savons, comme bien d’autres, que l’illusion de l’ « unité républicaine » chantée par des politiques de tous bords, dont la soudaine philanthropie conduit parfois à se demander quelle pelouse ils ont fumée, doit être implacablement combattue. Et car nous savons, comme bien d’autres, et l’expérience de la fumisterie du « black-blanc-beur » de 1998 l’a prouvé, qu’aucune victoire en Coupe du monde ne règlera les problèmes de racisme, qu’aucun penalty ne réparera les injustices et qu’aucun rassemblement massif sur les Champs-Élysées ne remplacera une mobilisation de masse contre les politiques antisociales du gouvernement. Une mobilisation qu’il s’agit de construire dès la rentrée, touTes ensemble, grincheux ou pas, autour d’un objectif commun : la victoire de notre camp, sans passer par les prolongations.

Julien Salingue


publié le 18 juillet 2018