Oublier l’hegemon I. Vers de nouvelles alliances judéo-arabes

La peur, l’hystérie

Quand on parle de ce qui s’est passé, se passe et se passera – dans l’hypothèse où le futur n’est pas radicalement hypothéqué – en Israël/Palestine, on met le plus souvent deux termes en regard : les Juifs, les Arabes – palestiniens et/ou autres ; ou encore les juifs, les musulmans, selon que le « conflit » est pensé en termes nationaux ou religieux. Les autres instances (l’Europe, les États-Unis) sont abordées le plus souvent comme des arbitres, des observatrices plus ou moins bienveillantes, plus ou moins investies, plus ou moins mal à l’aise. Et, bien sûr, toujours désintéressées. Ces instances occupent la position du tiers raisonnable qui assume la tâche de la médiation et de la facilitation entre ces enfants impossibles que seraient les Juifs et les Arabes, les juifs [2] et les musulmans, les Israéliens et les Palestiniens.

Si on veut parler du sionisme en tant que phénomène historique, il peut arriver que l’on admette que les deux termes en présence sont en premier lieu les Juifs et l’Europe. Les Palestiniens apparaissent alors bien souvent comme des figurants, malheureux ou malveillants selon les récits, dans la généalogie et la mise en œuvre de la solution trouvée à l’antisémitisme européen. Pas seulement parce qu’ils sont ou seraient les grands « oubliés » de la pensée sioniste avec la formule « une terre sans peuple pour un peuple sans terre », attribuée à Weizmann mais en réalité reprise, de loin en loin, vraisemblablement au proto-sionisme des protestants anglais [3], mais parce que l’histoire du sionisme met d’abord en présence des Juifs européens et l’Europe qui, après avoir obstinément refusé de reconnaître leur appartenance européenne, a prétendu les « émanciper » [4] avant de les rejeter violemment, pour ne les « reconnaître » que lorsqu’ils eurent accompli le vieux rêve européen consistant en leur « retour » en Palestine, remettant ainsi les choses à leur place supposée, du point de vue européen toujours (l’Europe est une spécialiste de la projection : de même qu’elle a efficacement projeté sur « les juifs » son propre rêve de les voir retourner en Palestine, elle projette aujourd’hui son propre antisémitisme sur « les musulmans », en même temps que sa propre islamophobie sur « les juifs », encore). Le sionisme est une alliance de (ré)conciliation nouée avec l’Europe sous la figure de la séparation et du départ. On pourrait dire pour paraphraser un ancien ministre de l’intérieur : « Les juifs en Europe, ça va maintenant qu’il y en a peu. C’est quand il y en avait beaucoup que c’était compliqué. » Dans ce genre d’énoncé, on sait bien que les notions quantitatives sont en réalité qualitatives. En 2009, date à laquelle Hortefeux formulait la version originale de cette formule [5], « les Juifs » pouvaient être autant qu’ils voulaient – leur nombre ne faisait presque pas, ou momentanément plus, problème. Bien sûr, il y avait eu Renaud Camus qui tenait une étroite comptabilité [6] et quelques autres du même acabit. Mais à part quelques soutiens égarés, ils rencontraient la désapprobation et créaient le scandale, non sans coquetterie. Quand c’étaient des membres des communautés visibles qui tenaient le livre de compte, la colonne des bénéfices était toute entière du côté de ce qu’on n’appelait pas encore « l’Europe blanche et chrétienne ». Mais dans l’ensemble, « les juifs » pouvaient – et peuvent encore – occuper les fonctions de pouvoir qu’on leur déniait auparavant tout en leur imputant un pouvoir occulte [7] ; en quittant symboliquement l’Europe « ils » s’étaient réconciliés avec elle. (C’est peut-être en train de changer, et il dépend en partie de nous que le changement ne soit pas pour le pire).

Mais c’est surtout en acquérant les droits et la représentation d’un État-nation [8] et en prenant la relève postmoderniste de l’entreprise coloniale, qu’« ils » [9] se sont acquis le silence et le soutien, parfois gênés, mais plus ou moins inconditionnels des États européens. La condition du sionisme, en effet, c’est l’oubli et, pour créer les conditions de cet oubli, l’effacement de la présence arabe – pas seulement celle des Arabes de Palestine, mais aussi celle des juifs originaires des pays arabo-musulmans et, à travers ce double oubli-effacement, un troisième tout aussi important, avec une valeur symbolique et inconsciente si forte qu’elle commande les deux autres : celui des Juifs européens comme Arabes de l’Europe, ou si l’on préfère, comme présence orientale (« asiatique », dans tout ce qui s’écrit sur les Juifs d’Europe du XVIIIeme au milieu du XXeme siècle) en Occident [10]. La condition du sionisme c’est aussi l’arraisonnement des identités juives sous la bannière homogénéisante de la nation et l’invalidation des juifs non sionistes. C’est, enfin, avec les transformations qui affectent la notion de « diaspora » depuis la création de l’État d’Israël [11], le passage d’une idée dispersive à une représentation satellitaire, par rapport à Israël, de cette notion. Israël occupe désormais une position centrale et l’apparente évidence de l’identification « des juifs » de la « diaspora » à Israël n’est jamais interrogée, en l’absence de toute recherche sociologique sur cet aspect.

Dans son magnifique et désormais classique ouvrage intitulé La Cité divisée, l’historienne et anthropologue Nicole Loraux tente une analogie entre cité et psyché, autrement dit, elle essaie de penser ce que pourrait être un inconscient politique, en comparant l’oubli organisé et imposé par les autorités athéniennes quant à un événement fondateur (le meurtre d’Éphialte, l’un des pères, avec Clisthène, de la démocratie athénienne) à l’oubli qui, selon Freud, affecte le meurtre du premier Moïse [12]. Dans les deux cas, il s’agit d’un événement à la fois fondateur et occulté, effacé de l’histoire collective en vertu d’un processus dont Freud explique qu’ « il en va de la déformation d’un texte comme d’un meurtre : le difficile n’est pas d’exécuter l’acte, mais d’en éliminer les traces » [13].

Or il me semble que l’on peut lire comme un effacement du même type l’occultation d’une certaine unité entre ce que l’Europe sépare sous l’antagonisme par elle postulé entre « juif » et « arabe ». Cette occultation peut être comprise à la fois comme la déformation d’un texte et comme un meurtre indéfiniment réitéré. On peut alors éventuellement dire, avec Freud et Nicole Loraux que « le difficile n’est pas d’exécuter l’acte, mais d’en éliminer les traces ». L’unité postulée sous le terme « judéo-christianisme » correspondrait assez exactement, dans ce modèle, à l’effacement des traces du meurtre.

Ici, je veux parler de la peur qui saisit à juste titre quiconque met en question le texte déformé et s’empare des traces du meurtre, de la déformation et de l’effacement des traces ; de quiconque envisage de mettre en question la belle unité « judéo-chrétienne » pour porter le regard sur l’opération de substitution d’un antagonisme supposé de toute éternité entre juifs et arabes à la réalité de l’antijudaïsme chrétien et européen qui n’a trouvé sa solution que dans l’extermination puis la dégradation en nationalisme d’une identité juive inassimilable (dans tous les sens du terme) ; de quiconque songe à porter le regard sur le postulat d’irrésoluble animosité entre juifs et arabes, postulat qui, entre autres méfaits, occulte la réalité de l’identité juive arabe (non moins réelle, multiple et diverse, que l’ont été les identités juive allemande, juive polonaise ou juive portugaise), une réalité qui se présente au moins sous deux aspects, d’une part ce qui faisait des juifs des Arabes en terre arabe et d’autre part à ce qui associe et disjoint « les Juifs » et « les Arabes » dans la perception européenne, avec pour conséquence aujourd’hui des effets de refoulement compensés par une animosité nouvelle, artificielle et inconstante [14].

Je veux parler de la peur qui saisit, dès lors, quiconque pense le « conflit » et en parle non dans le registre de la guerre de religions, ou de la « simple » dispute territoriale, ni même dans celui de l’antagonisme culturel, ethnique ou tout autre lexique renvoyant à une conception essentialiste de la division, mais bien comme d’un conflit colonial, le sionisme fonctionnant à la fois comme un colonialisme européen en terre arabe et comme la condition implicitement posée par l’Europe à la survie des Juifs – en son sein et hors de son sein, en son sein jusque hors de son sein et, si l’on y réfléchit, n’ayant plus d’existence que dans ce dedans-dehors, dans une série illimitée d’exclusions-inclusions, à proprement parler, folles – après qu’elle les eût excrétés d’elle-même. Je veux parler de la peur qui saisit quiconque se risque à évoquer le privilège des Juifs aujourd’hui en terre européenne (avec ses colonies américaine et israélienne) comme un privilège accordé conditionnellement. Les Juifs sionistes ont raison de dire que la protection dont ils jouissent en Europe dépend de l’existence de l’État d’Israël qui fait d’eux ou cherche à faire d’eux une identité nationale, comme pour conjurer le transnationalisme diasporique qui leur fut naguère reproché et qui, s’il n’a pas cessé d’exister, a reçu un autre sens et une autre valeur depuis la création de cet État. Ils ont donc raison, à bien des égards, de ne pas se fier à la bienveillance que leur témoignent les États européens aujourd’hui. Mais ils ont tort de s’accrocher (nous avons tort de nous accrocher) à une protection conditionnée à une construction à la fois si fragile et si criminelle.

La peur explique que parler publiquement d’Israël et du sionisme aujourd’hui, dans les médias mais aussi dans les livres, se fait le plus souvent alternativement sur le ton hystérique du défi, quand le propos est critique, ou dans une forme d’arrogance paranoïaque quand il est d’apologie. On pourrait affiner la typologie des attitudes en y ajoutant le détachement pervers hérité des savants orientalistes qui n’ont pas fini de sévir et trouvent leur intérêt bien compris dans l’hystérie des uns comme dans l’exaltation délirante des autres.

L’hystérie place le sujet dans un certain rapport à une instance normative qu’elle cherche vainement à instabiliser tout en la reconduisant indéfiniment dans son pouvoir. Elle met en jeu des affects excessifs et déplacés pour exprimer quelque chose qui ne se laisse pas dire dans la relation instituée. Elle fonctionne par substitution d’un excès symptomatique à un discours qui ne tire son sens que de la position de chacun dans le rapport de pouvoir, et où l’apport de sens nouveau est donc nécessairement minimal. L’hystérie vise à mettre à la fois plus et moins de sens qu’il n’est permis dans un propos ou une action donnée. Cherchant à intensifier le sens, elle l’épuise. L’orthodoxie y trouve son intérêt, opposant à l’excès d’affect un savoir d’apparat qui réitère constamment les conditions de sa propre autorité.

L’hystérique se perd en voulant à tout prix maintenir le contact avec l’instance normative, cette instance tierce à laquelle il ou elle accorde le pouvoir de déterminer la valeur de sa propre existence, et que j’appelle ici l’hegemon. Passer outre au rapport hystérie-hystérisation, ce peut être (et c’est de plus en plus souvent, nous le savons et nous le voyons, même quand nous faisons semblant de regarder ailleurs) s’abandonner aux eaux boueuses du passage-au-delà, pousser la transgression à son terme par des discours qui, dans le contexte qui m’occupe ici, peuvent se manifester soit comme antisionisme, soit comme sionisme, et trop souvent comme ethnocentrisme (de toutes les variétés). Mais ce peut être aussi découvrir le caractère dispensable de l’instance tierce et entrer dans un dialogue entre égaux.égales avec celles et ceux qu’elle a intérêt à constituer comme nos ennemi.e.s fondamentaux.ales, en concurrence pour sa reconnaissance et en réalité, pour son emprise sur elles.eux – et sur nous.

Juifs, arabes, juifs arabes
À la fin de l’introduction de L’Orientalisme, Edward Said évoque le fait que ses recherches l’ont conduit à réaliser que l’orientalisme est un « étrange compagnon secret », « a strange, secret sharer » (l’expression « secret sharer » provient d’une nouvelle de Joseph Conrad qui porte ce titre) de l’antisémitisme [15]. Dans la pensée européenne du 19ème siècle, orientalisme, racisme et antisémitisme sont en effet inséparables. On peut les distinguer analytiquement selon l’aspect qu’on choisit d’étudier, mais au fond, ce sont les faces d’une volonté de savoir qui correspond à la volonté européenne de puissance et d’hégémonie. Cette remarque de Said a eu un important impact sur la critique du sionisme, notamment à partir d’une position particulière qui est la position « juive-arabe », aussi appelée « mizrahi » [16]. Après les travaux du sociologue Shlomo Swirski qui prennent acte des soulèvements mizrahi de la fin des années 1950 et des années 1970 en s’écartant de la sociologie de « l’échec » ou de la supposée « arriération » des populations juives en provenance du monde arabe [17], la thèse d’Ella Shohat sur la politique des représentations dans le cinéma israélien s’inscrit explicitement dans une mise en œuvre de la boîte à outils saidienne, dans un cadre interne à la société juive israélienne, non prévu par le penseur palestino-américain [18]. Un autre texte fondateur de Shohat, par son titre, explicite tout un programme d’analyse politique à nouveau frais, tout en reprenant un titre de Said : « Le sionisme du point de vue de ses victimes » [19] devient « Le sionisme du point de vue de ses victimes juives » [20]. À l’époque où ces textes sont publiés, on commence à comprendre l’importance historique des mouvements sociaux mizrahis qui ont précédé la reprise en main politique par la droite dans les années 1980 [21], ainsi que l’importance littéraire et intellectuelle de quelques écrivains qui refusent de céder sur leur arabité [22]. Dans les années 1990 plusieurs associations voient le jour : Adva [23], Hakeshet hademokratit hamizrahit [24], Kedma [25], dans le but de peser sur l’analyse sociologique et politique, les représentations, l’éducation, la distribution des ressources.

Avec l’arrivée massive des populations originaires de l’ancienne URSS dans les années 1990, le principe sioniste de la « négation de l’exil [26] » fait l’objet d’un travail intense de critique qui suscite un renouveau et une revalorisation de l’expression multiculturelle juive en Israël. La musique, les arts plastiques, la poésie portent ainsi le témoignage d’une nouvelle « conscience mizrahie » qui problématise l’hégémonie culturelle et politique ashkénaze. Avec un risque corollaire certain de « digestion » par la culture majoritaire et de dissolution partielle (voire de folklorisation) du potentiel subversif initial de cette conscience.

Ce courant thématise une identité revendiquée comme composée (« hyphenated » selon le terme employé par Ella Shohat, c’est-à-dire une identité « à trait d’union ») ; dans certaines de ses expressions, il s’associe à une pensée politique critique, à des degrés divers, du sionisme comme idéologie nationale, comme politique étatique et coloniale. Il est vrai que la présence des juifs originaires du monde arabe et musulman a été perçue dans son existence même, dès avant la création de l’État, par l’hégémonie, ou l’« establishment », comme potentiellement subversive, une subversion que l’establishment s’est employé à empêcher en la requalifiant de manière dégradée et dégradante. Il s’agit donc de réenclencher le processus inverse : contredire le discours de l’arriération, c’est d’abord réintroduire la critique et la subversion du projet sioniste ; c’est donc en premier lieu réinvestir l’identité dévalorisée et contourner, de diverses manières, la doxa selon laquelle il existe de tous temps un antagonisme fondamental entre jJuifs et Arabes (ou entre juifs et musulmans) ; c’est montrer que non seulement la Palestine était peuplée de Palestiniens arabes – musulmans, chrétiens et juifs – mais que les jJuifs du monde arabe et musulmans faisaient, avant la création de l’Etat d’Israël, partie de l’aire linguistique et culturelle à laquelle appartenait la Palestine ; insister sur le fait qu’Israël et la Palestine sont dans le Moyen-Orient, malgré la persistante dénégation dont fait l’objet, dans l’hégémonie, ce fait apparemment évident, depuis les débuts de l’État ; c’est enfin rendre possible pour les populations issues du monde arabe une identification politique avec le peuple palestinien, identification libératrice à bien des égards, tant il est vrai que les « juifs-arabes » sont invités à affirmer leur légitime appartenance à la nation israélienne en rejetant leur propre arabité, en sur-affirmant leur éloignement d’avec les Palestiniens. Or pour s’inscrire véritablement dans la visée critique qui est celle du mouvement mizrahi , ce dernier aspect doit composer avec la méfiance historique des populations juives issues du monde arabe quant au discours de la gauche, et principalement de la gauche sioniste – qui, en Israël, est ashkénaze.

C’est pourquoi la recherche mizrahi cherche à attirer l’attention sur la discrimination structurelle qui vise, sous la direction sioniste en Palestine mandataire puis dans l’État israélien, les juifs originaires du monde arabe. Des chercheurs en sciences sociales comme Shlomo Swirski, Yehuda Shenhav, ou plus récemment Sami Shalom Chetrit, montrent comment les populations orientales ont été enrôlées dans le projet sioniste par une intense propagande dans les pays d’origine, puis discriminées et instrumentalisées dans l’État d’Israël. Dans ce contexte, bien souvent il fallait, pour ces juifs déracinés, définitivement exilés, afficher une loyauté exemplaire pour l’État, dans l’espoir qu’ils finiraient par être reconnus comme membres à part entière de la nouvelle société. C’est ainsi que dans les années soixante-dix il fut facile à la droite populiste de Begin d’attirer des groupes laissés pour compte par l’establishment de Ben Gourion et de Golda Meïr, et qui n’avaient jusqu’alors pas plus vocation à voter à droite que les autres, mais dont le déplacement sur l’échiquier politique fut et est encore interprété par la « sociologie de l’arriération » comme associée à un « retard » culturel essentiel. Étant donné que toute mention, tentative de dénonciation, voire de révolte devant cette exclusion et cette racisation, était dénoncée d’emblée à son tour comme antinationale, il n’est pas difficile de comprendre que les juifs issus du monde arabe se trouvaient – et se trouvent toujours, bien souvent – dans des situations impossibles qui donnent lieu à des attitudes en apparence indéchiffrables. Smadar Lavie a fait un tableau saisissant d’une expression relativement récente et particulièrement dense des attitudes contradictoires auxquelles donnent lieu les injonctions contradictoires qui visent les mizrahim, et en l’occurrence les femmes mizrahies [27]. Une variante de la question « pourquoi les pauvres votent-ils à droite ? » serait en l’occurrence : pourquoi une mère célibataire de trois enfants comme Vicky Knafo, privée d’allocations familiales, a-t-elle cru devoir s’envelopper d’un drapeau israélien dans sa marche vers le ministère des finances, à l’époque dirigé par Benjamin Netanyahou [28].

Jusqu’au début des années 1990, les juifs issus du monde arabe et musulman constituaient environ 70 % de la population juive israélienne. Ils en forment aujourd’hui environ 50 %. Il n’est pas difficile de comprendre l’enjeu consistant à prévenir leur éventuelle collusion avec la population palestinienne (plus de 50% de la population d’ensemble entre la Méditerranée et le Jourdain), leur identification aux victimes du sionisme, leur éventuelle « défection ».

Dans ses formes intellectuelles et littéraires les plus radicales, le courant mizrahi en Israël et aux Etats-Unis a une existence minoritaire mais réelle, une réalité publique, culturelle et institutionnelle, ce que Shohat appelle la Renaissance mizrahie (« Mizrahi Renaissance », par analogie avec la « Harlem Renaissance »). Il y a aujourd’hui des chercheur.se.s universitaires, des auteur.e.s reconnus [29], des films, des récits, des romans, des poèmes, des œuvres d’art. Il faut noter aussi, et faire plus que noter, que la dimension théorique est venue historiquement après des mobilisations politiques fondamentales pour la prise de conscience collective des discriminations et de l’instrumentalisation (« villes de transit », « frontières humaines », confiscation de la mémoire juive-arabe et son enrôlement dans le discours vilipendant les sociétés arabes d’origine [30]), même si elles se sont soldées par des échecs. Les grandes dates sont la révolte de Wadi Salib, en 1959 et la révolte des Panthères noires israéliennes dans les années 1970 [31].

En France, où il y a une forte présence de personnes issues du monde arabe, et notamment du Maghreb, et où cette présence, liée à la colonisation française en Afrique du nord et à ses suites, se compose de juifs et de musulmans [32], ce pan de la recherche et de la production littéraire et artistique fait l’objet d’un désintérêt qui peut paraître paradoxal, mais ne saurait être l’effet d’un hasard, et concorde certainement avec un fort investissement (moins populaire qu’administratif) dans la reconduction de l’antagonisme supposé immémorial entre juifs et Arabes, entre juifs et musulmans. Il est vrai que la répartition sociologique des Juifs originaires du monde arabe, en France, est dans son ensemble très différente de celle qui persiste en Israël, malgré de relatifs progrès. Proportionnellement plus importante qu’aux États-Unis par rapport au segment ashkénaze, la population juive française est toutefois relativement proche de cette dernière quant à sa situation sur l’échelle des catégories socio-professionnelles. Les Juifs français originaires du monde arabe (pour lesquels continue à prévaloir l’appellation sépharades, qu’il s’agit moins de remettre en question que de s’interroger sur les raisons pour lesquelles le nom mizrahi reste quasiment inconnu en France) sont, probablement pour cette raison, mais pour d’autres aussi qu’il conviendrait d’étudier (fréquemment liés par des liens familiaux à des mizrahim israéliens, ils partagent bien souvent leur indéfectible loyauté par rapport à l’État), relativement peu sensibles à l’aspect social et au potentiel politique des revendications mizrahies en Israël.

Imaginons pourtant ce qui arriverait le jour où, en France, « juifs arabes » (cet oxymore [33]) et musulmans arabes seraient en contact avec des approches qui leur permettent de revisiter tous les aspects de leur histoire commune et les raisons européennes de les maintenir séparés dans les discours, les statistiques, les camps politiques [34]. Il ne faut pas idéaliser le passé. Mais depuis une cinquantaine d’années (c’est-à-dire à peu près depuis 1967) nous sommes abreuvés d’ouvrages, d’articles et de propos sur le malheur des juifs en pays arabe, sur l’antisémitisme plus ou moins essentiel des arabes et/ou des musulmans, et ainsi de suite. La réciproque – l’anti-islamisme ou l’anti-arabisme tout aussi viscéral des Juifs – passe pour tout aussi évidente. Étant donné qu’une lecture attentive de ces ouvrages laisse assez peu de doutes sur leur sérieux historique et leur rigueur méthodologique, étant donné aussi que les quelques auteurs qui par le passé, ont dévié de cette doxa l’ont fait soit dans un cadre académique qui leur a assuré une respectable confidentialité [35], soit en adoptant une position explicitement politique qui leur a valu une réputation sulfureuse [36], il me semble qu’il faut tout mettre en œuvre pour que les corpus de la recherche et de la création mizrahie soient traduits de l’hébreu et de l’anglais [37].

Le projet mizrahi insère un coin dans le théorème fondamental du sionisme de Herzl : « nous sommes un peuple un ». Il introduit une division, non pas dans le but de nier ou de renier l’existence d’une identité juive commune, mais pour contrecarrer l’idée que cette identité serait homogène et incompatible avec, voire antagoniste d’une identité arabe. Le projet mizrahi complique l’identité et introduit des divisions secondes et partielles qui tendent à rendre impossible la division cardinale « juif/arabe ».


publié le 14 octobre 2018