Les Églises évangéliques, alliées du populisme aux quatre coins de la planète

En pleine croissance, les mouvements évangéliques ont gagné dans un certain nombre de démocraties un poids politique majeur.

On n’entend plus qu’eux : les mouvements chrétiens évangéliques font et défont les majorités, sont à l’origine des mutations conservatrices et populistes de la planète.

Ils impriment leur marque au Brésil, où ils ont largement contribué au succès du président d’extrême droite Jair Bolsonaro ; dans l’Amérique de Trump, qu’ils ont porté au pouvoir en 2016 et dont ils sont à nouveau les soutiens actifs dans l’actuelle campagne des midterms ; en Israël, où ils justifient par des arguments tirés de la Bible –dont ils font un cadastre sacré– la politique de colonisation juive menée en Cisjordanie par le gouvernement Netanyahou. Et jusqu’en France, où ils représentent déjà plus du tiers d’un protestantisme historique pourtant orienté à gauche.

Un protestantisme radical

Qui sont donc ces évangéliques qui ne cessent d’étendre leur toile et seraient déjà 640 millions dans le monde, dont 208 en Asie, 93 aux États-Unis et 127 en Amérique latine ? Une mouvance, une nébuleuse, dit-on, difficile à cerner malgré son poids politique depuis les années 1980 (36% de l’électorat en 2014) dans cette droite religieuse américaine qui a conduit George Bush et Donald Trump à la Maison-Blanche.

Une nébuleuse, parce que les évangéliques appartiennent à des Églises indépendantes peu structurées et reliées entre elles, inspirées par un protestantisme radical exalté par des pasteurs autoproclamés empruntant à la Bible les motifs de leur combat acharné contre l’homosexualité, l’avortement, la sexualité hors mariage, la recherche sur les cellules souches d’embryons ou l’euthanasie.

Les évangéliques récusent tout travail d’interprétation et de contextualisation des Écritures, contestent le darwinisme (pour les créationnistes), abusent de la crédulité de populations précarisées par la mondialisation à coup de promesses intenables de « guérison », de « conversion », de nouvelle « prospérité ».

Prosélytes actifs, luttant contre toute forme de permissivité morale et contre une modernité jugée étrangère à Dieu, ces courants évangéliques s’exportent en Amérique et dans les grandes mégapoles d’Asie et d’Afrique grâce aux ressources d’un religieux émotionnel, guère dogmatique, simple et de libre accès, entretenu par de puissants circuits de financement et par des remèdes pratiques et pragmatiques proposés aux frustrations individuelles et collectives.
Aux États-Unis, des soutiens actifs de Trump

Aux États-Unis, ils seraient désormais le premier groupe religieux, selon le Pew Research Center : 25,4% de la population américaine se dit évangélique, contre 22,8% sans religion et 20,8% catholique.

En 2016, ces évangéliques ont voté Trump à plus de 80% et ils constituent encore le socle le plus solide du soutien au locataire de la Maison-Blanche. Ce phénomène peut surprendre : si l’ancien président George Bush était lui-même un converti born again, si l’actuel vice-président Mike Pence est un Républicain évangélique, Donald Trump est tout sauf ce modèle d’homme politique pieux et vertueux qu’adore les membres les plus zélés de ce courant religieux.

L’un des principaux soutiens de Trump est Jerry Falwell Jr., dirigeant de la très conservatrice Liberty University et fils d’un très médiatique pasteur évangélique, qui excusait récemment les écarts de la vie privée de son président : « Tous les hommes sont pécheurs et l’essentiel de la foi chrétienne repose sur la notion de pardon. »

Au pays de Trump plus clivé que jamais, dans une campagne électorale des midterms marquée par une violence verbale inouïe et des coups bas, par l’envoi de colis piégés aux Obama et aux Clinton et par l’attaque meurtrière d’une synagogue, les mouvements chrétiens fondamentalistes continuent d’accorder leur confiance à Trump, qu’ils qualifient d’« instrument le plus efficace que Dieu ait trouvé pour faire avancer sa cause ». Et en particulier la cause anti-avortement, avec la nomination par Trump de juges ultraconservateurs à la Cour suprême –Neil Gorsuch en 2017 et Brett Kavanaugh début octobre 2018.

Au Brésil, des instruments de la victoire de Bolsonaro

En Amérique latine aussi, le poids des évangéliques ne cesse de croître : leur part dans la population serait passée, d’après le politologue Jean-Pierre Bastian interrogé par La Croix, de 10% à la fin des années 1990 à plus de 15% en 2010. Et selon l’institut Datafolha, 29% des Brésiliennes et Brésiliens se déclaraient de cette confession en 2016.

Les Églises évangéliques latino-américaines ont percé, à partir des années 1970, en périphérie des grandes villes, dans les quartiers oubliés par l’État et les services publics, par les mouvements sociaux et les syndicats, par la gauche et par l’Église catholique elle-même, qui offre moins qu’hier des espaces dédiés à l’accueil des pauvres.

Les cultes évangéliques –baptistes, presbytériens, méthodistes, pentecôtistes– fleurissent un peu partout et recrutent sous les étiquettes les plus diverses : l’Alliance de la vie de Dieu, la Nouvelle vie, l’Assemblée de Dieu ou l’Église universelle du royaume de Dieu au Brésil, dirigée par le célèbre évêque Edir Macedo, propriétaire du deuxième réseau de télévision du pays.

Ces Églises investissent dans les médias, la politique, les activités culturelles. Leurs dénominations sont impossibles à quantifier, mais au Brésil, la plupart ont appelé à voter –pour chacun des deux tours de la présidentielle– en faveur du candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro, qui avait adopté comme slogan : « Le Brésil au-dessus de tout. Dieu au-dessus de tous ! » Les mouvements évangéliques approuvent sa brutale condamnation du mariage gay, de l’avortement, de l’« idéologie du genre ».

Selon un sondage de l’institut Ibope du 27 octobre, soit la veille du second tour de l’élection présidentielle, 58% des personnes évangéliques interrogées avaient choisi de voter pour Bolsonaro, contre 47% en moyenne.

En France, des mouvements qui s’enracinent

Sous d’autres latitudes, dans un pays comme la France, les évangéliques seraient plus de 650.000, soit déjà un tiers du protestantisme hexagonal. On comptait plus de 2.500 églises associées au mouvement en 2017, contre 770 en 1970, et une nouvelle ouvre tous les dix jours.

Les évangéliques en France ont suivi les grands courants d’immigration venus d’Afrique ou d’Asie. La population chinoise évangélique, par exemple, est désormais plus nombreuse à Paris que les protestantes et protestants historiques, réformés ou luthériens. Si les églises évangéliques africaines et antillaises sont encore les plus nombreuses, il faut aussi compter sur celles laotiennes, vietnamiennes, coréennes, tamoules, brésiliennes, etc.

Dans ces communautés prospèrent les missionnaires et les « guérisseurs ». Le culte du dimanche y est festif, convivial, exubérant ; on y chante des hymnes et des louanges, on prie, on danse.

Le succès des Églises évangéliques en France tient au prosélytisme, mais aussi à la qualité de l’accueil offert à des personnes déracinées, aux besoins de consolation ou de guérison. Il s’explique aussi par le dynamisme de leurs réseaux, par le charisme propre à leur pasteur –à la fois animateur de communauté, prédicateur, exorciste et thérapeute– et par les liturgies chaleureuses, sans commune mesure avec l’austérité des célébrations catholiques ou protestantes traditionnelles.

Ces Églises mordent sur le terrain de celles de tradition luthérienne ou réformée, longtemps les plus nombreuses mais aujourd’hui dépassées, et contraintes à leur tour de se renouveler, de mettre l’accent sur la visibilité religieuse et de rendre plus explicites les références à la Bible.

Pour Sébastien Fath, sociologue spécialiste de cette mouvance, les évangéliques gagnent en respectabilité auprès des élues et élus locaux, obtiennent plus facilement qu’hier des permis de construire (une manière de ne pas sembler favoriser les seules mosquées) et s’insèrent dans le panorama religieux français. Leur dynamique actuelle serait « le signe d’un enracinement, d’un gain de moyens et d’expérience. Comme pour l’islam, le nombre des évangéliques en France a atteint une masse critique qui le rend plus visible ».

En Israël, des témoins de la prophétie biblique

On trouve des évangéliques jusqu’en Israël. Des groupes venus principalement des États-Unis sont toujours plus nombreux à collaborer à la vie et au travail des colonies juives dans les territoires palestiniens occupés de Cisjordanie, qu’ils désignent –comme les sionistes d’Israël– par le nom biblique de « Judée-Samarie ».

Les évangéliques entendent rester sur place pour témoigner de la grande prophétie biblique annonçant le retour de tous les juifs et juives en terre d’Israël, qui a commencé avec la création de l’État en 1948, et préfigurant le retour du Messie, Jésus-Christ, et l’établissement du Royaume de Dieu sur Terre pendant mille ans.

En Israël, les groupes évangéliques n’appartiennent pas tous à la mouvance radicale des « chrétiens sionistes », qui militent depuis longtemps en vue d’un retour de la population juive dans la Palestine historique. Mais ils assument aujourd’hui leur soutien zélé au gouvernement d’extrême droite israélien, au nom d’une foi protestante fondée sur la conversion et une lecture scrupuleuse –mais très partiale et orientée– de la Bible.

Sur le plan financier, les évangéliques constituent aussi une aubaine pour Israël. Venus des mouvements américains ou asiatiques, des centaines de millions de dollars financent chaque année des fondations juives israéliennes et des projets éducatifs dans tout le pays.

Le transfert de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem, en décembre 2017, sonne comme une grande victoire pour la droite évangélique américaine, cœur de l’électorat de Donald Trump, qui militait depuis les années 1980 pour ce déplacement. Il s’agit également d’un événement prouvant l’importance que le gouvernement de Benyamin Netanyahou accorde à ses soutiens chrétiens conservateurs. Et, surtout, c’est dire la place que les mouvements chrétiens évangéliques occupent désormais dans les affaires du monde.

Si certains observateurs et observatrices y voient un moyen salutaire de contrebalancer la montée de l’islam radical, d’autres s’inquiétent de cette évolution perverse d’un protestantisme qui fut dans l’histoire, en Amérique et en Europe, à l’avant-garde des idées de démocratie et de droits humains, mais qui risque de devenir la caution morale et religieuse des pires combats d’arrière-garde et des régressions populistes.


publié le 12 novembre 2018