Rien ne résiste aux élans de la vie - Vaneigem et Gilets Jaunes

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LNML : Dans Contribution à l’émergence de territoires libérés de l’emprise étatique et marchande, vous écrivez que « préférer le mal d’aujourd’hui à ce qui demain sera pire nous empêche de nous lever. » Pourtant les gilets jaunes se sont levés, et justement pour préserver leur place dans cette civilisation du consumérisme, et de la voiture reine, que vous condamnez.

    • RV : Il n’a pas dû vous échapper que le propos de mon livre est principalement de secouer la résignation, l’indifférence et l’apathie qui jusqu’à ce jour ont toléré que la désertification de la terre et de la vie soit froidement programmée et imposée, avec un cynisme croissant, aux dépens des populations du globe. Qu’une grande explosion de colère éclate soudain, inopinément, avec les mobiles dont l’apparence seule est futile, me procure donc une grande satisfaction. Ils se sont levés pour préserver leur place, dites-vous ? Quelle place ? Ils n’ont pas de place dans ce beau monde affairiste qui les exploite comme consommateurs télécommandés, comme producteurs de biens qu’ils doivent payer, comme fournisseurs, bureaucratiquement contrôlés, de taxes et d’impôts qui vont renflouer les malversations bancaires. Certes, le grand cri du « ya basta ! », du « il y en a marre ! » peut retomber, tourner court. La servitude volontaire a maintes fois connu des révoltes sans lendemain. Mais même si la colère des gilets jaunes stagne et reflue, une grande vague véritablement populaire - et non pas populiste - s’est élevée et a prouvé que rien ne résiste aux élans de la vie.

LNML : Les gilets jaunes sont-ils le nouveau nom de cette classe soumise à « une harassante corvée dont la rétribution salariale sert principalement à investir dans l’achat de marchandise » ?

    • RV : Ce n’est pas une classe, c’est un mouvement hétéroclite, une nébuleuse où des politisés de toutes les couleurs se mêlent à celles et à ceux qui ont banni la politique de leurs préoccupations. Le caractère global de la colère empêche les traditionnels tribuns du peuple de récupérer et de manipuler le troupeau. Car ici, il n’y a pas, comme d’habitude, un troupeau qui bêle en suivant son boucher. Il y a des individus qui réfléchissent sur les conditions de plus en plus précaires de leur existence quotidienne. Il y a une intelligence des êtres et un refus du sort indigne qui leur est fait. La lucidité se cherche à tâtons, frayant sa voie dans les incertitudes. Que le pouvoir et ses larbins médiatiques prennent les insurgés pour des imbéciles, voilà qui va démontrer à quel point est débile et vulnérable ce capitalisme dont on ne cesse de nous répéter qu’il est inéluctable et invincible.

LNML : A l’idée qu’ « abrutis par un luxe de pacotille, les futurs naufragés s‘ébattent sur le pont tandis que le bateau coule » ils rétorquent « vous vous préoccupez de la fin du monde, nous nous inquiétons de la fin du mois. » Que leur répondre ?

    • RV : En s’inquiétant de la fin du mois, il n’est personne, en dehors des affairistes qui nous gouvernent, qui ne se soucie du même coup non de la fin du monde mais de la fin d’un monde dont nous ne voulons plus ; qui ne se soucie du sort que nous réserve à nous et aux enfants un monde livré à la barbarie du « calcul égoïste. » Et ça ce n’est pas une pensée métaphysique, c’est une pensée qui se formule entre les taxes à acquitter, le travail à prester, les contraintes administratives, les mensonges de l’information et « l’abrutissement par un luxe de pacotille » sciemment entretenu par les fabricants d’opinions qui crétinisent les gens. Un sursaut d’intelligence arrive aujourd’hui comme un souffle d’air frais dans l’air confiné des égouts, où la dictature de l’argent nous entraîne à chaque instant.

LNML : Les gilets jaunes sont-ils un exemple de ce prolétariat qui « a régressé à son ancien statut de plèbe » ? Victime d’un capitalisme financier qui a dégradé « sa conscience humaine et sa conscience de classe » elle ne fait plus la révolution elle se révolte.

    • RV : Oui, c’est l’illustration même de cette régression. Mais, comme je l’ai écrit, la conscience prolétarienne qui a jadis arraché ses acquis sociaux à l’État n’a été qu’une forme historique de la conscience humaine. Celle-ci renaît sous nos yeux, ranimant la solidarité, la générosité, l’hospitalité, la beauté, la poésie, toutes ces valeurs aujourd’hui étouffées par l’efficacité rentable.

LNML : Peut-on encore, lorsqu’on appartient aux classes moyennes inférieures excentrées (travail peu rémunérateur, obligation d’utiliser sa voiture pour tous ses déplacements, pavillons à rembourser ou loyer à payer…), reconquérir « l’autogestion du quotidien. »

    • RV : Cessez de rabaisser les revendications au niveau du panier de la ménagère ! Vous voyez bien qu’elles sont globales, ces revendications. Elles viennent de partout, des retraités, des lycéens, des agriculteurs, des conducteurs dont la voiture sert plus à aller au boulot qu’à partir se dorer sur un yacht, de toutes ces femmes et de tous ces hommes, de ces anonymes qui s’aperçoivent qu’ils existent, qu’ils veulent vivre et qui en ont assez d’être méprisés par une République du chiffres d’affaires.

LNML : Vous évoquez un État « réduit à sa simple fonction répressive ». Est-ce celui dont on voit le visage en France aujourd’hui ?

    • RV : Ce n’est pas un problème national mais international. Je ne sais quel est le visage de la France ni si la France a un visage mais la réalité que recouvre cette représentation fictive est celle d’hommes et de femmes corvéables à merci, de millions de personnes inféodées à une démocratie totalitaire qui les traite comme des marchandises.

LNML : La lutte des gilets jaunes et celles des forces que vous saluez dans votre livre (Zadistes, féministes, militants écologistes… ) peuvent-elle converger ? Ou s’opposent-elles par essence.

    • RV : Elles ne s’opposent ni ne convergent. Nous sommes entrés dans une période critique où la moindre contestation particulière s’articule sur un ensemble de revendications globales. Le plant de tomates est plus important que les bottes militaires et étatistes qui viennent l’écraser – comme à Notre-Dame des Landes. Les dirigeants politiques et ceux qui se poussent au portillon pour les remplacer pensent le contraire, comme ils pensent que taxer le carburant de ceux à qui l’on a rendu indispensable l’usage de la voiture et de l’essence dispense de toucher aux bénéfices pharamineux de Total et consort. Les Zones à défendre (Zad) ne se bornent pas à combattre les nuisances que les multinationales implantent au mépris des habitants de la terre ; elles sont le lieu où l’expérience de nouvelles formes de sociétés fait ses premiers pas. « Tout est possible ! » tel est aussi le message des gilets jaunes. Tout est possible, même les assemblées d’autogestion au milieu des carrefours, dans les villages, dans les quartiers.

https://bibliothequefahrenheit.blogspot.com/2018/11/contribution-lemergence-de-territoires.html

https://lavoiedujaguar.net/Contribution-a-l-emergence-de-territoires-liberes-de-l-emprise-etatique-et

CONTRIBUTION À L’ÉMERGENCE DE TERRITOIRES LIBÉRÉS DE L’EMPRISE ÉTATIQUE ET MARCHANDE

Fort du constat que « jamais la terre et la vie n’ont été dévastées, avec un tel cynisme, pour un motif aussi absurde que cette course au profit », Raoul Vaneigem se prête au jeu du « Que faire ? ».

Il tente d’échapper aux vaines injonctions au « devoir de lucidité » en livrant ses proposions : réunir « la conquête du pain et la conquête de la vie authentique » par l’émergence de territoires libérés de l’emprise étatique et marchande.

* Raoul Vaneigem commence par un traditionnel état des lieux, dézingue à tout va :
- la dictature du profit et le culte de l’argent,
- le totalitarisme démocratique qui a « si bien gangrené les mentalités que personne ne refuse de payer à l’État des impôts qui, loin d’améliorer le sort des citoyens, servent désormais à renflouer les malversations bancaires »,
- la désertification de la terre et de la vie quotidienne,
- la colonisation consumériste,
- le capitalisme spéculatif et financier et la résignation qui entérine le tout.

Le capitalisme moderne a réduit la valeur d’usage à zéro tandis que la valeur marchande tend vers l’infini : « la valeur spectaculaire est une valeur marchande ».
Une « fausse abondance » a mis à mal la conscience de classe du prolétariat (et sa conscience humaine) qui n’a pas résisté à « l’offensive de la colonisation consumériste ». « Diminuer salaires, allocations, retraites et exorciser la grisaille de l’ennui par la frénésie de consommer, c’est double bénéfice pour les manoeuvriers de la finance. » « L’emprise tentaculaire de l’économie est une machine prédatrice » qui vide les consciences, « vidange l’existence » et assèche ce qui subsiste de substance humaine. « Les restes du socialisme trempent dans la soupe néolibérale, le conservatisme se prend les pieds dans le tapis troué du néo-fascisme, les rétrobolchéviques en sont encore à célébrer l’ouvriérisme alors qu’il s’est, pour une bonne part, égaré dans les égouts de la xénophobie et du racisme. » La mondialisation est une « criminalité banalisée » reposant sur un clientélisme fait de subordination et de chantage, « couverture politique aux procédés mafieux mis en oeuvre par les instances multinationales et financières ». « La plèbe est une proie pour le populisme. C’est le fumier où les hommes et les femmes politiques nourrissent et réchauffent leurs froides ambitions. »

  • Il met la faillite des idéologies sur le compte d’une séparation de la pensée avec le vivant, produit de la division du travail. Dés lors, la confusion sert d’autant plus le pouvoir. « Séparé de la vie, le projet et l’intention d’un bonheur à propager sont des leurres, des espérances mensongères. » Il met en garde contre les réformes et abrogations de loi, aumône concédée par l’État aux mouvements contestataires, « ruses et atermoiements », « prélude à de nouvelles offensives ». Il reproche aux « débordements » de ne pas dépasser le stade émotionnel. Par contre, il reconnait aux militants en lutte contre l’exclusion des migrants, contre l’expulsion d’une zone à défendre, « une radicalité capable d’essaimer bien au-delà du geste et du mobile initiaux » : « Toute collectivité animée par la volonté de faire primer l’humain sur l’économie inaugure une terre d’où la barbarie est bannie, une terre que fertilise la joie de vivre. »
    Son constat n’est pas une fin en soi mais « une plate-forme de dépassement, une invitation à aller au-delà ». Il refuse de « tomber dans la stratégie du désespoir qui désarme et décourage dès le départ les tentatives d’émancipation ». Il se propose de « démanteler le mur des lamentations que l’économie parasitaire consolide avec le ciment de notre désespoir ».

La civilisation est donc arrivée à une impasse que Raoul Vaneigem propose d’envisager plutôt comme carrefour. Il invite à l’exploration de la vie et de l’immensité des possibles, plutôt que la poursuivre de « l’expérience labyrinthique d’une survie où nous n’avons plus rien à apprendre ». Il prône un « retour à la base », quête et redécouverte de « la racine des choses et des êtres », un « dépassement de la survie » vers « l’autogestion de la vie quotidienne » où la créativité se substituerait à l’activité laborieuse. La création de biens de qualité en abondance et gratuits rendent « obsolète, rétrograde, ridicule la frénésie consumériste ». Il préconise un apprentissage pour tous et à tout âge, abolissant l’école, lui substituant le projet d’être enseigné et d’enseigner son savoir, tel que l’a mis en oeuvre l’Université de la Terre, à San Cristobal de Las Casas. Il appelle la violence insurrectionnelle à « s’affiner, non à s’assouvir en débordements sans lendemain » : « La construction d’un monde nouveau et la résolution de ne jamais y renoncer démantèleront plus sûrement le vieux monde que l’affrontement rituel des lacrymogènes et du pavé. »

    • Jusqu’à présent l’autogestion, c’est « substituer à une économie privative une économie collective ». Au contraire « l’autogestion de la vie quotidienne implique un renversement de perspective. À l’être inféodé à l’avoir succédera une prééminence de l’être qui mettra l’avoir à son service. » Déjà de « simples nids de résistance aux nuisances se transforment en lieux de vie et, parfois, sans en être parfaitement conscients, inventent une nouvelle société ». Envisagée comme un défi, la création d’une société radicalement nouvelle est vouée à l’échec, alors qu’il suffit de se laisser guider par la curiosité, de retrouver « l’innocence de l’enfant, affranchi du carcan scolaire » : « Fertiliser un bout de terrain et un coin de penser, au profit de soi et de tous, contribue à jeter à bas le Léviathan plus sûrement que la rage et le désespoir. Il y a dans la simplicité du retour à la base une puissance poétique qu’aucun pouvoir n’est à même de réprimer. » Il s’agit de s’affranchir « du contrat social forgé de toutes pièces selon son prototype : le contrat commercial ».

Cependant « ni l’autoritarisme étatique ni la cupidité des mafias internationales ne tolérerons en aucune façon l’émergence de territoires où la liberté de vivre abolit la seule liberté qu’ils reconnaissent et pratiquent : celle d’exploiter, de gruger, de terroriser, de tuer. Les libertés du commerce. Le droit de vivre est pour nos ennemis héréditaires une zone de non-droit. » « Consolider un réseau de résistance, mettre en place un plan d’autodéfense, voire tenter une offensive exigent des mesures dont seules les circonstances particulières de l’affrontement peuvent décréter le bien-fondé. » Toutefois il précise que la lutte armée, bien souvent inefficace face à un ennemi rompu à l’art de la guerre, a amplement démontré ses dangers, avec des conséquences bien pires en cas de victoire. De la Révolution espagnole, il tire la leçon que la révolution doit être gagnée sur le plan social et non sur le terrain militaire. Résolument, il affirme la légitimité du sabotage des machines « que les hordes du profit dressent en batterie pour araser un paysage, bâtir une monstruosité, dévaster le sol et le sous-sol, polluer un lieu de vie humaine, animale, végétale ». Il déconseille tout dialogue avec l’État et préconise de conforter « les bases d’un lieu de vie authentique », « propagande de notre société expérimentale », pour se prémunir de l’urgence à laquelle nous accule la tactique de l’ennemi : « Une communauté attachée à la pratique sociale du sens humain est plus invincible, moins facilement attaquable, qu’un groupe armé dont la violence faussement libératrice se borne à concurrencer la violence répressive du capitalisme – lequel se connaît en matière de concurrence. » C’est pourquoi il conseille de ne pas « s’aventurer sur le terrain de l’ennemi » mais de rester sur le terrain de bataille de la vie, de donner sens au slogan « Vous détruisez, nous construisons. »

    • Il croit en « l’obsolescence de l’argent » car, s’il n’existe pas de solutions préétablies, un style de vie fondé sur le don, bien plus sûrement que l’éthique, « éliminera cette pratique de l’échange, du donnant, donnant que le commerce a implantée partout dans les moeurs et dans les mentalités » : « L’usage de la gratuité, la pratique du don, le règne du qualitatif jettent les bases d’une société qui mettra fin à l’échange, au sacrifice, à la réduction de l’être humain à un objet. »
      Viscéralement, il pousse à oeuvrer à l’émergence de sociétés autogérées : « Que croissent et multiplient les terres affranchies de la tyrannie étatique et marchande ! »

- D’aucun-e-s trouverons qu’il n’y a là rien de très inédit mais loin d’être des lieux communs, ces idées ne méritent-elles pas justement d’être répétées, débattues ? Qui plus est lorsqu’elles sont exprimées, comme ici, avec autant de clarté que de poésie.

CONTRIBUTION À L’ÉMERGENCE DE TERRITOIRES LIBÉRÉS DE L’EMPRISE ÉTATIQUE ET MARCHANDE Réflexions sur l’autogestion de la vie quotidienne Raoul Vaneigem 184 pages – 15,90 euros. Éditions Rivages – Collection Bibliothèque Rivages – Paris – Octobre 2018

Raoul Vaneigem offre en annexe les paroles d’une chanson qu’il a écrites et qui résument plutôt bien son propos. Il donne égaIement ce lien pour l’écouter :
https://www.youtube.com/watch?v=lUJoPmKkqc4


publié le 15 janvier 2019