Affaire Charlie Hebdo : la résistance des élèves indigènes

L’attaque meurtrière des frères Kouachi, le 7 janvier 2015, contre les journalistes de Charlie Hebdo a secoué toute la France. Les jours suivants – les 8 et 9 janvier – Amedy Coulibaly tuait à son tour cinq personnes, dont quatre Juifs au sein d’un hypermarché casher. Ces trois indigènes étaient français. Ils sont nés dans ce pays, y ont grandi, y ont été scolarisés. C’est dans ce pays, au creux de cette République, de sa justice, de ses institutions et de ses valeurs proclamées qu’ils se sont formés. Et c’est ici, dans le ventre de Marianne leur marâtre, qu’ils sont morts sous les balles de la Police.

Ces attaques meurtrières n’ont laissé personne indifférent. L’information, relayée en direct, tournait en boucle à la télévision, à la radio, sur les réseaux sociaux. Les experts autoproclamés de l’Empire y allaient de leurs analyses fumeuses, portées par un lexique toujours bien choisi. Les politiques et intellectuels mainstream, quant à eux, déroulaient un ruban de balisage idéologique bleu-blanc-rouge, rivalisant d’opiniâtreté pour affirmer leurs très fermes condamnations. Au centre de ses berges blanches et républicaines : le fleuve populaire s’était vu lancé dans un tsunami d’union nationale dont les significations politiques et idéologiques dépassaient infiniment les bons sentiments individuels et révélaient plus que jamais la colonialité du pouvoir de ce pays[1].

Depuis ce 7 janvier, la France hurle « Je suis Charlie ». Mais pour les Noirs et les Arabes de France, pour tous ceux qui se trouvent niés dans ce qu’ils ont de plus sacré par ce même Charlie, « je suis Charlie » sonne comme un ordre de soumission absolu, une injonction à renier ce qu’ils sont, qui n’a rien à voir avec la liberté d’expression. Cette unité nationale et ce slogan – repris organiquement en tête du cortège lors de la grande marche du 11 janvier par des criminels aux mains baignées dans le sang des Arabes, des Noirs et des musulmans, Netanyahu, Liebermann, Benett, David Cameron, Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN – leur parlaient en des termes bien différents[2].

Mes élèves de Seine Saint-Denis, pour une majeure partie d’entre eux, sont de ceux qui ne se sentaient pas du tout Charlie. Ils sont de ceux qui ont refusé les termes de ce que la République leur imposait.

La minute de silence.

La minute de silence imposée aux élèves pour rendre hommage aux victimes de Charlie Hebdo a, comme prévu, posé des problèmes. Je dis « comme prévu » car tout le monde savait que beaucoup de nos jeunes refuseraient de s’y plier aussi facilement. Côté République, certains s’en léchaient même déjà les doigts tant cela donnerait du grain supplémentaire à moudre dans leur machine idéologique à creuser le choc des civilisations. Impatients enfin de pointer du doigt ces ados non-blancs et musulmans, avec leur fanatisme larvé, leur barbarie naissante incompatible avec les valeurs de la République, comme ayant échoué « leur intégration ». Des profs ont été jusqu’à alerter leur hiérarchie, les journalistes et voire les autorités afin de cibler, d’isoler et d’exclure les éléments insolubles dans l’ambiance d’unité républicaine.

Pour beaucoup d’enseignants, la rage, l’incompréhension et les doutes qu’ont exprimé ces élèves étaient tout simplement « insupportables »[3]. Pourtant, la gravité de la situation se mesurait ailleurs. Là où, dans l’expression d’une colère d’un adolescent musulman de France, avec tout ce que sa condition implique de discriminations, de stigmatisations, d’oppressions, on a préféré lire une simple et pure « apologie de terrorisme ». Pour le dire plus crûment – n’en déplaise à la ministre de l’Éducation nationale qui ne supporte pas l’évocation du « deux-poids deux-mesures » pourtant si manifeste – qu’est-ce que 12 morts pour un jeune indigène qui voit, depuis qu’il est né, les morgues congolaises, irakiennes, palestiniennes, afghanes, nigérianes… se remplir par centaines de milliers dans une indifférence générale ? Qu’est-ce que 12 morts pour ce jeune indigène qui voit ses frères se faire assassiner par la Police française : Lamine DIENG, Youssef KHAÏF, Youcef MAHDI, Nabil MABTOUL, Wissam EL YAMNI, Amine BENTOUNSI, Mahamadou MAREGA, Hakim AJIMI, Ali ZIRI, Lakhamy SAMOURA et Moushin SEHHOULI… ? C’est à se demander comment la République ait pu être surprise par leurs réactions. Cette réaction, il est temps de l’analyser, c’est-à-dire de l’inscrire dans l’histoire et la configuration politique et sociale que nous vivons.

L’Empire face à ses indigènes

Mes élèves du 93 sont les héritiers d’une expérience coloniale, d’un mélange déchaîné de violences, de racisme et d’humiliations. Aujourd’hui, l’islamophobie d’État, les discriminations raciales, les violences policières qui structurent toujours la société française, leur fait vivre et ressentir clairment la persistance d’un continuum colonial.

Ils vivent dans un Occident qui ne cesse de faire peser violemment son impérialisme sur le reste du monde ; La Palestine occupée depuis plus d’un demi-siècle par l’État sioniste, soutenu par la France, l’opération Plomb-Durci durant laquelle Israël a massacré des milliers de civils palestiniens il y a quelques années, la nouvelle agression israélienne l’été dernier, avec encore une fois le soutien de la France. L’interdiction par la République aux milliers d’indigènes de manifester leur indignation, leur soutien et leur rage face aux massacres des leurs. La destruction de l’Irak par les États-Unis et leur coalition occidentale qui a fait des centaines de milliers de victimes arabes. L’invasion occidentale de l’Afghanistan et toutes les interventions militaires de la France au Mali, en Centrafrique, au Sahel…[4]

Ils vivent dans un monde postcolonial dans lequel s’affirme jour après jour un rapport de force : l’Occident domine, colonise, humilie et massacre des peuples du Tiers-Monde auxquels ils s’identifient naturellement. Dans une telle configuration, qui oserait reprocher à des collégiens issus de l’immigration de se ranger spontanément du côté des « leurs », du côté des colonisés, des bombardés, des massacrés ? Si certains de ces élèves vont jusqu’à se revendiquer plus solidaires des frères Kouachi que de « Charlie », au risque d’être traduits en justice pour leurs propos[5], c’est que le contexte national et international dans lequel ils ont grandi place « Charlie » du côté des dominants, du côté des puissants, du côté de l’Occident dévastateur qui frappe le monde arabe et Musulman, qui est aussi leur monde. Ils ne sont pas responsables de ce contexte, mais le subissent autant qu’ils luttent pour le voir s’effondrer contre tous ceux qui ont intérêt à ce qu’il perdure, et qui s’acharnent à vouloir les faire taire.

Une affirmation de leur dignité

Ils m’ont dit : « Ce sont des martyrs ! », « C’est bien fait pour eux ! », « Ils insultent notre Prophète en le foutant à poil et en lui foutant une bombe sur la tête ? Mais qu’ils crèvent ! », « Si tout le monde est d’accord avec Charlie et ses insultes dans ce pays, c’est qu’ils ne nous aiment pas. Donc on s’en fout d’eux ! Nous aussi, on les aime pas ! ». Ou encore : « Pourquoi on devrait pleurer pour 12 Français ? Je dis pas que je souhaitais leur mort ou que je les aime pas, mais c’est juste 12 personnes Monsieur. En Palestine, cet été, ils étaient des milliers, et les Français s’en foutaient. Donc moi aussi je m’en fous. »

Voici ce que j’ai pu entendre dans mes classes. Même la plus timide de mes élèves s’est exprimée en ces termes, avec une colère que je ne lui avais jamais soupçonnée. Leur regard, empli de rage, était aussi éloquent que leurs discours ; leurs postures, la crispation de leurs traits criant fort. Résistance. J’ai l’impression de me mettre d’emblée hors-la-loi en disant cela.

Pour beaucoup d’adolescents indigènes et musulmans, pour leurs familles, qui sont rompus aux massacres des leurs perpétrés continuellement au nom des « valeurs occidentales », pour eux qui sont habitués à se sentir marginalisés, discriminés, stigmatisés, rejetés par ce même système et par les pouvoirs publics, être Charlie n’est même pas quelque chose d’envisageable. Charlie est l’ultime insulte. Charlie est celui qui démonte et humilie ce qu’il y a de plus noble, de plus sacré, de plus important et de plus intouchable chez eux, au sein de leur famille, leur communauté, dans leur histoire et leur origine. Lorsqu’ils voient leur Prophète être ainsi ridiculisé, ils ne peuvent pas penser autrement et n’entendent rien à cette notion de « liberté d’expression »[6]. Charlie est la face de cette France qui les déteste, qui les rabaisse, les dénigre, les nie, qui, de manière décomplexée, frappe joyeusement sur ceux qui sont en bas de l’échelle sociale et économique, en bas de l’échelle du pouvoir aussi bien en France que dans le reste du monde.

Le ricanement des colonisés

Soyons clairs : ces élèves sont des résistants. Ils se sont durcis et repliés pour ne pas se laisser définir et emporter par les discours dominants dont ils se méfient à juste titre. C’est leur manière de préserver leur dignité de non-blancs musulmans dans cette République qui leur intime un modèle d’intégration, comme une injonction de reniement de leur identité et de leurs valeurs. Certaines sont obligées de retirer leur voile à l’entrée de l’école, d’autres doivent supporter de voir certains camarades juifs s’enrôler sans aucune restriction dans l’armée coloniale sioniste et clairement anti-arabe, pendant qu’ils suivent l’horreur de la colonisation et le massacre des leurs à la télévision, sans aucun espace réel et concret de résistance. Ils n’ont pas le droit de siffler la Marseillaise dans un stade, mais devraient au contraire se solidariser face au « sang impur » qui menace la patrie. Ils avancent en sachant déjà qu’ils auront beaucoup plus de mal que les autres à trouver du travail. Ils doivent comprendre, intégrer en eux et s’intégrer eux-mêmes à une devise « Liberté Egalité Fraternité », alors qu’ils vivent en parallèle ghettoïsation, deux poids deux mesures, discriminations, stigmatisation, répressions policières, hogra.

« La violence avec laquelle s’est affirmée la suprématie des valeurs blanches, l’agressivité qui a imprégné la confrontation victorieuse de ces valeurs avec les modes de vie ou de pensées des colonisés font que, par un juste retour des choses, le colonisé ricane quand on évoque devant lui ces valeurs. »

Frantz Fanon, les Damnés de la Terre.

Ce « ricanement » des colonisés dont parle Fanon et qui serait un « juste retour des choses » : était une manière de résister, une manière de refuser, de se méfier. Même si les réseaux sociaux sont devenus une source à la fois d’information et de désinformation, même s’ils sont devenus le terreau des complotistes de tous types : ce refus de « la parole des maîtres » est une marque évidente d’insoumission. À une version portée par un appareil idéologique d’État qui les situe une nouvelle fois dans le camp de la barbarie, beaucoup de jeunes accorderont désormais plus de crédit aux versions qui mettent en cause l’État.

L’État et sa « morale civique »

Le plus inquiétant reste l’Etat, qui pour rester dans son rôle et marquer ostensiblement son positionnement idéologique, vient de mettre en ligne le site http://www.stop-djihadisme.gouv.fr/. dont le contenu est un scandale qui stigmatise plus que jamais les musulmans et fait de chacun d’eux la cible systématique de tous les soupçons et d’une surveillance particulière. On y retrouve – entre autres aberrations – une plaquette éducative visant à prévenir des « signes de radicalisation djihadiste » tels que la pudeur (porter des vêtements « qui cachent le corps », ou refuser de se montrer à moitié nue dans une piscine en présence de garçons), ne pas regarder la télé, le port de la barbe, le refus de la consommation d’alcool ou d’autres aliments… Ces signes doivent piquer la conscience républicaine de chacun et être scrupuleusement dénoncés par les vigilants citoyens, afin de faciliter à l’État le fichage, la traque, l’exclusion voire l’arrestation de ces jeunes.

Avec ce genre d’initiative, l’État ne peut que réactiver les pires instincts délateurs d’une population française déjà bien exposée à un matraquage islamophobe toujours plus opérant dans les médias et les discours politiques. La prétendue lutte du gouvernement contre le « djihadisme », telle qu’elle est menée, ne fait que renforcer davantage la stigmatisation des musulmans de son territoire et poursuit sa définition restrictive et néocoloniale de ce que doit être le bon « sujet musulman » de France. Le message très fort d’autant qu’il entre en résonance avec la multiplication d’arrestations d’enfants – âgés parfois de moins 10 ans – pour apologie du terrorisme. De quoi faire froid dans le dos, celui des musulmans en premier lieu.

De plus, une concertation se poursuit sur un « enseignement moral et civique » qui devra prendre place dans l’emploi du temps de nos futurs élèves dès la rentrée prochaine. L’objectif proclamé d’un tel enseignement : ressouder le patriotisme de nos jeunes autour de valeurs (aimer Charlie, aimer l’interdiction « laïque » du voile à l’école), de symboles (aimer le drapeau tricolore) et de rites républicains (aimer la Marseillaise). Cet enseignement sera bien entendu « noté ». ou pour le dire plus radicalement : la mission est de faire de nos élèves des petits « Charlie » . Que tout le monde devienne Charlie pour le bien-être de Mme Vallaud-Belkacem et qu’elle dorme enfin sur ses deux oreilles. Nos jeunes du 93, par la magie de cet enseignement, devront donc être de meilleurs Français, plus assimilables, plus intégrés, moins « résistants » à leur dissolution.

Cerise empoisonnée sur le gâteau : l’Éducation nationale a reconduit son partenariat avec la très sioniste LICRA (Ligue contre le Racisme et l’Antisémitisme) qui sera l’un des partenaires et intervenants privilégiés dans le cadre de l’enseignement civique et moral[7]. Au regard du contexte géopolitique mondial, ce partenariat signe une nouvelle fois la ligne de fracture idéologique, raciste et coloniale que représente le sionisme.

Quelles valeurs souhaite-t-on véhiculer au juste ? Quel respect peut-on attendre de certains de nos élèves quand les institutions elles-mêmes les en privent ?

Pour conclure

L’État et la ministre de l’Éducation nationale devront s’y faire : ces enfants sont aussi nos enfants, et nous ne sommes pas là pour formater ou zombifier leur sensibilité et leur conscience politique. Qu’ils observent et perçoivent le monde depuis leur situation particulière d’indigènes postcolonisés est un fait qui porte son lot d’incidences, qu’aucun discours mystificateur sur l’égalité ou les valeurs ne peut camoufler. L’émotion n’a aucune place dans l’analyse que nous devons porter sur leur discours. En revanche, ce sont bien leurs émotions à eux – eux qui sont de la race qu’on opprime – que ce pays doit se résoudre à entendre. L’Éducation nationale est censée apporter la même éducation à tous et offrir à nos jeunes des outils de réflexion et d’évolution, des mêmes armes de savoir afin que chacun puisse s’émanciper, se libérer, s’engager et trouver une place au sein d’une société égalitaire. Mais dans cette société postcoloniale truffée d’inégalités, si l’école persiste à devenir une instance répressive toujours aussi sourde à la colère et à la résistance des jeunes indigènes, elle ne fera que les stigmatiser davantage. Autrement dit, elle renforcera leur résistance, quelle que soit sa forme.

Et ces paroles du bien nommé Rebelle de Césaire qui remontent et résonnent :

« ( on entend dans le lointain des cris de ” Mort aux Blancs “.)

le Rebelle

pourquoi ai-je dit ” mort aux Blancs ” ?

est-ce qu’ils croient me faire plaisir avec ce cri farouche ?

( Il réfléchit.)

(…)

« Ressentiment ? non ; je ressens l’injustice, mais je ne voudrais pour rien au monde troquer ma place contre celle du bourreau et lui rendre en billon la monnaie de sa pièce sanglante

Rancune ? Non. Haïr c’est encore dépendre.

Qu’est-ce la haine, sinon la bonne pièce de bois attachée au cou de l’esclave et qui l’empêtre ou l’énorme aboiement du chien qui vous prend à la gorge

et j’ai , une fois pour toute , refusé, moi d’être esclave.

Oh ! rien de tout cela n’est simple. Ce cri de ” Mort aux Blancs “, si on ne le crie pas

C’est vrai on accepte la puante stérilité d’une glèbe usée, mais ha !

si on ne crie pas : ” Mort ! ” à ce cri de ” Mort aux Blancs “, c’est d’une autre pauvreté qu’il s’agit.

Pour moi,

je ne l’accepte ce cri que comme la chimie de l’engrais

qui ne vaut que s’il meurt

à faire renaître une terre sans pestilence, riche, délectable, fleurant non l’engrais mais l”herbe toujours nouvelle.

Comment débrouiller tout cela ?[8] »

http://indigenes-republique.fr/affaire-charlie-hebdo-la-resistance-des-eleves-indigenes/


publié le 20 février 2015