Pourquoi tant d’Israéliens détestent-ils l’ONG « Breaking the Silence » ?

L’organisation d’anciens soldats israéliens est attaquée ces jours de toutes parts – du président israélien au ministère de la défense et à la police. Pourquoi donc ?

Breaking the Silence (briser le silence) est une organisation juive composée d’anciens soldats israéliens dont la plupart ont servi dans des fonctions de combat. Tout ce qu’ils veulent faire, c’est dire à la société israélienne, qui les a envoyés dans les territoires palestiniens occupés, ce qu’ils y ont fait en tant que soldats. Ils le font par le biais de témoignages écrits et vidéo collectés auprès de plus de 1000 soldats qui ont tous été approuvés par la censure de l’armée israélienne avant d’être publiés. C’est tout.

Ils ne soutiennent pas la campagne palestinienne Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS). Ils ne cherchent pas à faire juger des officiers israéliens pour crimes de guerre (au contraire : ils pensent que c’est l’échelon politique, pas l’armée, qui devrait être tenu responsable de l’occupation). Ils ne justifient aucune violence palestinienne. Ils n’en appellent pas même aux Israéliens à refuser de servir dans l’armée et beaucoup d’entre eux continuent à effectuer chaque année leur service de réserve. Si Breaking the Silence devait être critiqué, c’est bien plutôt depuis la gauche de l’échiquier politique.

Et pourtant, depuis que Breaking the Silence a été créé, il a fait l’objet d’attaques constantes de la part de la droite en Israël – des attaques qui se sont faites de plus en plus fortes au cours des derniers mois. Au cours du dernier épisode de la campagne absurde menée contre l’organisation, le Ministre de la Défense Moshe Ya’alon a banni Breaking the Silence de toutes les activités organisées par l’armée israélienne. Pourquoi ? Parce que si l’organisation « partageait vraiment nos valeurs… ils travailleraient directement avec l’armée israélienne et ne discréditeraient pas nos soldats à l’étranger ». Vous avez compris ? Parce qu’ils ne parlent pas à l’armée, ils ne sont plus autorisés à parler à l’armée. Brillant.

Mais voyons les accusations, une à une, qui sont portées contre Breaking the Silence :

La première affirmation, qui à mon avis est celle qu’il est le plus important d’examiner avec un soin particulier et de réfuter, c’est celle du manque de crédibilité de Breaking the Silence. Les détracteurs de l’organisation viennent avec toutes sortes de raisons pour lesquelles l’organisation ne serait pas crédible, mais il y a une objection qui est terriblement difficile à contrer : durant les 11 années pendant lesquelles Breaking the Silence a collecté et publié des témoignages, il n’y a pas eu un seul cas où une erreur importante – sans parler d’une invention – a été trouvée parmi les témoignages qu’il a publiés.

Ceci n’est pas un point négligeable – cela doit être au cœur de la discussion. Une organisation qui publie des centaines de témoignages, qui travaille avec plus de 1000 soldats, qui a traité de questions très compliquées depuis 11 ans – et pas un seul témoignage n’a pu être trouvé qui aurait été une invention. Aucun tribunal dans aucun pays ne peut prétendre à un tel résultat. Et ceci a été le cas malgré de nombreuses tentatives de tromper l’organisation en lui communiquant de faux témoignages. Ses chercheurs et ceux qui effectuent les vérifications semblent avoir un dossier parfait en matière d’identification avant publication d’histoires inventées.

Ce succès spectaculaire est le résultat de l’investissement important que Breaking the Silence met dans chaque témoignage. Comme le directeur de recherche de l’organisation l’a écrit dans le passé, chaque témoignage fait par un soldat ou un ancien soldat est vérifié et le contexte de l’incident ou du témoignage est vérifié, tout comme l’identité de la personne elle-même qui apporte le témoignage (et le fait qu’il ne s’agit pas d’un politicien cherchant à se faire un nom). Le témoignage est ensuite corroboré par toute information disponible, tant sur la base de témoignages d’autres soldats que de sources publiques. Certains des témoignages les plus choquants collectés par Breaking the Silence n’ont jamais été publiés car l’organisation n’a pas pu les confirmer de manière indépendante. Imaginez simplement que des journalistes ayant publié des articles attaquant l’organisation aient appliqué les mêmes standards stricts de vérification à leur propre travail et aux déclarations malfaisantes qui sont faites à son sujet.

La deuxième affirmation est qu’ils ne transmettent pas leurs témoignages à l’armée pour investigation. Je demande alors : pourquoi les transmettraient-ils ? D’abord, l’organisation a, durant ses premières années, transmis des témoignages à l’armée. Et que s’est-il passé ? La police militaire a rendu visite à leurs auteurs dans le but d’effectuer une enquête sur les crimes sur lesquels ils avaient témoigné, comme si c’étaient eux les coupables et non leurs commandants ou la politique de l’armée dans les territoires. Alors pourquoi transmettre des témoignages si c’est uniquement pour se voir faire l’objet d’une enquête pour avoir témoigné ?

Il convient d’ajouter à cela que d’autres qui ont décidé de faire part de telles critiques à l’intérieur de l’armée n’ont pas eu plus de succès (comme l’histoire des refusniks de l’Unité 8200, l’unité israélienne hi-tech, qui se sont d’abord plaint auprès de leurs commandants). Et puis les enquêtes de la police militaire israélienne, qui ne sont même pas toujours lancées, mènent rarement à des inculpations ou à des condamnations, comme cela a été documenté plusieurs fois dans notre série spéciale d’enquêtes « License to kill » (permis de tuer).

Même si tout cela n’était pas le cas, il serait toujours inutile pour Breaking the Silence de transmettre ses témoignages à l’armée pour investigation. Ce que Breaking the Silence cherche à dire c’est que l’occupation des territoires est elle-même le problème et que les injustices sont une part inhérente de cette situation, pas des incidents exceptionnels ou des « brebis galeuses ». Car sur quoi l’armée doit-elle enquêter au juste ? Qu’elle a administré des millions de personnes depuis presque 50 ans sous un régime militaire ? Que ce régime militaire est responsable de violations systématiques et inéluctables des droits humains et des droits civiques ? D’ailleurs, lorsque l’armée veut utiliser les témoignages de Breaking the Silence pour faire avancer une enquête, elle sait le faire.

Le troisième reproche est que les témoignages de l’organisation sont publiés anonymement. Tout d’abord, il y a de nombreux témoignages qui ne sont pas anonymes, avec nom, visage et tutti quanti. En ce qui concerne les témoignages anonymes, voici : dans une société qui s’en prend si vite à toute personne qui exprime la moindre critique contre l’armée, dans une armée qui enquête rapidement sur toute personne qui donne son témoignage, et avec le poids de la culpabilité que beaucoup ressentent sans doute pour leurs actions, quand la plupart de ceux qui témoignent ne veulent sans doute pas que leur famille et leurs amis sachent ce qu’ils ont fait – on peut commencer à comprendre pourquoi.

La quatrième affirmation est que Breaking the Silence est financé par des États étrangers. Ah ouais ? Et alors ? Sérieusement. Si nous avons déjà établi que la véracité des témoignages publiés par l’organisation est vérifiée, alors qu’est-ce que ça peut faire qu’un État étranger aide à leur publication ? Parce que ces pays ont leur propre agenda ? Et alors ? Chaque pays a un agenda et ses intérêts. Chaque organisation, chaque institution et chaque individu a un agenda. Qu’y a-t-il de mal à avoir un agenda ? Ce sont les témoignages eux-mêmes qui méritent d’être débattus, pas qui a payé le relieur et le graphiste.

La cinquième affirmation – elle est centrale – contre Breaking the Silence, c’est qu’ils agissent aussi à l’étranger. Une large part de cette accusation est simplement absurde, principalement parce qu’elle est le plus souvent lancée contre l’organisation lors d’événements en Israël, comme lorsqu’elle fait des conférences devant des soldats israéliens.

Alors non, ce n’est pas juste une organisation tournée vers l’étranger. La plupart des activités de Breaking the Silence sont menées en Israël. Les soldats ont servi dans l’armée israélienne, c’est ici qu’ils sont interviewés par les médias, c’est ici qu’ils organisent chaque mois des visites des territoires occupés, c’est ici qu’ils font des conférences (qui sont parfois interrompues par les autorités) et c’est ici qu’ils lisent des témoignages dans les rues. Et oui, ils voyagent parfois à l’étranger, en particulier parce qu’ils ont le sentiment, très justement, que personne ne les écoute vraiment ici. Et cela est légitime.

Alors pourquoi la droite israélienne a-t-elle un tel problème avec Breaking the Silence ? Pour toutes les raisons mentionnées plus haut. Parce que ce sont des soldats. Parce qu’ils disent la vérité et qu’ils font tout ce qu’il faut pour s’assurer que leurs témoignages sont véridiques. Parce qu’ils font de gros efforts pour expliquer qu’il s’agit d’un problème systémique et pas de quelques brebis galeuses. Parce qu’ils investissent des quantités considérables de temps et d’argent à s’adresser à la société israélienne, simplement pour lui montrer comme l’occupation militaire est laide.

Pour toutes ces raisons, parce que la droite n’a pas de réponse à leur opposer, la droite en Israël crée des nuages de fumées et les couvre de boue. Tout cela pour empêcher des gens de les entendre. Seulement, il est important d’entendre ce qu’ils ont à dire. Faites une visite avec Breaking the Silence. C’est du temps bien investi.

Breaking the silence organise en effet des visites de Hébron où est née l’association, créée par un groupe de soldats qui ont pris en photo ce qu’ils y faisaient et ont organisé une exposition à Tel Aviv afin d’interpeller le public israélien avec ce message : « Vous ne voyez pas ce que nous faisons, alors nous vous le montrons afin que vous décidiez si c’est bien ce que nous devons faire… » - NdT

Voir en ligne : http://972mag.com/why-do-so-many-israelis-hate-breaking-the-silence/114763/


publié le 26 décembre 2015