Lors de l’université d’été du Medef, devant un parterre de patrons épanouis, Manuel Valls avait lancé : « J’aime l’entreprise ! » Belle manière, pour ce social-démocrate endurci, de faire allégeance à ce que la France peut compter de praticiens de la pire réaction sociale. Cela fait plusieurs décennies que ces « suceurs de sang de l’ouvrier », comme on disait jadis, s’évertuent à détricoter ce code du travail, considéré par nos entrepreneurs comme un obstacle à la liberté d’entreprendre.
Haro aux corps intermédiaires
Ceux qui estiment que le qualificatif de chef d’entreprise est plus convivial que celui de patron ne cachent plus guère leur volonté d’en finir avec ce qu’il reste de conquêtes sociales, fruits de plus d’un siècle de luttes. Il est vrai que ces belles âmes, qui s’appliquent à réduire la valeur des salaires en augmentant le temps de travail de ceux qui ont encore un emploi sont souvent rejoints par certains leaders syndicaux, comme le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger qui, dans les derniers jours de septembre joignait sa voix à celle du Premier ministre, en proclamant à son tour : « J’aime aussi l’entreprise ! ».
Déclaration d’amour tempérée, il est vrai, par ce bémol : « J’aime l’entreprise qui crée de l’emploi… » Il se trouve pourtant que l’entreprise détruit bien plus d’emplois qu’elle n’en propose, tout en acceptant, sans remercier, les importantes baisses de charges généreusement offertes à ces entrepreneurs qui n’ont rien à offrir en échange que cette promesse de créer un million d’emplois en cinq ans si l’on en termine avec les 35 heures, et que soient supprimés deux jours fériés, dans le même temps que serait acté le travail du dimanche et le travail de nuit. À quand le retour au travail de mineurs de 14 ans, pour ceux d’entre eux dont il aurait été décidé qu’ils n’ont pas d’autre avenir que d’être condamnés aux emplois sans qualification, et donc sous-payés. Cela dans une société anesthésiée où le chômage et la précarité ne font que croître.
Les patrons pardon, les entrepreneurs osent tout. C’est à cela qu’il est possible de décrypter leurs discours, de moins en moins doucereux. Ces grands cœurs, qui aimeraient que leurs salariés viennent picorer dans leurs mains des largesses de plus en plus étroites, n’ont qu’une volonté : réduire les droits acquis de ceux qui continuent néanmoins à qualifier de « partenaires sociaux ». Ces belles âmes aimeraient bien en finir avec les Comités d’entreprise et les Comités d’hygiène et de sécurité, qui seraient un frein à la production et donc au profit bien tempéré. Tout comme ils se débarrasseraient bien volontiers de ces délégués du personnel qui, bien que « partenaires sociaux », se comportent le plus souvent comme d’affreux gêneurs. De la même façon, à quoi peuvent bien servir ces sections syndicales d’entreprise, régulièrement ferment de grèves revendicatives n’ayant d’autre objet que de mettre en péril ces entreprises de moins en moins créatrices d’emplois ?
Il y a un siècle, les prolétaires luttaient pour la journée de 8 heures
Dans ce climat de régression sociale, nos syndicats « représentatifs » ne cessent de faire profil bas, se laissant parfois aller à susurrer que les patrons ne sont pas raisonnables, et qu’il serait peut-être possible de s’entendre sur des revendications moyennes et peu coûteuses. Bien sûr, il y a bien, de temps à autre, quelques manifestations et défilés traditionnels _ sans doute pour ne pas mettre à mal ces peu fructueux rapports entre « partenaires sociaux ».
Oubliés ces combats d’un prolétariat opprimé, lorsque la revendication de la journée de 8 heures avait conduit à de sanglants affrontements avec les forces de l’ordre, comme cela avait été le cas lorsque Georges Clemenceau (idole de Manuel Valls) était ministre de l’Intérieur.
Oublié ces 1er mai de lutte, devenus « Fête du travail » depuis le régime de Vichy en 1941.
Oubliée la fierté ouvrière alors qu’il semble de plus en plus évident que ceux que l’on ne qualifie plus d’exploités mais d’« assistés » lorsque chômeurs, apportent de plus en plus leurs suffrages au Front national.
Comme si les leçons de l’histoire avaient été remisées au magasin des accessoires sociaux. Comment est-il possible que les plus démunis offrent à leurs exploiteurs des verges pour se faire fouetter ? Bientôt, sans doute, les syndicats jaunes pourront reprendre leur influence, comme jadis dans l’industrie automobile, particulièrement dans les usines Simca où ces bandes armées du capital faisaient régner la peur dans les ateliers ?
Comment pourrait-on aimer l’entreprise des « entrepreneurs » ?
Je n’aime pas l’entreprise, en espérant n’être pas le seul dans ce cas. Je n’aime pas l’entreprise, celle qui brise les espoirs d’émancipation des travailleurs. Il est vrai que ce mot de « travailleurs » n’est plus de saison. De même que celui d’ouvrier paraît avoir été oublié également. On ne connaît plus que des salariés, qui seraient corvéables à merci, sauf à prendre la porte s’ils ne sont pas satisfaits de leur sort. Ceux-là n’ont qu’à aller voir ailleurs si un entrepreneur bienveillant veut bien les accueillir pour un salaire de misère. De moins en moins nombreux sont ceux qui se risquent à contrarier leur patron ou la hiérarchie harceleuse qui le représente : la précarité acceptée peut donc devenir la règle, comme palliative au chômage.
Je n’aime pas cette entreprise qui se plaît à donner des leçons de civisme dans une société où nombre des cinq millions de chômeurs doivent leur sort à cette volonté entrepreneuriale de faire un maximum de profit aux moindres frais. Il en va de même de ces millions de précaires, tout comme des inquiets qui craignent de plonger à leur tour dans la précarité et n’osent donc plus formuler la moindre amélioration de leur pauvre statut, faute de connaître à leur tour la misère extrême.
Je n’aime pas cette entreprise — j’en ai connu — qui se veut paternaliste, en étant tout aussi féroce dans les faits, et dont les « entrepreneurs » valent bien les patrons de combat. Les uns et les autres bien décidés à faire comprendre ouvertement que les temps sont révolus des revendications sociales satisfaites. Ayant été salarié durant quarante-six ans, j’ai eu l’occasion de bien connaître ces patrons de grosses boîtes, ou certaines de ces artisans durs envers leurs salariés, avec même parfois des comportements dignes de mœurs féodales. Comment pourrait-on accepter sans réagir cette nouvelle forme d’exploitation, qui nous propose brutalement un retour au passé, alors que nous vivons désormais dans un monde de haute technologie où il devrait y avoir du travail bien rémunéré pour tous si le produit de l’exploitation sociale n’était pas prioritairement financiarisé, plutôt qu’investi dans la production, pourrait s’interroger le naïf qui n’a pas compris les mécanismes du capitalisme moderne. Lequel ne se sent plus menacé comme cela avait pu être le cas il y a quelques décennies encore.
Je n’aime pas l’entreprise dont la volonté première est de briser le rêve d’émancipation de ceux qui ne se livrent pas à un travail choisi mais à une tâche imposée. Le travail, choisi, vieille chimère permettant d’envisager de gagner sa vie dans l’harmonie, pour le bien-être de tous. Avec cette utopie, considérée comme séditieuse, où irait-on ? En effet, si chacun d’entre nous pouvait décider de son avenir, sans demander la permission d’évoluer à ceux qui préfèrent river les salariés à des travaux sans autre intérêt que le profit attendu par les donneurs d’ordres.
Faudrait-il faire des serments d’amour à l’entreprise ?
Comment pourrait-on aimer le travail si l’on n’aime pas l’entreprise ? Une telle interrogation devrait permettre toute une remise en cause de la société d’exploitation que nous connaissons car le partage du travail, rejeté par nos moralistes, reste une utopie. Il faudrait travailler dur, et de plus en plus longtemps, pour mal vivre. Il faudrait supporter la hargne patronale et le comportement méprisant d’une hiérarchie intermédiaire pourtant elle aussi fragilisée, pour être en cohérence avec le nouveau type de société que l’on nous promet. Cela au nom d’une entreprise à laquelle nous devrions faire des serments d’amour.
Terrible avenir proposé à ceux qui ne vont pas tarder à nous succéder sur le marché du travail réduit aux caprices de patrons dont la qualification d’ « entrepreneurs » proclamée devrait suffire à faire admettre que tout leur est permis. Y compris de licencier sans autre motif visible que le profit. Finalement, si l’entreprise était de droit divin, cela paraîtrait naturel de dominer une classe sociale de salariés soumis, puis résignés à leur sort. En plus, il faudrait même que les esclaves modernes soient satisfaits de leur condition. Un peu comme dans le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley où les « Beta moins », nombreux dans une société où l’horreur est masquée par l’acceptation du lot génétique attribué à chacun de ceux qui vivent heureux sous la férule des « Alpha plus ». Lesquels sont en capacité de dominer sans difficulté une masse droguée génétiquement et paraissant ravie d’une oppression acceptée car non ressentie.
Dans sa préface à l’édition de 1946 au Meilleur des mondes, Huxley était encore plus pessimiste que lors de la publication de son œuvre majeure, en 1931, avec cette réflexion, toujours d’actualité de nos jours.
« Un État totalitaire vraiment "efficient" serait celui dans lequel le tout-puissant comité exécutif des chefs politiques et leur armée de directeurs auraient la haute main sur une population d’esclaves qu’il serait inutile de contraindre, parce qu’ils auraient l’amour de leur servitude. La leur faire aimer – telle est la tâche assignée dans les États totalitaires d’aujourd’hui aux ministères de la propagande, aux rédacteurs en chef de journaux, et aux maîtres d’école. »
Poursuivant son commentaire sur une utopie perverse, Aldous Huxley poursuivait son rêve d’avenir qui ne tarderait pas à devenir cauchemar s’il devenait réalité. « À mesure que diminue la liberté économique et politique, la liberté sexuelle a tendance à s’accroître en compensation. Et le dictateur (à moins qu’il n’ait besoin de chair à canon et de familles pour coloniser les territoires vides ou conquis) fera bien d’encourager cette liberté-là. Conjointement avec la liberté de se livrer aux songes en plein jour sous l’influence des drogues, du cinéma et de la radio, elle contribuera à réconcilier ses sujets avec la servitude qui sera leur sort. »
Qu’ajouter de plus pour signifier mon rejet de l’entreprise : celles que j’ai connues, celles qui oppriment les salariés de nos jours, tout comme celles que l’on prépare pour vivre des lendemains qui déchantent. Je n’ai jamais aimé l’entreprise, en tout cas telle qu’elle est conçue par les entrepreneurs, surtout scrupuleux de leur pouvoir coercitif. Les êtres humains, dont la grande majorité est durement exploitée, ne connaîtront véritablement la liberté à laquelle ils ont droit que lorsqu’ils seront définitivement débarrassés de ces entrepreneurs qui nous offrent, parfois, des emplois chichement rémunérés.
Alors, bien évidement, je n’aime pas l’entreprise !