La répression frappe durement les révoltes sociales. Mais c’est l’ensemble des classes populaires qui doit subir la justice au quotidien. Un avocat analyse le Droit et la Justice comme des fondements de l’ordre capitaliste. Clarence Darrow reste une figure légendaire du barreau aux Etats-Unis. Il est associé à toutes les grandes affaires judiciaires du début du XXe siècle. Il défend notamment l’enseignement du darwinisme contre les fondamentalistes chrétiens. Surtout, Clarence Darrow demeure l’avocat des syndicalistes révolutionnaires qui subissent une répression féroce. Il défend les grévistes et les militants de l’IWW comme Eugène Debs ou Bill Haywood.
En 1902, Clarence Darrow prononce une conférence adressée aux détenus de la prison de Chicago. Pour l’avocat, le crime demeure avant tout une stratégie de survie pour les plus pauvres. Ainsi, la police et la prison ne peuvent pas empêcher la criminalité des personnes qui subissent la misère et l’exploitation. Pour cet avocat, « le crime et la délinquance, comme défense spontanée du pauvre vis-à-vis de l’exploitation capitaliste, dureront nécessairement aussi longtemps que la société de classe, ils ne sauraient jamais s’éteindre avec elle », résume l’éditeur.
Crime et criminels : une adresse aux détenus de la prison de Chicago - Clarence Darrow
Abolir la prison
L’avocat Thierry Lévy, dans son avant-propos, reprend les différents discours tenus au sujet de la prison. L’enfermement est décrit comme permettant au prisonnier de prendre conscience de sa faute. La solitude et le poids du remords doivent gagner le détenu. Ensuite, la prison est également décrite comme criminogène. C’est une véritable école du crime qui permet aux prisonniers de s’endurcir. Il faut alors réformer la prison pour l’améliorer.
Désormais, la prison n’est plus jugé bienfaisante mais apparaît simplement comme un mal nécessaire. Mais la critique de l’enfermement n’est jamais envisagée. « Durant ces trois temps, rares ont été ceux qui ont osé proclamer qu’il y avait autant de bonnes raisons d’abolir la prison que la peine de mort. Leur discours était et demeure inaudible », précise Thierry Lévy.
Clarence Darrow, pourtant avocat respecté, fait partie de cette minorité. En 1902, il intervient dans la prison de Chicago et dialogue avec les prisonniers. « Certains d’entre eux étaient là devant lui et il leur disait, avec les phrases simples dont il s’était servi pour les défendre mais dont le contenu était tout différent, qu’ils n’étaient pas plus criminels que les gens du monde extérieur, du monde libre, et même qui l’étaient beaucoup moins », décrit Thierry Lévy.
Le patron, le propriétaire ou la compagnie d’électricité qui augmente ses tarifs semblent davantage criminels. C’est la misère qui pousse au vol ou au cambriolage. Mais les véritables responsables du crime ne vont jamais en prison. Pour les pauvres, le crime reste la seule solution pour survivre. Les actes violents contre les personnes restent beaucoup moins nombreux que les atteintes à la propriété.
Crime et vrais criminels
Pour ouvrir sa conférence, Clarence Darrow remet en cause la notion de crime. « Il n’existe aucune différence notable, au plan moral, entre ceux qui se trouvent à l’intérieur et à l’extérieur des prisons », affirme l’avocat. Il estime que le détenu n’est pas responsable de ses crimes. Il accuse davantage le déterminisme social. Ce n’est pas le fait d’être bon ou de suivre une conduite morale qui permet de devenir riche et heureux.
« Beaucoup de gens estiment qu’une bonne part de ceux qui sont enfermés en prison mériteraient de ne pas y être, et qu’à l’inverse, nombre de ceux qui se trouvent dehors auraient à l’intérieur toute leur place », estime Clarence Darrow. Mais l’avocat ne remet pas seulement en cause cette justice de classe. Il revendique l’abolition de toute forme de prison. « Je crois, moi, que personne ne mérite d’être ici. Il ne devrait pas avoir de prisons », tranche Clarence Darrow.
Mais l’avocat ne peut pas être accusé d’angélisme. Il connaît bien les criminels qui sont en face de lui. Ce sont des cambrioleurs professionnels prêts à dépouiller n’importe qui, même l’avocat qui les défend. « Mais, à la réflexion, et d’un autre point de vue, dans le monde extérieur, le monde de la liberté, presque tout le monde ne s’emploie-t-il déjà pas à me dépouiller ? », interroge Clarence Darrow. La compagnie du gaz, par exemple, impose un racket permanent pour pouvoir s’éclairer et vivre dans des conditions acceptables. Le tramway impose aussi un braquage uniquement pour se déplacer. Les patrons et les bourgeois peuvent braquer la population en toute impunité.
« Simplement parce que les membres d’une corporation quelconque auront graissé la patte de quelqu’un à la Mairie et auront soudoyé le législateur, nous nous trouvons tous contraints, ensuite, de leur payer un tribut », observe Clarence Darrow. La fraude et le mensonge transparaissent dans la moindre publicité. Mais cette classe sociale ne risque pas de se retrouver en prison. Elle peut même s’appuyer sur l’Etat pour continuer ses magouilles et sa domination. « Cela parce que ces gens ont avec eux la police, les prisons, juges, avocats, soldats et tout le reste pour mettre tranquillement la Terre en coupe réglée, et éjecter de leur route tous ceux qui prétendraient leur poser problème », analyse Clarence Darrow.
Droit et propriété privée
Mais l’avocat évoque également les raisons pour lesquelles les prisonniers ont été condamnés. Dans leur immense majorité, c’est pour vol ou cambriolage. C’est pour atteinte à la propriété privée. Les criminels sont souvent des pauvres qui doivent voler pour s’enrichir. Ce sont aussi des personnes qui n’ont pas les moyens de se payer un bon avocat pour les défendre. En revanche, les bourgeois savent parfaitement comment contourner la loi pour s’enrichir davantage. « Il n’y a pas beaucoup de risques, pour un homme riche, de franchir un jour les portes d’une prison », constate Clarence Darrow.
Les propriétaires terriens, notamment en Angleterre, se sont accaparés le contrôle de l’espace et des minerais. Ils adoptent des pratiques dignes des pires criminels. Mais la justice et l’Etat permettent ensuite de défendre cette propriété. « Ces gens, donc, qui possèdent toute la terre créent des lois pour protéger leur propriété. Ils érigent une espère de clôture ou de barrière autour de cette propriété, et fabriquent des lois destinées à éviter que d’autres gens, à l’extérieur, puissent un jour y accéder », décrit Clarence Darrow. Les lois permettent de protéger la classe dominante mais ne permettent pas de garantir la justice. « Les lois n’existent, en vérité, que pour organiser la protection des hommes qui dominent le monde », analyse Clarence Darrow.
Les pauvres ne peuvent pas payer les nombreux frais de justice qui permettent de faire appel. Il existe également une suspicion et un mépris de classe sur les pauvres de la part de la justice. « Pour le pauvre, cela va beaucoup plus vite. Vous êtes, de toute façon, considérés dès le départ comme un peu coupable, autrement pourquoi seriez-vous donc ici, à la barre d’un tribunal ? », ironise Clarence Darrow. Les dossiers des plus pauvres sont souvent jugés de manière expéditive et les avocats ne s’y penchent pas sérieusement. En revanche, le procureur dispose de temps et d’enquêteurs pour charger l’accusé.
Pour abolir le crime, il faut abolir la misère et la propriété privée. « Personne n’irait voler s’il pouvait se procurer tel ou tel objet par un autre moyen, plus facile. Personne ne cambriolerait si sa maison se trouvait remplie de tout ce qu’il peut désirer », souligne Clarence Darrow. Des justes conditions d’existences et la satisfaction des besoins humains peuvent permettre de supprimer le crime.
Contre la criminalité, changer la société
Cette conférence courte et percutante de Clarence Darrow permet de comprendre les mécanismes du système judiciaire. L’avocat dresse les grandes lignes d’une justice de classe. Ce sont les pauvres qui basculent le plus facilement dans la criminalité, pour des raisons évidentes de survie. L’avocat attaque également la classe dirigeante qui s’appuie sur la loi pour exploiter et déposséder les classes populaires.
Son argumentation tranche avec le discours juridique. Il n’assène pas l’éternel laïus des citoyennistes de la Ligue des Droits de l’Homme qui prétendent s’appuyer sur le Droit pour défendre les plus pauvres. Non, la justice et le droit ne sont pas des outils qui peuvent être réappropriés par les classes populaires. Il n’existe aucune justice à visage humain. Si la législation peut être utilisée pour se défendre, ce n’est pas un outil de réelle transformation sociale. Clarence Darrow met bien en évidence le fondement de tout le système juridique : la défense de la propriété privée. L’Etat et la justice permettent donc de défendre les intérêts de la classe dirigeante.
Clarence Darrow pointe également une grande limite de la démarche juridique. Les tribunaux visent à isoler les individus et les problèmes. Il n’existe aucune dimension collective dans le droit. Ce sont des individus qui se retrouvent accusés seuls face au juge. Surtout, les déterminismes sociaux et les causes sociales du crime sont toujours éludés par la Justice. C’est la responsabilité individuelle qui est soulignée.
Clarence Darrow propose donc un discours ni angélique sur les criminels, ni naïf à l’égard du droit. Il dresse l’analyse d’une société de classe comme véritable cause de la criminalité. En plus des prisons, c’est l’ensemble de l’édifice capitaliste qu’il devient indispensable d’abattre pour créer un monde de liberté et d’égalité.
Source : Clarence Darrow, Crime et criminels (une adresse aux détenus de la prison de Chicago), traduit par Laurent Zaïche, Sao Maï, 2016