Dépolitisation et canonisation : voilà les deux revers du portrait qu’ont brossé bon nombre de rédactions françaises à John McCain, à l’occasion de son décès le 25 août dernier. S’inspirant largement et sans la moindre distance critique de la tonalité donnée par la presse dominante états-unienne, et reprenant à leur compte la figure du « héros de guerre », du « franc-tireur dépassant les clivages politiques » ou encore de « l’anti-Trump », les médias dominants ont donné au public français une vision pour le moins déformée du sénateur républicain. Et si l’exaltation du patriotisme est allée bon train, c’est au prix de l’information internationale, qui a quant à elle fait un nouveau bond en arrière.
La durée des funérailles et l’élogieuse couverture dont a bénéficié John McCain dans la presse aux États-Unis expliquent sans doute, en partie, que sa mort ait autant « fait événement » dans les médias français. À moins que ses différends avec Donald Trump n’aient réveillé l’appétit des rédactions pour les guéguerres entre puissants, réserve intarissable de petites phrases dont elles raffolent. Toujours est-il que les médias français ont largement couvert la mort du sénateur, bien davantage qu’ils ne l’ont jamais fait pour tout autre responsable politique étranger de sa « stature ». Entre le 27 et le 28 août, les quatre principaux quotidiens nationaux ont tous arboré en « une » la nouvelle de son décès au gré de titres qui auguraient de la tonalité des portraits esquissés dans les pages intérieures :
« Rebelle », « franc-tireur politique », « héros de l’Amérique » : autant d’expressions héritées des portraits de la presse états-unienne que les quotidiens français s’approprient volontiers, et bien qu’elles fassent l’objet de critiques par certains de leur confrères outre-Atlantique à l’égard des médias de leur propre pays, comme le mettait en valeur le journaliste de Fair, Ben Norton, dont nous avons traduit un des articles. Ces critiques mobilisent notamment le concept « Obit Omit » [1], que le journaliste Mehdi Hasan [2] résume en ces termes au cours d’une émission disponible sur le site de « Democracy Now » :
[Le phénomène « Obit Omit »] est une des choses que je retiens de ces derniers jours, après avoir observé la façon dont certains médias traitaient la mort de McCain – plus proche de l’hagiographie que du journalisme. On nous dit ce que McCain savait bien faire et ce pourquoi il était admiré, mais on n’entend pas parler de certains épisodes plus sombres de son histoire politique. Il n’y a pourtant rien de mal à mettre en lumière les côtés sombres de la carrière d’un homme politique, autrement dit, d’une figure publique. Il ne s’agit pas de se réjouir de sa mort. Il s’agit simplement de parler de ce qu’il a fait... [3]
Un travail que prendra en charge le journaliste, évoquant pêle-mêle les positions réactionnaires du sénateur, les scandales financiers auxquels il fut mêlé, ses discours va-t-en-guerre et son engagement acharné en faveur des interventions militaires, qu’il s’agisse de l’Irak, de la Syrie, du Yémen, de l’Iran, etc. [4].
« Portrait hagiographique » vs journalisme
À première vue, les grands médias français sont tombés dans le même travers. C’est en tout cas l’impression qu’en donnent les portraits intérieurs des quatre quotidiens nationaux précédemment cités : du « C’était un géant » qui surplombe le dossier du Parisien, au « Tombé en héraut », qui occupe une demi-page de celui de Libération [5], les lecteurs peu au fait de la carrière politique de John McCain en auront en effet un a priori partial et partiel. Et ce n’est pas la lecture des portraits en question qui leur fournira une vision nuancée – et encore moins critique – de la carrière politique du sénateur. Car les quatre journalistes – dont deux sont des correspondants, dans le cas du Figaro et de Libération – rivalisent d’expressions plus louangeuses les unes que les autres. Florilège :
Totem quasi consensuel, à droite comme à gauche. L’archétype rassurant de l’american hero à la mâchoire carrée et au regard droit, patriote et libre-penseur. (Libération. Le journal parle tour à tour de « la geste du héros McCain », de « la légende McCain » et de « la mythologie McCain »).
Le sénateur le plus connu à l’étranger et le plus anticonformiste. (Le Monde)
Un rebelle en perpétuel état d’indignation, mais qu’est-ce qu’un « rebelle sans une cause juste ? » insistait-il ? La sienne, la cause de sa vie, était la défense de la démocratie. (Le Monde)
Cet homme entier et sanguin – mais aussi spontané, original et imprévisible –, n’avait de pire ennemi que lui-même. Durant toute sa carrière, il oscilla entre le franc-tireur et le soldat, le héros et le rebelle. « Je suis un vieux crabe et j’ai plus de cicatrices que Frankenstein », plaisantait-il en briguant la présidence à 71 ans. (Le Figaro)
Il avait trompé la mort à maintes reprises. Elle l’a finalement rattrapé. […] Une dernière bataille pour ce héros de guerre, unanimement honoré aux États-Unis pour ses faits d’armes lors de la guerre du Vietnam. Un héros militaire devenu une figure non conformiste de la politique américaine. (Le Parisien).
En revanche, les journalistes se montrent bien plus précautionneux au moment d’évoquer – et d’évoquer seulement ! – certains « faits d’armes » du sénateur, jugés moins « glorieux ». Quelques exemples :
En politique étrangère, il a été taxé d’ « ultra-faucon » pour son militarisme. (Libération)
En mettant Sarah Palin sur le devant de la scène politique et médiatique, c’est le génie du populisme que McCain a fait sortir de la lanterne américaine. L’année suivant l’élection, elle deviendra l’égérie du Tea Party, considéré comme l’antichambre du trumpisme. « Je ne crois pas qu’il ait compris ce qu’il faisait à l’époque » avance l’éditorialiste du New York Times David Brooks. (Libération)
John McCain ne rechignait pas à la blague facile ou de mauvais goût. En 2007, il a chanté « Bomb Bomb Iran » sur un air des Beach Boys [lors d’un meeting public, NDLR]. (Le Monde)
Pour sa deuxième campagne en 2008, […] il procède à une offensive de charme en direction de la droite fondamentaliste – un spectacle « pas très joli à voir », décrira le Washington Post. (Le Monde)
Et cætera.
Évidemment, charge au lecteur de chercher par lui-même à quoi put bien ressembler ce « spectacle "pas très joli à voir" », car le journaliste du Monde ne prendra pas la peine de le lui décrire.
Les positions les plus « polémiques » du sénateur – toujours selon la grille de lecture des médias dominants – sont ainsi quasi systématiquement euphémisées, voire passées sous silence. Au contraire, l’exaltation de la carrière du militaire et de sa bravoure, plus ou moins scénarisée selon les plumes, comme nous le verrons, contribue à véhiculer une vision de la guerre du Vietnam, aseptisée, et systématiquement occidentalo-centrée. Quasiment impossible, en effet, de trouver dans cette séquence médiatique un son de cloche un tant soit peu distancié de l’ultra patriotisme et du militarisme ostentatoire qui prévalent aux États-Unis et qui tendent à célébrer et à glorifier comme des « héros » les vétérans de chaque guerre américaine.
Si au Monde, on fait mine un instant de s’interroger sur ce que recouvre ce statut de « héros de guerre » systématiquement accolé au nom de McCain, on rétropédale dans le même mouvement : « En 1973, après les accords de Paris mettant fin à la guerre du Vietnam, John McCain est décoré par Richard Nixon. Une photo, symbole de l’héroïsme, malgré tout, de cette sale guerre, le montre en grand uniforme blanc de la Navy, sur des béquilles, le corps désossé, la chevelure entièrement blanche. » À Libération, pas de scrupule en revanche, on trouve même ça très fun : « Le biopic de John McCain serait un blockbuster, tout en avions de chasse et en actes de bravoure, l’hymne américain en bande-son. » Quant au Figaro, nul ne sera surpris que l’évocation des faits d’armes de McCain suscite des tirades enflammées pour les « valeurs militaires » : « Il avait fallu cette terrible épreuve de la captivité, cinq années durant, pour que le jeune McCain se sente l’égal de ses aïeux. Alors que ses tortionnaires le pressaient de confesser d’hypothétiques "crimes de guerre" en lui disant : "Personne ne le saura", il répondait : "Moi je le saurai." » ; ou encore, « Sans la discipline et les vertus militaires – sens de l’honneur, amour de la patrie, loyauté, dignité –, le sénateur John McCain ne serait certainement pas devenu l’un des piliers du Congrès américain. »
Sans compter que dans certains cas, l’empathie journalistique vis-à-vis du « héros de guerre » se fit au prix de petits arrangements avec la vérité :
Ce « maverick » (franc-tireur) n’hésitait pas à rompre avec sa famille politique au nom des principes. Sur l’Irak, il fut le premier républicain à critiquer la stratégie américaine. (Le Figaro)
Une information pour le moins incomplète et donc malhonnête, puisque le journaliste ne dira rien au lecteur du jusqu’au-boutisme va-t’en-guerre de McCain sur l’Irak [6] – ce qui n’est nullement contradictoire avec le fait de critiquer… une stratégie militaire ! Dans le cas de France 2, c’est encore pire :
Conservateur sur l’avortement ou le port d’armes, il était progressiste sur les questions d’environnement, d’immigration, critique sur l’intervention en Irak et l’utilisation de la torture. (JT de 20h, France 2, 26/08)
Probablement la rédaction de France 2 n’a-t-elle pas jugé bon, au moment d’inventer McCain « critique sur l’intervention en Irak », de se documenter un tant soit peu sur la question [7]. Quant au prétendu « progressisme » de McCain sur les questions d’immigration, nous ne saurions que conseiller à cette même rédaction la lecture du très gauchiste Challenges, qui écrivait en janvier 2017 : « Interrogé sur le mur [à la frontière avec le Mexique, NDLR] voulu par le président, le sénateur républicain John McCain a souligné qu’une barrière physique n’était pas suffisante pour sécuriser la frontière et a demandé des moyens de surveillance supplémentaires, notamment la construction de tours d’observation et l’utilisation de drones. "Il est facile de faire une brèche dans un mur", a commenté le sénateur de l’Arizona, État frontalier du Mexique, sur la chaîne de télévision MSNBC. »
Une déclaration d’un progressisme décapant, en effet.
De l’art du portrait médiatique, ou la dépolitisation en actes
On peut émettre plusieurs hypothèses pour tenter d’expliquer le peu de rigueur – voire la désinformation – de cet épisode médiatique. Le genre même du « portrait » tout d’abord, tel que le pratiquent les médias dominants, a largement desservi l’information. De très nombreux articles ont en effet versé dans le registre de l’empathie envers l’individu John McCain, bien plus qu’ils n’ont fait l’analyse du parcours politique d’un élu républicain américain. Si le premier angle n’est pas nécessairement à bannir, ni même synonyme de mauvais traitement journalistique, il le devient dès lors qu’il oblitère l’explication des prises de position et des choix politiques du sénateur. Et ce fut le cas dans bon nombre de portraits, où les éléments intimes ont pris le pas sur la politique, pour le plus grand bonheur du « mythe McCain ». À commencer par une mise en scène voyeuriste du cancer du sénateur, intervenant souvent – et fort mal à propos – au beau milieu de considérations politiques :
Il était un monument de la politique américaine. Sénateur de l’Arizona pendant plus de 30 ans, John McCain luttait depuis l’année dernière contre un cancer. Une tumeur au cerveau qui a fini par l’emporter. « Pour être honnête, je suis une démocrate, mais je l’aime. Il prenait soin de nous, il nous écoutait », confie une Américaine sur le sillage de son cortège. Malgré la maladie, il défend ses convictions jusqu’au bout. (France 3, JT de 12/13, 26/08)
Il y a un peu plus d’un an, John McCain s’exprime devant le Sénat. Au-dessus de son œil, une cicatrice, séquelle d’une première opération d’un cancer au cerveau particulièrement agressif. Jusqu’au bout pourtant, le sénateur républicain refusera de démissionner. (LCI, 26/08)
La geste du héros McCain retiendra probablement ce pouce en bas dans l’arène du Sénat le 25 juillet 2017, quelques jours après l’annonce de sa maladie. Revenu à Washington contre l’avis des médecins juste après une chirurgie, la cicatrice au-dessus de l’arcade encore sanguinolente, John McCain avait, par son vote contre, condamné une tentative d’abrogation de l’Obamacare. (Libération, 27/08)
Quoique de manière moins flagrante que dans les tabloïds, c’est par la systématisation de ce glissement que la presse d’information politique et générale participe du phénomène de « peopolisation » de la vie politique, au grand dam de la vie des idées et de l’information sur les clivages et les rapports de force politiques.
Prenons l’exemple du Figaro, cité précédemment (27/08). Sur un portrait d’une demi-page, les lecteurs auront appris que McCain était « un homme entier et sanguin – mais aussi spontané, original et imprévisible », qu’à 94 ans, sa mère « avait fait un tour d’Europe en voiture et, comme on refusait de lui en louer une, [avait] acheté une Mercedes », que « dans la famille McCain, on n’a jamais été du genre à se laisser dicter ses décisions par les autres », que le grand-père de McCain « roulait lui-même ses cigarettes, jurait et buvait sec », que « tout petit, il exprimait sa colère en retenant sa respiration jusqu’à s’évanouir ». Autant d’informations fort utiles pour qui chercherait à cerner les positions politiques du sénateur. Et quand le journaliste du Figaro aborde des questions proprement politiques, ces dernières, reléguées au statut d’informations périphériques, n’ont au bout du compte qu’une valeur illustrative de la personnalité du sénateur :
À un collègue du Texas qui voulait amender sa proposition de loi sur l’immigration, il avait lancé : « Va te faire foutre. » « Il est instable, il s’emporte et devient tout rouge », disait le républicain du Mississipi Thad Cochran. « Si mes détracteurs m’avaient connu au lycée, ils s’émerveilleraient de la retenue et de la douceur que j’ai acquises à l’âge adulte », répondait l’intéressé.
Inutile de dire que le lecteur n’apprendra rien de consistant au sujet de cette proposition de loi sur l’immigration, pas plus que des amendements la concernant. L’aura « colérique » du sénateur, nourrie dans de très nombreux articles par la description d’une jeunesse dite « turbulente », ne sert par ailleurs qu’à renforcer le mythe de l’ « anticonformiste » et du « franc-tireur », que les journalistes construisent et entretiennent.
Si tous les médias ne maîtrisent pas l’art de la psychologie aussi bien que Le Figaro, une majorité d’entre eux accordent une place disproportionnée aux éléments biographiques et personnels. Une tendance qui ne sera que très rarement compensée par la publication, dans d’autres rubriques ou sous d’autres plumes, d’articles « complémentaires » dédiés au parcours politique du sénateur. La dépolitisation est même montée d’un cran pendant la couverture des obsèques, en particulier lorsque l’on pointe le type de « parole » ayant alors eu droit de cité dans les articles. Qu’il s’agisse d’extraits de discours prononcés par des responsables politiques ou de micro-trottoirs – nécessairement louangeurs –, les journalistes ont bien souvent pris ces témoignages pour argent comptant, en les endossant voire en les amplifiant d’une part, et sans estimer utile, d’autre part, de relayer d’autres points de vue. C’est ainsi que pour le plus grand bonheur du pluralisme, on put lire par exemple :
C’est un homme droit, courageux, intègre, parfois colérique, souvent drôle, capable de surmonter les différences et attaché aux valeurs fondamentales du pays qui a été évoqué tout au long de cette cérémonie. Elle a rassemblé des personnalités de tous horizons, plus de trois mille personnes venues célébrer la mémoire d’un homme qui tout au long de sa vie a tenté d’unir les Américains plutôt que de les diviser. (RFI, 1/09)
C’est son dernier voyage. […] [Au Congrès], il avait défendu une tradition politique de civilité et marqué la politique américaine au-delà des barrières idéologiques. […] « C’est simplement quelqu’un que nous admirons », a déclaré au quotidien local Capital Gazette Sam Smith, un employé fédéral à la retraite de 71 ans. « Il a toujours été un champion du peuple », a-t-il expliqué. (Ouest France, 2/09, à partir d’une dépêche AFP reprise également par L’Express)
… ou encore entendre, notamment à l’occasion de la toute première chronique « Géopolitique » de Pierre Haski dans le « 7/9 » de France Inter, qui nous fit (presque !) regretter son prédécesseur Bernard Guetta :
[…] ce que les Américains et le monde préfèrent honorer aujourd’hui, se résume en un mot : la décence.
Comme nous l’écrivions dans notre précédent article, « au-delà d’une simple « maladresse » journalistique, c’est bien l’amnésie dont sont régulièrement frappés les médias dominants en de telles circonstances qui interroge, ces derniers se faisant une fois encore les relais dociles de la représentation dominante d’un personnage dominant. » Ressort parmi d’autres de cette représentation dominante, la « peopolisation » du « personnage » McCain a effectivement tourné à plein régime : du commérage médiatique à l’information-spectacle, il n’y a qu’un pas… qui fut franchi par une partie de la presse quotidienne régionale et de la presse people. Le site du Dauphiné Libéré, par exemple, publie des articles uniquement constitués de diaporamas :