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Quand les allumettes servaient de touche « off » ///////// La balade incendiaire du Clodo

gepost op 12/09/18 Trefwoorden  histoire / archive 

Au début des années 1980, la région toulousaine est en effervescence, théâtre de luttes sociales diverses et radicales. Toulouse, cette ville que la junte de Franco décrivait dans les années 1960 et 1970 comme « capitale du terrorisme européen », est alors l’un des principaux foyers de la lutte anti-franquiste hors d’Espagne, servant notamment de repli stratégique aux guérilleros. Et ça ne date pas d’hier : suite à la défaite de 1939, près de 200 000 Espagnols ont transité par Toulouse lors de la Retirada, la fuite des anarchistes et autres républicains après la défaite. 20 000 d’entre eux s’y sont même installés. D’où la teinte rouge et noire imprégnant la Ville rose. « Un goût certain pour le sabotage [1] » s’y développe logiquement. Notamment chez la jeune génération, qui se nourrit des histoires des vieux anarchistes espagnols. Toulouse est également l’un des lieux de naissance du Mouvement ibérique de libération (MIL), puis des Groupes d’action révolutionnaire internationalistes (Gari), ainsi que de nombreux autres groupes anarchistes et autonomes.

« Outil préféré des dominants »

Au tournant des années 1980, ce goût pour le sabotage s’oriente vers la centrale nucléaire de Golfech, près de Toulouse, ainsi que contre les entreprises participant à sa construction. Une lutte symptomatique : la France est alors en pleine transition énergétique, avec développement de son programme nucléaire et lancement de la première centrale début 1978, Fessenheim [2]. Quant au Parti socialiste, il se fait le fervent promoteur de l’énergie nucléaire (après que Mitterrand a été élu en partie grâce à ses promesses antinucléaires).

Dans le même temps, l’informatique et l’électronique se développent à vitesse grand V, hors du cadre militaire, gagnant du terrain dans toute la société. Comme la mécanisation et l’organisation scientifique du travail avant elle, l’informatisation modifie profondément les structures de production, de contrôle et de rapport au monde. Elle reconditionne également la course à l’armement, influant sur le déroulement même de la guerre, notamment comme outil de coordination des forces. Une évolution qui ne se fait pas sans opposition : en avril 1979, un sondage de La Croix révèle que 67% des Français s’en méfient et la perçoivent comme dangereuse. Principales craintes : les dérives en matière de surveillance et les menaces sur l’emploi.

Parmi les nombreux groupes autonomes actifs à l’époque dans la région, il en est un qui porte le doux nom de Clodo : Comité pour la liquidation ou la destruction des ordinateurs. Il fait une première fois parler de lui début avril 1980, quand les locaux des entreprises Philips puis CII-Honeybul [3] partent en fumée. Celles-ci sont visées, car elles participent au processus de construction de missiles dans le domaine de l’informatique et de l’électronique. Dans un communiqué adressé à Libération, le Clodo se présente ainsi : « Nous sommes des travailleurs de l’informatique, bien placés par conséquent pour connaître les dangers actuels et futurs de l’informatique et de la télématique. L’ordinateur est l’outil préféré des dominants. Il sert à exploiter, à ficher, à contrôler, à réprimer. Demain la télématique instaurera 1984, après-demain l’homme programmé, l’homme machine. » Le groupe revendique quatre autres sabotages explosifs ou incendiaires en 1980, toujours contre des sociétés informatiques.

« Groupe de révoltés »

Le Clodo ne se définit pourtant pas comme un groupe de lutte armée. Hors de question pour ses membres de « [s’] enfermer dans un ghetto des programmes et des plateformes organisationnelles ». Il s’agit simplement d’un « groupe de révoltés comme il en existe des centaines », qui souhaite « interpeller chacun, informaticien ou non, pour que nous tous réfléchissions un peu plus au monde dans lequel nous vivons, à celui que nous créons, et de quelle façon l’informatique transforme cette société [4] ». Les actions incendiaires ne sont que la partie visible d’un travail de lutte au quotidien. À Toulouse, les années 1980-1981 sont d’ailleurs marquées par une intensification de la lutte contre le chantier de la centrale de Golfech. Peut-être est-ce pour cette raison que le Clodo ne fait plus parler de lui pendant deux ans ?

Il faut attendre fin janvier 1983 pour que le groupe se manifeste de nouveau auprès du grand public : trois charges de dynamite soufflent le centre de traitement informatique de la préfecture de Haute-Garonne, occasionnant 30 millions de francs de dégâts. La police procède dans la journée à une perquisition de la radio libre Canal Sud, pensant avoir enfin mis la main sur les membres du groupe [5]. Les animateurs, qui préparaient justement une émission sur les fichiers informatiques, seront finalement libérés. Deux nouvelles attaques incendiaires constituent les dernières actions revendiquées du groupe, fin 1983. Malgré de longues enquêtes policières, personne ne sera jamais identifié et inculpé pour les actions du Clodo.

Juste « un tas de ferraille »

L’ère d’Internet et des smartphones est alors encore assez lointaine, mais déjà le Clodo livre une analyse clairvoyante de l’informatisation de la vie quotidienne et des conséquences pour la restructuration du capitalisme. Le groupe souligne que « progrès » et développement technologique ne sont pas neutres et immanents, mais guidés par des intérêts. Si la plupart des technologies peuvent parfois être détournées à des fins subversives ou émancipatrices, leur développement et leur production dépendent toujours des valeurs dominantes et des dynamiques à l’œuvre dans la société. Lesquelles déterminent la direction dans laquelle s’orientent les recherches et le progrès. Si la technologie informatique a d’abord été développée à des fins militaires, comme le nucléaire, elle a été intégrée au champ de l’économie et du développement du capitalisme une fois qu’elle pouvait être exploitée et rentabilisée. « Il faut bien que la vérité de cette informatisation soit parfois démasquée, écrivait le Clodo, qu’il soit dit qu’un ordinateur n’est qu’un tas de ferraille qui ne sert qu’à ce que l’on veut qu’il serve, que dans notre monde il n’est qu’un outil de plus, particulièrement performant, au service des dominants [...] : mise en fiches, surveillance par badges et cartes, instrument de profit maximalisé pour les patrons et de paupérisation accélérée pour les rejetés. »

Aujourd’hui, presque quarante ans plus tard, les nouvelles générations sont nées dans un monde où Internet règne en maître. Quatre des six personnes les plus riches du monde ont bâti leur fortune sur l’informatique et les télécoms. Les drones de guerre sont pilotés par ordinateur. Trois milliards de téléphones « intelligents » rendent leurs propriétaires – volontairement – localisables, écoutables et gérables en permanence. En France, plus d’une personne sur deux se dit incapable de s’en passer, voyant parfois l’objet comme « un prolongement du bras ». Un nouveau mot en est né : la « nomophobie » ou « no-mobile-phobia ».

Un groupe comme le Clodo a de nos jours des airs extraterrestres. Il est pourtant difficile de nier sa clairvoyance. Laissons-lui le dernier mot : « Nous considérons que notre lutte est globale. […] Dans l’ensemble, les ordinateurs sont toujours utilisés par les mêmes gens pour les mêmes choses. Il n’y a donc pas de raison de ne pas continuer dans la même direction. Avec plus d’imagination, et à notre rythme, même si le résultat est moins spectaculaire que nos actions précédentes. »

Ndlr : Pour une étude plus détaillée de l’histoire du Clodo, voir le recueil Les Luddites en France publié en 2010 par l’Echappée. Et notamment le texte de Célia Izoard, « L’informatisation, entre mises à feu et résignation ».


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