Pourquoi cette brochure ? Pour servir de source d’inspiration à une fédération nationale antiraciste et luttant contre les violences policières, fédération créée à l’initiative des anarchistes — ou qui leur serait au moins largement associée. Pour créer une coalition entre les anarchistes et les organisations noires révolutionnaires, comme le nouveau mouvement Black Panther Party des années 1990. Pour susciter un nouveau ferment révolutionnaire au sein des bien moroses organisations afro-américaines comme des autres communautés opprimées, où l’anarchisme n’est qu’une curiosité, ou à peine. Si un révolutionnaire libertaire sérieux et respecté exprimait ce type d’idées, me dis-je, elles seraient davantage susceptibles d’être entendues que si elles émanent d’un anarchiste blanc, aussi motivé soit-il. Je crois que j’ai raison là-dessus. Voici donc pourquoi je suis un anarchiste. Dans les années 1960, j’ai fait partie d’un certain nombre de mouvements révolutionnaires noirs, y compris le Black Panther Party, dont je pense qu’il a pour partie échoué en raison du leadership autoritaire instauré par Huey P. Newton, Bobby Seale et quelques autres membres du Comité central. Il ne s’agit pas là d’accusations personnelles. Bien des erreurs ont été commises parce que les dirigeants nationaux se sont révélés trop éloignés des différentes branches du Parti dans les villes du pays — et, partant, tombèrent dans le « commandisme » ou le travail forcé. De nombreuses contradictions ont également vu le jour du fait de la structure marxiste-léniniste de l’organisation. Il n’y avait pas beaucoup de démocratie interne : lorsque des contradictions sont apparues, c’était les leaders qui décidaient de la façon de les résoudre, et non les membres. Les purges sont devenues monnaie courante et bien des bonnes personnes ont été expulsées du groupe, simplement parce qu’elles en contestaient le leadership.
[…] J’ai aussi commencé à repenser l’ensemble du processus quand, après avoir été contraint de quitter les États-Unis, je me suis rendu à Cuba, en Tchécoslovaquie et dans d’autres pays du « bloc socialiste », comme on l’appelait alors. Ces pays étaient pour l’essentiel des États policiers, même si l’on tient compte des nombreuses réformes importantes et des avancées significatives au regard de ce qui existait auparavant qu’ils ont pu apporter à leurs peuples. J’ai également pu constater que le racisme existait dans ces pays, sans parler du déni des droits démocratiques fondamentaux et de la pauvreté — à une échelle que je n’aurais pas crue possible. J’ai vu aussi beaucoup de corruption de la part des dirigeants du Parti communiste et des administrateurs de l’État, tout bien nantis qu’ils fussent, alors que les travailleurs étaient réduits à la condition d’esclaves salariés. Je me suis dit « Il doit y avoir un meilleur moyen ! » C’est l’anarchisme ! J’avais commencé à lire à son propos lorsque j’ai été capturé en Allemagne de l’Est, et en ai entendu davantage durant mon incarcération aux États-Unis.
La prison est un lieu où l’on songe continuellement à son passé, où l’on examine des idées nouvelles ou contraires à ce que l’on croyait ; je me suis mis à repenser à ce que j’avais vu au sein du mouvement noir, à l’argot à Cuba, à mon arrestation puis à mon évasion en Tchécoslovaquie, et à mon arrestation définitive en Allemagne de l’Est. Je me suis repassé le film encore et encore dans ma tête. J’ai été initié à l’anarchisme en 1969, immédiatement après avoir été extradé aux États-Unis et incarcéré dans la prison fédérale de New York, où j’ai rencontré Martin Sostre. Sostre m’a parlé de la façon de survivre en prison, de l’importance de la lutte pour les droits des prisonniers, et de l’anarchisme. Ce petit cours d’anarchisme n’a cependant pas porté ses fruits : je respectais beaucoup Sostre, à titre personnel, mais ne comprenais pas les concepts théoriques. Finalement, vers 1973, après environ trois ans d’emprisonnement, j’ai commencé à recevoir de la littérature anarchiste et à correspondre avec des libertaires qui avaient entendu parler de mon cas. Ma lente métamorphose vers un anarchiste invétéré s’est ainsi opérée — il me fallut quelques années encore pour le devenir pleinement. À la fin des années 1970, j’ai été adopté par l’Anarchist Black Cross d’Angleterre et par une organisation hollandaise du nom de HAPOTOC, qui a mis en œuvre une campagne capitale pour ma défense, incitant des gens du monde entier à écrire au gouvernement américain afin d’exiger ma libération.
J’ai écrit une série d’articles pour la presse anarchiste. J’étais membre de la Fédération anarchiste révolutionnaire sociale, de l’Industrial Workers of the World et d’un certain nombre d’autres groupes anarchistes aux États-Unis et dans le monde. Mais j’en suis venu à me décourager, en raison de l’échec du mouvement anarchiste à lutter contre la suprématie blanche et de ses carences en matière de lutte des classes.
En 1979, j’ai donc écrit un pamphlet, intitulé L’Anarchisme et la Révolution noire, pour servir de guide dans la discussion de ces questions au sein de notre mouvement.
En 1983, j’ai été libéré de prison, après quinze ans de détention. Cette brochure avait influencé un certain nombre d’anarchistes qui s’opposaient au racisme et aspiraient tout autant à une approche plus axée sur la lutte de classes. Mais je m’étais alors éloigné du mouvement anarchiste, écœuré.
Ce n’est qu’en 1992, alors que je travaillais en tant qu’organisateur communautaire antiraciste dans ma ville natale de Chattanooga, dans le Tennessee, que je suis tombé sur un anarchiste nommé John Johnson. Il m’a donné un numéro du journal Love and Rage ; à la suite de quoi j’ai contacté Chris Day, dudit journal, ainsi que ses camarades de la Workers’ Solidarity Alliance à New York. Le reste, comme on dit, appartient à l’Histoire. Je suis revenu avec une revanche à prendre qui ne m’a pas quitté.
Tous les anarchistes ne croient pas aux mêmes choses. Il existe des différences entre eux, mais il y a assez d’espace pour qu’elles puissent coexister et être respectées. Je ne sais pas ce que les autres croient ; je sais seulement ce en quoi je crois, et je vais l’énoncer simplement mais de manière exhaustive. Je crois en la libération des Noirs : je suis donc un révolutionnaire noir. Je crois que les Noirs sont opprimés à la fois comme travailleurs et comme nationalité distincte, et ne seront libérés que par une révolution noire, partie intrinsèque d’une révolution sociale. Je crois que les Noirs et les autres nationalités opprimées doivent avoir leur propre agenda, leur vision du monde spécifique et leurs organisations de lutte, même s’ils peuvent décider d’œuvrer avec tous les travailleurs. Je crois en la destruction du système capitaliste mondial, je suis donc un anti-impérialiste : tant que le capitalisme existera sur cette planète, il y aura de l’exploitation, de l’oppression et des États-nations. Le capitalisme est responsable des grandes guerres mondiales, de nombreux conflits régionaux et des millions de personnes qui meurent de faim pour le profit des pays occidentaux riches.
Je crois en la justice raciale, je suis donc un antiraciste : le système capitaliste est le fruit de l’esclavage et de l’oppression coloniale du peuple africain et se maintient à ses dépens — avant toute révolution sociale, la suprématie blanche devra être vaincue.
Je crois aussi que les Africains d’Amérique sont colonisés, des colonisés internes aux États-Unis, la mère-patrie blanche.
Je crois que les travailleurs blancs doivent abandonner leur statut privilégié, leur « identité blanche », et soutenir les travailleurs opprimés dans leurs luttes pour l’égalité et la libération nationale. La liberté ne peut être gagnée en asservissant et en exploitant les autres.
Je crois en la justice sociale et à l’égalité économique : je suis donc un socialiste libertaire.
Je crois que la société et tous les pans responsables de la production devraient partager le produit économique du travail. Je ne crois ni au capitalisme, ni à l’État ; je crois que tous deux devraient être renversés et abolis. Je suis d’accord avec la critique économique du marxisme, mais pas avec son modèle d’organisation politique. Je suis d’accord avec la critique anti-autoritaire de l’anarchisme, mais pas avec son rejet de la lutte des classes.
Je crois au contrôle des travailleurs sur la société et l’industrie : je suis donc un anarcho-syndicaliste. Le syndicalisme anarchiste est un syndicalisme révolutionnaire, où des tactiques d’action directe sont déployées afin de combattre le capitalisme et de prendre le contrôle de l’industrie.
Je crois que les comités de travailleurs d’usine et les organisations syndicales devraient être investis comme lieux de travail pour arracher le contrôle des mains des capitalistes par une campagne d’action directe de sabotage, de grèves, d’occupations d’usine, et d’autres actions encore.
Je ne crois pas au gouvernement : je suis donc un anarchiste.
Je crois que le gouvernement est l’une des pires formes d’oppression moderne et qu’il est à l’origine de la guerre et de l’oppression économique : il doit être renversé. L’anarchisme signifie que nous aurons davantage de démocratie, d’égalité sociale et de prospérité économique.
Extrait de Anarchism and the Black Revolution (1993) — traduit de l’anglais par Ballast.