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Coloniser - Exterminer

gepost op 02/01/18 door Nedjma Abdelfettah Lalmi Trefwoorden  solidarité  antifa  Peuples natifs 

A propos du livre d’Olivier Le Cour Grandmaison, "Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial".

Quand un politologue déboule dans le champ de l’histoire, qui plus est dans celui de l’histoire coloniale d’autant plus « délicate » qu’elle concerne ce morceau de « nous-mêmes » qu’a été l’Algérie pour la France ; que ce politologue s’est armé d’une volonté toute « barbare » d’en découdre avec les frontières disciplinaires et chronologiques ; eh bien, l’intrusion peut causer des désordres certes, mais dans le cas de Coloniser. Exterminer, ces désordres sont pour l’essentiel plutôt salutaires à notre sens.

Tant pis, si on peut estimer inconvenant, irrespectueux de la part de Le Cour Grandmaison de faire si peu cas des spécialistes et de leur préférer la compagnie de Foucault, Koselleck, Elias, Paxton et autres auteurs dont le terrain a été ou est l’Europe, ou ce qu’on appelle l’Occident. Le fait est que ça lui permet de mener une analyse de la colonisation et du colonialisme outillée différemment et de relier l’histoire coloniale à l’histoire du monde dont elle est en général amputée : celui des puissances coloniales européennes où est né cet insatiable mouvement d’expansion.

Certes, Le Cour Grandmaison n’est ni le premier, ni le seul à tenter de reconstituer certaines parties de l’écheveau de relations entre les centres des empires et leurs dépendances, ces dernières années. Mais son audace est de chercher à mettre des passerelles là où la rigidité des découpages entre spécialités, entre aires géographiques et culturelles ou entre époques d’une part, la rigidité de positionnements politiques obstinés et frileux d’autre part, refuseraient d’en admettre la simple évocation ou le principe de la mise en débat : ainsi en est-il, par exemple, des passerelles entre « violences » coloniales, « violences » sociopolitiques européennes et « violences » totalitaires nazies, que le livre s’emploie à re-constituer.

Consacré essentiellement à la conquête et à la colonisation de l’Algérie, axé surtout sur le xixe siècle, comme lieu et âge des origines, Coloniser. Exterminer, restitue l’histoire de ce grand laboratoire que l’auteur regarde comme un exceptionnel « champ d’expériences », au sens de R. Koselleck, où sont conçues ou systématisées des techniques relativement inédites de guerre, de répression et d’administration fondées, justifiées et légitimées par un corps de représentations du vaincu, de l’« indigène », de l’« Arabe » féroce. Cet ennemi traité en ennemi « non conventionnel », dont l’inévitable et plutôt prévisible résistance à la dépossession est perçue comme une preuve de sa « barbarie » ou de sa « mal-civilisation », autorise l’installation de la « guerre totale », du « tout est permis », de l’« état d’exception permanent » : sous la forme de razzias, d’enfumades, d’incitations aux mutilations collectives, d’usage des corps morts ou vifs dans des marchés incroyables (vente d’oreilles considérées comme trophées, usage des squelettes dans l’industrie du sucre à Marseille…), d’une systématisation des exécutions sommaires, des internements administratifs, d’une installation permanente de juridictions d’exception…

Le laboratoire, loin de s’adonner à des expérimentations secrètes, est le lieu et l’objet de débats publics. Non seulement peu de réprobations s’expriment, mais l’Algérie devient assez vite et reste un tremplin exceptionnel pour de brillantes carrières politiques ou militaires. La question même de l’« extermination » des « indigènes », ou au moins de leur « refoulement » vers le Sahara, et de leur remplacement par une « main-d’œuvre » noire ou chinoise garantissant la réussite de la colonisation, est débattue publiquement. « Biopolitique » sous la forme de « thanatopolitique » ou de bouleversement de la « carte raciale » en Algérie sont l’objet de plans ou de projets, dont les auteurs, à l’exemple du républicain et même féministe docteur Bodichon, de triste mémoire, sont loin d’être des marginaux sans audience, comme le montre l’auteur avec insistance. L’exemple américain est là pour conforter le « darwinisme ambiant » qui regarde comme inéluctable l’extinction agie ou naturelle des « races inférieures » lorsqu’elles rentrent en contact avec « les races supérieures ».

Le livre de Le Cour Grandmaison vient rappeler les effets désastreux de la conquête, pour les colonisés, soulignant par exemple la dépopulation qui frappe l’Algérie, où les pertes tournent autour du million entre 1830 et 1872 ; la désurbanisation, relevant les instructions données dans le sens de la destruction systématique des villes et villages qui pouvaient servir de points d’appui à la résistance… Cependant, il montre aussi le mouvement d’importation et d’exportation de toutes les pratiques répressives vers les autres colonies, mais aussi vers la métropole. Bien entendu, il revient sur le rôle joué par les grands hommes de la « Coloniale » contre la « Sociale », par les grands noms de l’armée d’Afrique (Bugeaud, Cavaignac, Saint-Arnaud, Bedeau, Négrier et autres) dans les répressions de 1848 ou de la Commune contre « les Bédouins de la métropole » racisés à leur tour. Il rappelle, pour une période plus tardive, la circulation avec les idées et les techniques, celle des hommes qui les créent ou les mettent en œuvre, à l’exemple de Marcel Peyrouton et de Joseph Barthélémy, dont il montre le rôle central dans la politique antijuive de Vichy.

Il soutient enfin que des violences comme celles du 8 mai 1945 ou celles de la guerre d’indépendance algérienne ne sont pas à classer au rang d’« embardées liées au contexte particulier de la guerre », mais comme les effets d’une continuité dans la « brutalisation » de la lutte contre ceux qui doivent rester des « assujettis permanents ».

Mais s’il souligne la continuité entre monarchie, républiques et empire, les faits lui imposent de s’arrêter plus longuement sur une IIIe République, qui non seulement assume totalement la poursuite de la course à l’empire en rivalité avec la « race anglo-saxonne », mais donne naissance à un système régi par un « racisme d’État » ; puis plus brièvement sur une IVe et une Ve République qui reprennent à leur compte « la guerre totale » jusqu’au bout.

Les longues pages où sont analysés les perceptions et les discours des Tocqueville, Beaumont, Hugo, Lamartine, Marx, Engels et bien d’autres, malgré les préventions de ceux qui sont vus comme des « philanthropes » naïfs, nous aident à mieux comprendre la banalité pour ces grands esprits de la nécessité de coloniser, de procéder à l’« écoulement » des « classes dangereuses » et d’acquérir un « Lebensraum » suffisant en en acceptant le prix, celui de la disparition des « races inférieures », condition nécessaire au progrès de ceux qui ont su acquérir des instruments plus performants de domination de la nature.

En ces temps de confusion extrême où, sous peine d’être désigné comme responsable des désordres dans les banlieues et bahuts, l’historien est officiellement sommé d’instruire sa société sur l’« œuvre positive » anciennement dénommée « œuvre civilisatrice » de la France dans les colonies, sans que le besoin de s’interroger sur les opinions de ceux qui en ont « subi » les bienfaits soit ressenti, un livre tel que Coloniser. Exterminer a le mérite de rafraîchir les mémoires. On en sort à la fois mal à l’aise et libéré. Les « douleurs » des colonisés, considérées au mieux comme des « excès » d’un système « complexe », acquièrent le statut d’objets respectables.

http://journals.openedition.org/etudesafricaines/5799


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